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En compagnie de Bernard Chouraqui – 2/2

 

« Hitler leur rappellerait tragiquement ce qu’était Israël, et pourquoi Israël dérangeait » poursuit Bernard Chouraqui. Hitler formula une morale de maîtres, une jalousie d’héritage mais frénétiquement activée, une morale qui ne pouvait que se heurter à Israël, ce témoin dans l’Histoire, témoin nié, méprisé, poussé de côté mais toujours présent. Et Bernard Chouraqui formule ce constat que je porte depuis longtemps, que j’ai porté d’abord intuitivement puis que je n’ai cessé d’étayer par l’étude : Hitler « laïcisait à sa manière l’accusation de peuple déicide, et s’en faisait l’héritier ». Autrement dit, l’antisémitisme tout en se distinguant de l’antijudaïsme le porte en lui ; l’antisémitisme doit être envisagé comme une laïcisation de l’antijudaïsme, soit le passage d’une idéologie religieuse à une idéologie politique ; et cette dernière se montrera plus radicale encore. Le christianisme tolérait les Juifs pour diverses raisons (qui nécessiteraient un copieux article), il les tolérait comme on tolère une vieillerie. L’antisémitisme politique rêvera leur annihilation physique et y travaillera.

 

Bernard Chouraqui

 

L’antisémitisme politique, héritier de l’antijudaïsme, préparera l’éradication des Juifs et culminera avec le nazisme qui (ce que ne dit pas Bernard Chouraqui), pris dans la logique des maîtres, en viendra à vouloir en finir avec ce rival, l’Église, l’Église qui tout en ayant persécuté les Juifs compris qu’elle aussi jouait sa survie. Des Chrétiens comprirent alors que tout ce qu’il y avait de bon dans le christianisme venait des Juifs, contrairement à ce qu’affirme Simone Weil qui écrit : « Tout ce qui dans le christianisme est inspiré de l’Ancien Testament est mauvais, et d’abord la conception de la sainteté de l’Église, modelée sur celle de la sainteté d’Israël », une affirmation qui heurte de plein fouet ce qu’écrit Bernard Chouraqui et ce que j’écris. Il me semble que Simone Weil prise dans ses fièvres interprète fort mal ce qu’elle nomme « la sainteté d’Israël » comme tant d’autres interprètent tout aussi mal la notion de « peuple élu ».

Hitler savait que le projet juif pour le monde, soit le projet messianique de l’altérité universelle, était « l’obstacle le plus formidable à son entreprise totalitaire ».

Mystère d’Israël et Mystère de l’antisémitisme. Non, l’antisémitisme n’est pas le « socialisme des imbéciles », contrairement à ce que dit Lénine, car réduire les antisémites à des imbéciles revient à réduire singulièrement le mystère de l’antisémitisme et, surtout, à faire injure aux millions de Juifs qui ont eu à en souffrir, c’est refuser de se pencher sur le Mystère de l’antisémitisme, sur sa profondeur véritablement vertigineuse. Interroger l’antisémitisme, c’est interroger notre culture et jusque dans ses tréfonds.

L’Occident paulinien (l’Occident chrétien et post-chrétien) a été animé par une étrange dialectique (au sens large du mot) toujours active avec notamment cette dénonciation constante d’Israël, de l’État d’Israël, l’Occident qui a beaucoup tué et opprimé au nom du « Dieu d’amour », et tout particulièrement les Juifs. Et le Dieu d’Israël est appelé par cet Occident « Dieu des Vengeances » et la Bible juive est volontiers désignée comme un livre qui appelle à la vengeance et au meurtre, et je pourrais à ce propos citer une fois encore Simone Weil. Ce n’est pas un hasard, ce n’est vraiment pas un hasard si le moindre geste de défense d’Israël est automatiquement condamné et dans le meilleur des cas jugé comme « disproportionné » par des citoyens d’obédiences très diverses. C’est un réflexe de type pavlovien et ils sont rares très rares ceux qui en viennent à l’interroger et à le combattre.

Car ce réflexe – cette dénonciation d’Israël – s’est constitué à partir des très nombreuses images relatives à la « cruauté des Juifs » et au « peuple déicide » répandues métaphoriquement ou non par des appareils religieux. Il y a un lien très fin mais très précis (comme gravé au burin dans une plaque de cuivre) entre l’accusation de déicide (meurtre d’un Dieu fait homme et innocent) et la dénonciation constante (tantôt frénétique et tantôt doucereuse) dont Israël est l’objet. Ce n’est pas un hasard si certaines caricatures parlent tant, à commencer par celles qui mettent en scène un Palestinien qu’un soldat de Tsahal cloue sur une croix à grands coups de marteau. Ces images parlent même à ceux qui n’ont pas de culture chrétienne.

Ne trouvez-vous pas étrange que ce si petit pays, Israël, fasse l’objet d’un tel bavardage diversement accusateur, y compris de la part de celles et ceux qui, ainsi que je l’écris volontiers, ne se préoccupent guère que de leurs points de retraite et de leur bulletin de santé ? On peut déduire beaucoup de choses de ce simple constat, sans forcer la note et sans malveillance aucune. Une fois encore, il ne s’agit pas d’empêcher toute critique d’Israël ; les Juifs d’Israël et de la diaspora ne s’en privent d’ailleurs pas et c’est probablement bien ainsi.

Mais la critique d’Israël cache souvent quelque chose. Il me semble que trop souvent elle est comme un drap jeté sur des purulences, sur une maladie honteuse – devenue honteuse depuis la Shoah…

A quoi nous invite Bernard Chouraqui ? Car il nous invite après avoir dénoncé ; autrement dit, il dénonce pour mieux inviter. Il invite à l’après-paulinisme, il invite à élargir les fissures qui parcourent le vieux monde pour s’en échapper.

Je n’entrerai pas dans les considérations de Bernard Chouraqui concernant la Sépharadité ou l’Askhénazité pour reprendre ses mots. Je ne suis ni sépharade ni ashkénaze et mon expérience diffère grandement de la sienne ; pourtant, je suis en plein accord avec lui sur l’essentiel même si je ne partage pas son analyse de certains moments de l’histoire, comme la Révolution française par exemple, du détail en quelque sorte par rapport à notre accord.

Bernard Chouraqui esquisse magnifiquement son expérience de jeune juif confronté au nihilisme occidental. Nihilisme, un mot qui revient souvent sous la plume de Bernard Chouraqui, au moins aussi souvent que sous la plume d’Ernst Jünger. Et c’est ce qui explique aussi mon attirance pour ce penseur allemand que d’aucuns jugent suspecte. Avec des armes différentes et forts d’expériences différentes, l’un et l’autre s’opposent au nihilisme et frontalement.

3 septembre 2022. Je termine la rédaction de cet article sous un ciel bleu sans reprise. L’automne se laisse pressentir mais on peut toujours écrire en chemisette et en short à la terrasse des cafés. Le vent agite les deux platanes qui dépassent le vieil immeuble de cinq étages et ils caressent sa façade. Le pavé de Lisbonne est si irrégulier et de ce fait si vivant. Je tends l’oreille : le portugais du Portugal se mêle à celui du Brésil et des îles – Cabo Verde ou São Tomé e Principe ?  J’ai devant moi le livre de Bernard Chouraqui, un livre à couverture verte (publié aux Éditions Libres – Hallier, à Paris, en 1979).

Quelque part dans ce livre, l’auteur évoque « l’altérité ouverte qui est la clef historique de l’être juif ». Cette remarque très juste me donne l’envie d’un vaste développement – mais n’est-elle pas suffisamment éloquente en elle-même ? Elle rejoint cette autre remarque que je fais volontiers, à savoir que c’est la singularité juive qui fonde l’universalité juive.

Je ne partage pas certaines considérations de Bernard Chouraqui sur l’État d’Israël ; mais je n’oublie pas que ces pages ont été écrites il a plus de quarante ans, à la fin des années 1970 et qu’elles répondent à une certaine tendance dans le genre Make Love, Not War. Et je suis prêt à parier que ses critiques ont probablement évolué. Par ailleurs l’animosité des Sépharades envers les Ashkénazes s’est me semble-t-il estompée au point de s’effacer.

Reste le plus important : Bernard Chouraqui ou l’invitation anti-nihiliste, l’invitation à être des Don Quichotte et non des Sancho Pança, l’invitation à une Seconde Alliance et à la construction du Troisième Temple par lesquelles la « question juive » deviendrait une question mondiale. J’ai toujours pensé qu’il fallait rejudaïser le monde, c’est pourquoi je lis Bernard Chouraqui avec émotion.

Olivier Ypsilantis

1 thought on “En compagnie de Bernard Chouraqui – 2/2”

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