A François Lurçat (1927-2012), lecteur passionné de Philippe Jaccottet.
Tout sauver par un verbe le plus exactement pur*
* Ce titre est la réponse de Jean Follain à la question : “Mais quelle est la raison de vivre du poète ?”
“Quand on quitte la périphérie pour se rapprocher du centre, on se sent plus calme, plus assuré, moins inquiet de disparaître, ou de vivre en vain. Ces “ouvertures” proposées au regard intérieur apparaissaient ainsi convergentes, tels les rayons d’une sphère ; elles désignaient par intermittences, mais avec obstination, un noyau comme immobile. Se tourner vers cela, ce devait être appréhender l’immémoriale haleine divine (en dehors de toute référence à une morale ou à une religion) ; et, du même coup, rester fidèle à la poésie qui semble en être une des émanations.”
Philippe Jaccottet (“Paysages avec figures absentes”)
“A Oréanda ils s’étaient assis sur un banc non loin de l’église, ils contemplaient la mer en gardant le silence. Yalta était à peine visible à travers la brume du matin, le faîte des montagnes était couvert de nuages blancs immobiles. Pas une feuille ne bougeait, on entendait le chant des cigales et le bruit sourd et monotone de la mer parlait du repos, du sommeil éternel qui nous attend. La même rumeur s’élevait de la mer alors que ni Yalta ni Oréanda n’existaient ; elle s’élève aujourd’hui et s’élèvera, aussi indifférente et monotone, lorsque nous ne serons plus. Et c’est dans cette permanence des choses, dans cette totale indifférence à l’égard de la vie et de la mort de chacun de nous que réside peut-être le gage de notre salut éternel, du mouvement ininterrompu de la vie sur notre globe, d’un perfectionnement continu.”
Anton Tchekhov (”La dame au petit chien”)
Je ne connaissais Philippe Jaccottet que par ses traductions ; son nom s’inscrivait en petits caractères sous celui de Friedrich Hölderlin ou de Robert Musil. Lors d’un bref séjour à Toulouse, alors que je furetais dans la librairie Ombres Blanches, je retrouvai ce nom sur une bonne douzaine d’ouvrages, tous rangés au rayon “Poésie”. En les feuilletant, je pressentis une grande rencontre. Les titres étaient déjà une promesse : “La promenade sous les arbres” ou “Pensées sous les nuages”. Je me décidai pour “Paysages avec figures absentes” et “Éléments d’un songe”. J’y relevai le nom de Gustave Roud, Gustave Roud dont je n’avais pas oublié la considération suivante : “Ma mémoire est folle, mais elle seule maintient encore ce je disparate, elle seule confronte hors du temps ceux que je fus.” Et je m’épris d’emblée de l’homme du Haut-Jorat.
J’ai commencé la lecture de “Paysages avec figures absentes” à l’occasion d’une halte dans le Val d’Aran, assis au bord d’un cours d’eau pur et rapide. Nous sommes nés et façonnés pour l’émerveillement, affirme Philippe Jaccottet. Cette certitude conduite par les pouvoirs de l’attention – cette tension vers un sacré sans dieux (ou Dieu) ni transcendance – on la retrouve chez Jean Grenier qui écrit : “Et lorsque lentement sonnaient les coups de midi et que tonnait le canon du fort Saint-Elme, un sentiment de plénitude, non pas un sentiment de bonheur, mais un sentiment de présence réelle et totale, comme si toutes les fissures de l’être étaient bouchées, s’emparait de moi et de tout ce qui était autour de moi. De tous côtés affluaient des torrents de lumière et de joie qui de vasque en vasque tombaient pour se figer dans un océan sans bords. En ce moment (le seul), je m’acceptais par la seule adhésion de mes pieds au sol, de mes yeux à la lumière.” Ce sentiment de plénitude – une présence réelle et totale – s’apparente aux “cadeaux” que Philippe Jaccottet s’efforce de débarrasser de tous leurs attributs religieux, mythologiques ou symboliques car ils menacent notre regard et notre esprit.
Dès les premières pages, comme s’il redoutait la méprise du lecteur, Philippe Jaccottet précise que l’hiver est une saison pour les anges, “à condition d’oublier les fades images à quoi les religions en vieillissant les rabaissent (petites créatures roses, joufflues, ou fantômes sans nerf)”. Et il réitère de telles mises en garde. Aux environs de Grignan, alors qu’il écoute la voix méditerranéenne d’un lieu qui l’incline vers la Grèce et l’Antiquité, il se reprend et, lentement, avec une énergie assurée, il repousse l’Histoire et ses repères qui contrarient la voix d’un site et sa lumière. Il repousse l’image de la Grèce pour “ne plus laisser présents que l’Origine, le Fond : puis écarter aussi ces mots ; et enfin, revenir à l’herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd’hui dans l’air, et demain aura disparu.”
Les religions et les mythologies ne seraient-elles que des écrans qui nous ferment aux choses et aux espaces, à l’Espace. La tâche du poète est d’abord un patient travail d’exfoliation. Il lui faut débarrasser le monde des symboles qui semblent agir par phagocytose, il lui faut se porter au-delà des symboles, bien trop commodes et réducteurs : quitter la périphérie pour se rapprocher du centre, de la magique et douloureuse profondeur du Temps – le Temps, la Poésie.
Le Val d’Aran et ses hautes cascades. L’Aragon, le soleil couchant sur un village laissé en ruine depuis la Guerre Civile d’Espagne. Des clochers de briques comme rongés par l’acide, Belchite. On s’y est battu au corps à corps. Combien sont morts enfouis ici ? Assis sur un monticule fait de torchis et de morceaux de briques et de tuiles, je poursuis ma lecture : “Peut-être même était-ce parce qu’il n’y avait plus en eux de marques évidentes du Divin que celui-ci y parlait encore avec tant de persévérance et de pureté… mais sans bruit”, une remarque qui me donne autant à penser que celle de Nicolas Berdiaev : “Dieu n’est en rien semblable à l’idée qu’on s’en fait, absolument en rien.”
L’œuvre de Philippe Jaccottet est une célébration de l’immédiat. L’immédiat : “C’est à cela décidément que je m’en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute…” L’immédiat, il le célèbre au Nord comme au Sud, dans la brume comme au soleil. L’immédiat, ce plein (ce manque aussi), la Méditerranée et ses rivages nous l’offrent et n’exigent en retour que notre silence ou rien. L’immédiat nous met sur le chemin du centre, il est le centre : “Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête”.
En Grèce, les petites chapelles de silence et de fraîcheur savent accueillir le corps en sueur du voyageur qui aimerait s’allonger sur leur dallage. Ces cierges de cire pure, il les triture pour mieux se pénétrer de leur parfum. Lorsque viendront les vapeurs de l’encens et les psaumes, il aura déjà repris sa route avec dans son sac “Hyperion oder Der Emerit in Griechenland”. Il s’arrêtera à toutes les fontaines pour en lire un passage et se désaltérer.
Aragon. Des champs de blé aux limites souples contournent de fines dénivellations rocheuses. Vers Teruel, des peupleraies et des champs de maïs le long de la route. Halte. Un cimetière là-bas, à l’angle d’un carrefour, ses alvéoles qui attendent des défunts et où pour l’heure roucoulent des pigeons.
L’immédiat, le tout à fait simple, laisser venir, laisser aller. Il y a dans toute cette poésie un silencieux appel à l’abandon qui nous préviendra du danger de l’image et ses dérives. Ce que l’on croyait savoir se dérobe et c’est bien ainsi. Les rapprochements et les images les mieux appropriés doivent être rejetés car c’est cela… et pourtant c’est différent… L’image et ce qu’elle suggère nous ôte à la chose, insidieusement, la chose qui est “étang” et non “miroir”, “écume” et non “lingerie”. Nous assistons à la poésie qui se fait, énonce ses doutes, non pour compliquer comme à plaisir mais par refus de s’engager “dans le labyrinthe cérébral d’où l’on ne ressort jamais que mutilé”.
Celui qui écrit semble se laisser glisser entraînant à sa suite celui qui le lit. Mais bientôt celui qui écrit tape du poing : “Ce n’est pas du tout cela ! L’image cache le réel, distrait le regard…” Le lecteur sursaute alors, l’exigence est claire : il faut seulement dire les choses, seulement les situer, seulement les laisser paraître. Il faut toucher à l’immédiateté, toucher ce centre où beauté et vérité fusionnent. Le poète exhorte son lecteur à l’abandon : qu’il laisse venir à lui les mots, qu’il se laisse saisir par eux ! C’est d’abord le compliqué qui vient. Le simple est éloigné. Aurions-nous cessé de le mériter ? Serions-nous devenus incapables de tracer une ligne sans ornements et sans détours ? Saurons-nous retrouver le mot d’avant la Faute, d’avant les religions ? Un serpent glisse, et dans le regard de la femme pure, celle qui ne connaît pas l’histoire du Paradis terrestre, il n’y a pas danger, faute, mensonge, mais rien qu’un éclair paresseux, une eau lente.
Les scoptes (скопцы), membres d’une secte chrétienne, pratiquaient la mutilation : pour ces sectaires russes, après l’expulsion du Jardin d’Éden, Adam et Ève avaient greffé sur leurs corps les moitiés du fruit défendu formant ainsi les testicules et les seins, ce qui explique que certains de leurs membres s’infligeaient la castration (totale ou partielle) tandis que certaines femmes s’infligeaient l’ablation des seins. On voit à quels dévoiements la religion peut conduire…
Peupleraies et champs de maïs le long de la route. Teruel au loin et, au-delà, un cañon rosi et rougi par le crépuscule… L’Espagne et ses étendues me disent le Colorado, le Nouveau-Mexique, la pampa argentine et, dans cette province d’Almería, l’Afrique du Nord.
Il y a les Voix, les Invisibles, les Absents qui, nommés, se font Présence. Partout des signes muets. Les religions déclarées se veulent trop éloquentes, elles recrutent. Les ennemis d’hier se rapprochent parce que tous sont pareillement menacés. L’œcuménisme n’est peut-être destiné qu’à pallier à la désaffection des peuples et des nations à l’égard les religions.
La poésie et ses voix sont si fragiles, si discrètes. Le poète ne bénéficie, lui, de l’appui d’aucune communauté, d’où sa faiblesse mais aussi la vérité de sa voix. Il ne semble pas influer sur le destin des sociétés et sur l’Histoire, et pourtant… Le poète est sans doute le plus religieux des hommes. Sa religion est sans doctrine. Il saura “frôler” le symbolisme religieux et le décaler : ce sont des moutons qui reçoivent “sur leur front étroit (…) l’huile sainte du crépuscule, l’onction solaire”, c’est la lumière dans ce portrait présumé de pasteur par Rembrandt “qui n’éclaire ni le grand livre ni le visage (dans le calice évasé du col), mais qui en émane comme si l’un et l’autre étaient des lampes”. Philippe Jaccottet va jusqu’à poser cette belle question : “Cet enclos de murs effrités où poussent des chênes, que traverse quelquefois un lapin sauvage ou une perdrix, ne serait-ce pas notre église ?” Et il ajoute : “Nous y entrons plus volontiers que dans les autres, où l’air manque et où, loin de nous enflammer, l’on nous sermonne.”
Un souci constant porte Philippe Jaccottet vers les choses qu’il allège des surcharges que savent y mettre l’histoire (la culture) et les religions (la puissance forcenée de leurs symboles). Le plus simple s’est fait le plus difficilement accessible. Philippe Jaccottet s’efforce de pénétrer ce volume infini, l’immédiat en lequel se résorbent les dualismes et les dichotomies, l’immédiat en lequel l’homme écartelé, déchiré, épars, se reconstitue.
Murcia et ses champs d’orangers. Bientôt l’Andalousie et Mojácar, de moins en moins d’arbres et de cultures, des rêves d’eau et de verres emperlés.
La poésie s’immerge dans le corps du monde – des rencontres –, elle y participe, elle en participe. La poésie est totalité. Religieuse, elle fuit les religions toujours réductrices et accapareuses. La poésie accueille. La religion médite mais, croyant s’ouvrir, elle se ferme et impose ses conditions.
Le Christ de Friedrich Hölderlin n’est pas le Crucifié qui rachète le péché, le Christ de la Révélation. Les anges de Rainer Maria Rilke ne sont pas ceux du Nouveau Testament.
Les vestiges du passé, Philippe Jaccottet y revient en poète. Il les inclut dans une vision qui lui ouvre un instant les portes du Temps, comme à San Clemente où il nous fait descendre du Baroque à l’autel de Mithra sous lequel coulent peut-être des égouts… Je n’ai pu m’empêcher de penser à “Roma” de Federico Fellini.
Philippe Jaccottet rapporte qu’on a employé l’expression théologie négative pour rendre compte d’un de ses livres. C’est peut-être élogieux mais cette belle expression manque tout de même de sobriété. Qu’y ajouter ? Nous ne pouvons que murmurer que la poésie pourrait bien être le meilleur du religieux, le religieux hors des religions dont les dogmes n’ont jamais fait que nous éloigner du centre pour nous maintenir dans les turbulences de la périphérie. La poésie est ouverture, la Porte du Centre, le Proche Insaisissable. L’inconnu est à la source de notre être – la poésie ne boit-elle pas à cette source ? – et cet inconnu ne saura jamais se satisfaire d’aucun des noms dont l’Histoire l’a habillé, l’a travesti. L’incompréhensibilité est promesse et sauvegarde.
A l’image du frère et de la sœur (Ulrich et Agathe dans “L’Homme sans qualités” de Robert Musil), la poésie rêve l’autre état, cette réalité antérieure à toute religion. La poésie n’est-elle pas une trouée à travers les religions vers le religieux, vers le feu de la mystique qu’une piété aux visions édulcorées a éteint ?
S’il faut parler de Dieu aujourd’hui, que ce soit comme les prophètes. Mais l’aube des grandes religions est bien loin ! L’amour de l’homme et de la femme est aussi menacé que les religions. La question de la femme à l’homme dans “A la longue plainte de la mer, un feu répond”, le croyant peut se la poser : “Avons-nous vraiment perdu ce feu ?” La femme est là, en retrait, silencieuse, et son silence efface les paroles du pasteur. Elle interroge le monde, c’est elle qui nous guide et elle n’empruntera pas le chemin des images “où trop aisément l’objet évoqué efface l’objet à saisir”. La femme ne se situerait-elle pas d’emblée au-dessus des discours de l’homme ? Elle les accueille avec une distraction ensommeillée en laquelle se fondent aussi les formes et les mouvements de l’espace. Sans qu’elle le sache, des énergies la traversent et s’augmentent. On aimerait que les femmes de Philippe Jaccottet soient plus efficaces, davantage symboles, mais elles seraient alors moins réelles. On rêve la femme tour à tour Pamina conduisant Tamino ou Hermione dans “Der Steppenwolf”, un livre qui renvoie à Mozart comme Hermann Hesse le signale dans une lettre de 1930. La femme serait-elle plus proche du commencement, plus ouverte à lui, plus inquiète de lui, le commencement et ses flamboiements qui meurent en règles et en dogmes ?
L’immédiat (”Paysages avec figures absentes”) et le cela (”Poursuite” dans “Éléments d’un songe”) se répondent. Cela : “Quelque chose qui a été appelé Dieu depuis toujours” mais qui refuse tous les noms que lui ont donnés les religions (Yahvé, le Christ, Allah…), les philosophies ou les puissances laïques. Et ces émergences ne sont pas ivresse ou désordre mais bien ordre, “l’ordre qui chante dans les proportions et la convenance”, “une géométrie indéchiffrable et très puissante”. Souvenons-nous de la discrète jubilation du poète devant un tableau de Poussin. L’espace qui féconde le poème – l’espace même de la poésie – est celui d’un “infini architecturé” et non celui de l’informe illimité. Les prophètes et Saint Jean de l’Apocalypse devaient eux aussi interroger cet infini.
Qu’est-ce que la poésie et que peut-elle ? demande Philippe Jaccottet. “La meilleure réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que nous ne cessons de nous poser, est l’absence de réponse du poème.” Il poursuit : “Il n’est pas de réponse qui puisse abolir la question (…) Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme poésie (…) une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer et l’anéantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que terrible…” Philippe Jaccottet est trop intègre pour que nous puissions voir dans cette déclaration une échappatoire. C’est tout le monologue-dialogue clôturant “Poursuite” qu’il faut lire et relire, il constitue la réflexion la plus pertinente qui soit sur la poésie.
Dieu n’a à présent ni nom ni visage. Dieu s’est fait l’Insaisissable (le Silencieux). Peut-être sommes-nous parvenus en ce point où plus aucun des visages de Dieu entrevus jusqu’alors n’agit. Cette absence de nom (le Sans nom), de visage, le retrait de toutes les formes de cultes, la faille qui traverse aujourd’hui tous les systèmes, tout cela n’indique-t-il pas un sens ? Philippe Jaccottet ne cesse de confirmer l’énorme affirmation de Nicolas Berdiaev : “Dieu n’est en rien semblable à l’idée qu’on s’en fait, absolument en rien.”
Les interrogations de Philippe Jaccottet procèdent du corps même de la poésie. Il dit : je ne suis pas plus théologien que je n’ai la foi du charbonnier, je suis un poète. Que puis-je faire de Lui sinon rester fidèle à ce que je suis et ne pas forcer ma voix ? Que puis-je “sinon découvrir, inventer – essayer d’inventer – ne fût-ce que fragmentairement, imparfaitement, le chant de l’absence qui n’en est pas une…” ?
Le centre c’est également la perte de tous les noms, de toutes les images. Philippe Jaccottet poursuit dans un mouvement qui lui est propre, comme une figure dansée qui lierait les points opposés d’un espace donné : “Peut-être avais-je entr’aperçu leur source à tous (les noms) et à toutes (les images), et pourrais-je désormais plus librement, plus joyeusement, insolemment, triomphalement, en lâcher à nouveau au-dessus de ma courte vie l’innombrable essaim.” Puis le poète revient aux choses, il leur demande un appui, comme s’il craignait de se perdre dans sa propre incertitude ou, plutôt, comme s’il craignait qu’elle ne perde de sa vigueur dans ce que je nommerais très prosaïquement l’abstrait. Car rien n’est abstrait en poésie. La poésie contient la philosophie, elle la dépasse. Le poète contemple “une fleur apparue entre les dalles disjointes, où même moins encore”. Il contemple ces choses qui ne sont ni “beautés naturelles”, ni images, ni symboles ou prétextes, mais points d’appui sur lesquels recentrer la dynamique de l’incertitude et des interrogations, aviver “le souffle douloureux et fabuleux qui nous porte inlassablement au-delà du manque et de la faute”.
Que resterait-il de la masse des écrits religieux si l’on en extrayait les mièvreries, les commentaires sur le sexe des anges, les complications théologiques, les anathèmes et j’en passe, que resterait-il ? Le Livre d’abord – la Bible qui est poésie – et quelques écrits, des poèmes pour la plupart, parmi lesquels ceux de saint Jean de la Croix, une voix qui se saisit de Philippe Jaccottet dans une église de Majorque, “une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde”. Saint Jean de la Croix qui conduit à saint François d’Assise, à son “Cantique des Créatures” : “sœur eau”, “frère feu”, “frère vent et tous les temps”, “sœur et mère terre”… Saint François d’Assise aurait voulu en faire le cantique de son ordre mais l’Église avait d’autres vues.
L’eau sourd du centre et y revient. Dans l’œuvre de Philippe Jaccottet, l’eau est partout présente. Il est question du “murmurant conseil des eaux”, d’“un collier qui aurait pu être fait de pluie”, de “l’eau, miroir du vent”, du “merveilleux repos des habitants qui se sont allongés comme de l’eau, dans le lit de la nuit”, de “l’entrebâillement de la pluie”. Et cette référence à Paul Claudel : “J’habite à l’intérieur d’une cascade”.
Il y a aussi le feu, les brasiers, la “souple poudre de feu”, les “flammes alanguies”. L’air et la terre ne sont pas moins présents et nous évoluons dans la sphère des quatre éléments essentiels, dans le primordial et les éléments glorifiés.
Le texte “La perte perpétuelle” (neuvième texte d’“Éléments d’un songe”) est une incitation à écouter notre loi, notre voix et à y rester fidèle. Il m’a conduit à relire “Le Livre de la Pauvreté et de la Mort” de Rainer Maria Rilke et l’avertissement du traducteur, Arthur Adamov.
“J’embarque sans mot dire ; je ne sais pas où nous glissons, tous feux éteints. Je n’ai plus besoin du livre : l’eau conduit”.
Quelques notes subsidiaires
De la hideur de nos cimetières. Mais pourquoi s’attacher à ce point aux apparences ? me diront les âmes profondes. Parce qu’un cimetière est comme un livre ouvert où se lit une certaine conception de la mort, de l’Au-delà et des rapports qu’entretiennent les vivants avec les morts. Je confesse que nos cimetières m’épouvantent, ils ne célèbrent rien, ils ne promettent rien. Le dialogue avec les morts, je l’ai pratiqué par exemple à Mycènes et dans le cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois où, autour de la tombe, est aménagé un petit jardin avec des bancs pour la méditation et la conversation entre vivants et avec les morts.
Friedrich Hölderlin écrit dans “Hypérion ou l’Ermite de Grèce” : “Il est beau que l’homme ait tant de peine à se convaincre de la mort de ce qu’il aime, et nul sans doute ne se rendit jamais sur la tombe d’un ami sans un léger espoir de l’y rencontrer vivant.”
Dans son “Journal”, Franz Kafka note que l’écriture est une forme de la prière.
Les amateurs de isme tenteront de ramener le poète Philippe Jaccottet dans leurs filets : panthéisme ou crypto-panthéisme, paganisme ou néo-paganisme … Tous ces grands mots ne résistent pas à la plus légère analyse ; seul quiétisme pourrait y résister un peu plus. Qualifier l’écriture de Philippe Jaccottet d’impressionniste ne nous avance à rien.
Entre Oscar Panizza (“Le Concile d’amour”) et Anna Katharina Emmerick (les visions qu’elle dicta à Clemens Brentano, voir “La Douloureuse Passion de N.-S. Jésus-Christ”) mon cœur balance…
Le “paradis” sait aussi se dire dans une couleur, le plein d’une couleur pure. Je me souviens des saris de trois femmes dans un chemin creux de l’île Maurice. Je tombai en ces couleurs, je fus happé par ces couleurs.
Pourquoi tant de religions s’acharnent-elles à pousser l’homme vers la table de dissection, ce que font à leur suite tant de philosophies ? Pourquoi le découper en parties bien distinctes, opposées les unes aux autres et placées dans une stricte hiérarchie ? Le pauvre homme sort terriblement affaibli alors qu’il faudrait tout de même l’aider !
“Il importe peu que le terme de la recherche soit “l’Être” ou “le Néant”. D’abord il n’y a pas de recherche puisque l’objet est à chaque instant trouvé, que le réel est substitué au vrai comme un fait à un rapport de faits. Peut-être un Occidental serait-il moins hypocrite s’il parlait de Néant. Et pourtant si le sentiment de bonheur est signe de l’Être, alors oui, l’Être existe. Il suffit de se laisser distraire un millième de seconde. La chaîne est rompue” écrit Jean Grenier dans “L’Inde imaginaire” (voir “Les Îles”).
Et c’est l’intégralité de “La raison de vivre du poète” de Jean Follain (voir “Le magasin pittoresque”) qu’il me faudrait citer.
Olivier Ypsilantis