C’est dans cet état d’esprit, d’une ambivalence foncière, pris entre une sensibilité occidentalisée et un judaïsme communautaire ayant évacué sa transcendance, que les Juifs séfarades de ma génération arrivèrent en France (…) J’avais dix-huit ans…
Bernard Chouraqui (« Vers la seconde Alliance » dans « Le scandale juif ou la subversion de la mort »)
Peu de penseurs me sont aussi proches que Bernard Chouraqui. Je ne suis pourtant ni juif ni pied-noir. Mon enfance et ma jeunesse n’ont rien à voir avec la sienne, tout au moins telle qu’il la rapporte dans « Vers la seconde Alliance – Itinéraire de ma libération », dans « Le scandale juif ou la subversion de la mort », soit la première partie de ce livre que j’ai devant moi et qui porte en bas de dédicace la date de notre rencontre, le 9 août 2016, dans son petit appartement parisien proche de la rue du Faubourg Saint-Antoine.
Dans ce texte, l’auteur évoque ses jeunes années en Algérie avec des accents qui ne peuvent qu’évoquer Albert Camus dans « L’Été » et « Noces ». Il évoque également la soukka installée dans la cour de la maison de ses grands-parents, à Aïn Témouchent, dans le Sud-Oranais, l’ambivalence de la condition juive dans les années 1960 vis-à-vis des Arabes et de l’Algérie, les Juifs se considérant alors comme de vrais français, des mots que Bernard Chouraqui place en italique. Il évoque aussi cette déjudaïsation qui les touche, ceux de sa génération tout au moins. Certes, il restait ce « foyer communautaire de sensibilité et de rencontres », mais les perspectives désignées par le Dieu du Sinaï semblaient bien floues voire totalement occultées. De fait, on était juif et on ne supportait pas que le mot « juif » soit sali mais l’humanisme occidental s’imposait de lui-même. On se sentait plus en prise avec Sisyphe envisagé comme « l’homme révolté dans sa grandeur » qu’avec le Dieu d’Israël, d’autant plus que la dernière phrase du livre d’Albert Camus : « Il faut imaginer Sisyphe heureux » agissait sur cette jeunesse (et sur l’auteur) comme un miroir aux alouettes. Cette jeunesse n’imaginait pas que cette remarque dite comme en passant était « le dernier mot et la dernière ruse de l’ascétisme catholique et dans ce qu’il aura eu de plus implacable ».
Bernard Chouraqui (né en 1943) photographié par Hannah Assouline.
La Doctrine des Deux Vérités ? Bernard Chouraqui l’expose de la manière suivante et je résume. Ces deux Vérités ne se complètent pas mais s’affrontent dans l’histoire des hommes et mortellement. Ce qui sépare les hommes est le choix qu’ils font entre la première Vérité et la seconde Vérité – ou la Vérité première et la Vérité seconde. Ces deux Vérités prétendent chacune et à leur manière à l’universalisme ; et ce qui semble vrai aux partisans d’une Vérité semble radicalement faux aux partisans de l’autre Vérité.
La seconde Vérité s’est appuyée sur un appareil formidable – l’Église. Elle a constitué son assise en captant les richesses de la première Vérité et à son seul profit. Cette Vérité seconde qui annonçait le règne universel de l’amour l’avait subordonné à l’autorité de l’Église. La Vérité première s’est mise en retrait, se pliant même, au moins formellement (mais non existentiellement), à la loi du plus fort, soit celle de la Vérité seconde. Le choc de ces deux Vérités constituera le noyau ardent de l’Histoire.
A l’origine de l’entreprise occidentale, deux hommes : Jésus de Nazareth et Saül de Tarse. Et je cite Bernard Chouraqui : « Il (Jésus) s’insurgeait avant tout contre la morale, et comprenait l’entreprise prophétique d’Israël comme une entreprise de subversion mondiale de la morale culpabilisante ; s’il y avait pour lui un « péché originel » , c’était celui dont la Thora affranchissait les Juifs pieux en les initiant au monde-sans-mort, le péché de croire que Dieu a instauré la domination de l’injustice et de la mort qui persuadait les hommes qu’ils souffraient par expiation, parce que Dieu le veut ». Le judaïsme s’oppose donc de toutes ses forces à l’idolâtrie de la souffrance qui se transforme en donnée ontologique et divinement justifiée de l’Histoire, une idolâtrie qui comme toute idolâtrie (mais l’idolâtrie de la souffrance est bien la pire) bouche toute perspective de liberté et confirme le pouvoir absolu du règne de la souffrance et de la mort.
Jésus est bien un Juif fidèle à la Torah et à la synagogue et en rien le fondateur d’une religion. Arrive Saül de Tarse, le futur saint Paul, le véritable fondateur de cette religion, de cette seconde Vérité. Ainsi que je l’écris volontiers, il n’y a aucun rapport entre Jésus, le rabbi de Nazareth, et le Christ, ou, plutôt, un rapport singulier élaboré par Saül de Tarse. Le Christ est une création théologique – une création doctrinaire pourrait-on dire. Le trait d’union entre Jésus et Christ qui donne Jésus-Christ m’a toujours intrigué et n’a pu masquer le gouffre entre l’un et l’autre.
En aparté. Fidèle à cette notion de liberté portée par les prophètes d’Israël, Bernard Chouraqui a consacré à Don Quichotte un magnifique chapitre sous le titre « Don Quichotte, prince de l’Ailleurs » dans le livre que j’ai devant moi, soit « Le scandale juif ou la subversion de la mort ». Je me permets de mettre en lien le compte-rendu que j’en ai fait sur ce blog même : « En lisant Bernard Chouraqui – Don Quichotte, prince de l’Ailleurs » :
https://zakhor-online.com/en-lisant-bernard-chouraqui-don-quichotte-prince-de-lailleurs/
Bernard Chouraqui propose une approche particulière de Saül de Tarse, une approche qui précise et amplifie la mienne, notamment par les notions de liberté et d’autonomie – un mot central dans la pensée de ce philosophe.
Saül de Tarse a divinisé Jésus, Jésus qui jamais ne s’est divinisé et qui se considérait simplement comme fils de Dieu, à l’égal de toutes et de tous comme l’enseigne la Torah. Mais Saül de Tarse a divinisé Jésus, il l’a fait Dieu par le Christ. Pourquoi ? Par peur de la liberté immédiate, par incapacité à le suivre. Fasciné par Jésus mais effrayé par ce que supposait son enseignement, renonçant à le suivre et reportant sa peur et son incapacité sur l’humanité, Saül de Tarse a divinisé Jésus et a créé le Christ. De fait, un Chrétien attentif et honnête ne peut qu’entrevoir deux vertigineuses fractures. La première : les manœuvres de la seconde Vérité désireuse de s’accaparer la première Vérité pour se présenter comme le Verus Israel (théologie de la substitution) ; la seconde (parallèle en quelque sorte à cette première) : le coup de force de Saül de Tarse sur la parole de Jésus, le rabbi de Nazareth. Il y a d’autres fractures mais secondaires puisque provoquées par ces deux fractures majeures.
Mais revenons-en à Saül de Tarse, à sa peur de la liberté immédiate qu’offre le Christ, à sa peur de le suivre. Par un véritable coup de génie – comment dire autrement ? –, Saül de Tarse capte la révélation de Jésus, des révélations juives, mais en les découplant de la liberté immédiate contenue dans la Torah et en divinisant Jésus de manière à en faire le Christ. En le divinisant, Saül de Tarse diffère l’avènement de cette liberté et « inversant la prédication du rabbi de Nazareth et comblant avec le dogme du « péché originel » l’abîme moral qui le séparait de son maître, il justifiait ici par une théologie paradoxale, géniale et inquisitoriale la dictature de la morale sur lui » ? La dictature de la morale…
Au nom de l’amour universel, Saül de Tarse qui exprimait sa peur ouvrait le règne de la culpabilisation universelle ; et le catholicisme s’affairera auprès des maîtres et s’alliera à eux, porté par le dogme du Christ-Dieu. Jésus est non seulement opposé au Christ, il est intégralement juif, enfant de la Torah et de la synagogue et, ce qui n’est pas assez dit, formidablement anti-paulinien.
Karl Marx a élaboré une ultime théologie paulinienne, « inversion et non dépassement de la morale bourgeoise ». Il a prolétarisé métaphysiquement et ontologiquement cette catégorie que constituaient les « prolétaires », il les a réduits au statut auquel les avait condamnés la bourgeoisie, soit des esclaves jaloux de leurs maîtres et déterminés par cette jalousie. Ainsi, Karl Marx, « moraliste horizontal de l’ultime ressentiment et ascète paulinien de la vingt-cinquième heure, avait inscrit dans ce qui deviendrait des Goulags la dernière parole de larme, d’iniquité et de sang de l’histoire catholique ». Ascète paulinien de la vingt-cinquième heure… Bernard Chouraqui a le sens de la formule. Il précise par ailleurs ce que j’ai toujours éprouvé et de moins en moins confusément. Mais il y a plus et ce qu’il dit de l’antisémitisme me semble fondamental.
La question de l’antisémitisme – le Mystère de l’antisémitisme – me taraude depuis longtemps, et les explications sur sa cause (ou ses causes) me semblent souvent périphériques et/ou incomplètes. Pourquoi ? Parce qu’elles ne prennent que rarement en compte le substrat religieux, comme si l’antijudaïsme se limitait à lui-même et était sans descendance… Or, l’antisémitisme est un rejeton de l’antijudaïsme. L’antisémitisme a certes diversement muté mais il y a bien une généalogie qui le rattache à l’antijudaïsme.
Le Juif est la figure de l’Autre. Par leurs prophètes et la Torah, les Juifs se plaçaient dans « le champ existentiel de l’Ailleurs », une menace métaphysique pour le vieux monde. L’assimilation n’y fera rien, elle précipitera la catastrophe, les catastrophes. Et de ce point de vue, les cas espagnol (l’Expulsion) et allemand (la Shoah) sont révélateurs.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis