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Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 2/13

 

6 février. Une date historique qui est aussi celle de la naissance de ma grand-mère maternelle, la dernière de mes ancêtres à m’avoir quitté.

Le quota quotidien. Je me suis imposé pour ce voyage de huit semaines un minimum de deux pages de ce carnet chaque jour.

Vientiane, une capitale au rythme provincial avec, dans chacun de ses quartiers, y compris les plus centraux, une vie lente et plutôt parcimonieuse. Les touristes sont assez nombreux mais dispersés dans une ville qui n’offre aucun monument remarquable, à l’exception de cet arc de triomphe aussi massif que laid. Ils sont discrets et ne demandent qu’à le rester. Faut-il leur en être reconnaissant ? L’air respiré ici doit inviter à un tel comportement.

Cette alimentation fait du bien au corps. La finesse des visages, des silhouettes, des articulations, des mains… Les femmes ! Que la vie domestique doit être sereine avec elles ! Les gestes de tendresse auxquels elles invitent. Est-il possible d’éprouver de la colère ou simplement de la mauvaise humeur en compagnie de telles femmes ?

Déjeuner avec un Français, colonel du génie à la retraite. Je l’interroge longuement sur les îles Kerguelen où il est resté en mission plus d’un an. Sa conversation est riche en détails de toute sorte. Je l’invite à écrire ses souvenirs. Il me répond d’un air entendu qu’il y a pensé mais “qu’entre écrire et parler il y a un gouffre”. Je vais dans son sens, ce qui ne m’empêche pas d’insister.

Visite du Musée National, installé dans une spacieuse et harmonieuse construction coloniale. A l’entrée, une vitrine est consacrée au géologue-paléontologue J.-H. Hoffetti qui, en 1936, découvrit dans les environs de Savannakhet, alors qu’il faisait de la prospection pétrolière, des ossements de Sauriens, les premiers fossiles de dinosaures jamais trouvés au Laos. Il est l’inventeur du Titanosaures alloti et il a décrit l’alloti laonnois.

Une salle est consacrée à la Plaine des Jarres. Les nombreuses hypothèses au sujet de ce site, hypothèses auxquelles s’ajoutent les légendes locales, comme celle qui fait état d’un peuple de géants. Les travaux de Madeleine Collai, de l’École française d’Extrême-Orient. Son hypothèse séduisit un temps – et peut-être même fit-elle autorité –, une hypothèse selon laquelle une grotte pourvue d’une cheminée naturelle (trouvée à côté du site, noircie par le feu avec restes d’ossements humains calcinés) aurait été un lieu d’incinération avant répartition les cendres dans les jarres. Toutefois, les datations réalisées tant à partir des ossements trouvés dans la grotte que dans les jarres couvrent trop de siècles pour que l’on puisse tirer des conclusions quant à la fonction de ces énormes jarres. Urnes funéraires ? Réserves d’aliments ou d’eau ? Cuves à fermentation pour la production d’alcool ? Le mystère reste entier quant à ces jarres ainsi qu’à la civilisation qui s’y rattache. La Plaine des Jarres fut bombardée au cours de la Deuxième Guerre d’Indochine par l’aviation américaine. La zone reste particulièrement dangereuse avec ses très nombreux UXO (Unexploded Ordnance) et il est conseillé de ne pas s’écarter des zones balisées.

Des tambours en bronze de la culture de Dông Son (Nord du Vietnam, apparue vers le milieu du Ier millénaire av. J.-C., soit fin de l’âge de bronze / début de l’âge de fer) magnifiquement ouvragés. J’aimerais me livrer sur eux à des travaux d’estampage. Ces tambours ont été exportés dans toute l’Asie du Sud-Est. Des grenouilles placées sur le pourtour de certains d’entre eux pourraient symboliser la saison humide. Certaines de ces grenouilles s’empilent les unes sur les autres, jusqu’à trois.

Un fort beau Yoni et un non moins beau Linga (la forme incarnée de Shiva), tous deux en grès.

A l’étage, une exposition temporaire sur le voyage de Gerrit Van Gerrit au Laos, en 1641-1642, un voyageur qui précéda donc de plus de deux siècles les Français, qu’ils se nomment François Garnier, Henri Mou hot ou Auguste Jean-Marie Pavie. La relation de ce voyage fut traduite en français (me la procurer) et servit de guide aux explorateurs du XIXème siècle.

Des images des destructions provoquées par les Siamois, à Vientiane, en 1827-1828, avec destruction des temples, à l’exception de celui de Vat Sisak et.

La période française, 1893-1945-1954. Considérations peu élogieuses à l’égard des Français. Le traité du 3 octobre 1893 entre le Gouvernement de la République française et celui de S.M. le roi du Siam. Des trophées pris aux Français et, dans la salle suivante, aux Américains.

Il règne dans tout ce musée une ambiance d’abandon, avec ces corolles d’humidité aux plafonds et cette odeur de cave jusqu’à l’étage. Pas de gardien. A l’entrée, un soldat somnole sur une chaise en bois.

Devant le musée, le grandiloquent et emphatique Lao National Culture Hall et son côté simili-traditionnel. Les régimes socialistes prisent décidément la grandiloquence et l’emphase !

Ciel couvert, pluie légère et tiède. Les harmonieux bâtiments de l’administration coloniale et les non moins harmonieuses maisons qui furent celles des Français. L’ambassade de France, tout un quartier à quelques pas de notre pension. Elle semble très surveillée – pourquoi ? –, avec ses hauts murs hérissés de pointes, ses caméras de vidéosurveillance, son sas et ses gardiens, autant de détails qui détonnent dans une ville où la police semble absente, où les gardiens somnolent, où les guérites sont vides, y compris devant le palais présidentiel.

J’ai vu ma mère tenir un carnet de voyage lorsqu’elle est venue me voir en Grèce. Elle prenait des notes dans un cahier bleu à spirale, le soir, après nos visites dans le Péloponnèse et en Thessalie. Et ma mère n’écrivait pas, elle dessinait et peignait. Plus généralement, toute situation de rupture incite à écrire, à prendre des notes, désordonnées, à l’arrachée, peu importe, il s’agit de garder des traces de cette rupture. L’armée, parenthèse dans la vie d’un civil, peut encourager l’écriture. J’ai retrouvé il y a peu un assez grand nombre de lettres, fort intéressantes d’un point de vue historique, écrites par mon père et adressées à sa mère alors qu’il était sous les drapeaux. Et mon père n’avait pas l’habitude d’écrire autrement que pour des raisons professionnelles.

 

7 février. Je le redis, ce nom Plaine des Jarres me conduit vers mes années de jeunesse au cours desquelles la guerre du Vietnam occupa le premier plan de l’actualité. Nous n’avions pas la télévision (refus catégorique de ma mère) et je la suivais essentiellement par l’hebdomadaire Paris Match. On se souvient de la devise : “Le poids des mots, le choc des photos”, une devise nullement usurpée. Je me souviens tout particulièrement des articles du grand chroniqueur Raymond Cartier. Les numéros de ce magazine finirent dans une caisse, à la cave de la maison familiale. J’y descendais parfois, le soir, lorsque tous dormaient pour y éprouver le poids des mots et le choc des photos.

Petit-déjeuner. Discussion avec des Français de passage à Vientiane. Nous en venons à parler de transsexualité, je ne sais plus comment ; mais les conversations vont ainsi, de fil en aiguille… Je m’efforce de restituer mes impressions de Barcelone, avec ces allées et venues tard dans la nuit et jusqu’au petit-matin, sur les Ramblas, l’émotion qui me prenait devant la beauté de certains transsexuels. Après m’avoir écouté sans jamais m’interrompre mes interlocuteurs avouent me comprendre et avoir éprouvé au moins une fois une telle émotion. Leurs épouses ont des sourires amusés qui laissent entendre : “Ah ! Les hommes !” L’une d’elles déclare parfaitement nous comprendre : “Si j’étais un homme…”, et elle laisse flotter ses mains sur les côtés, un geste qui me laisse supposer que la suite pourrait être : “… je ne sais pas jusqu’où j’irais.”

Visite de l’Arc de Triomphe (le Patounai) où le béton partout suinte. Des stucs inspirés du panthéon bouddhique cachent à grand peine sa pauvreté. Mais il faut y monter ! De là-haut on a les plus beaux panoramas sur la ville (une capitale, il ne faut pas l’oublier), des panoramas qui mettent en valeur la végétation ; la ville semble prête à disparaître en elle. C’est une ville d’environ sept cent mille habitants, précise le guide. On se croirait dans un gros village tant elle est dispersée, avec un centre improbable. Pas même un gratte-ciel comme il en pousse tant dans les capitales du Sud-Est asiatique. Quelques gros bâtiments officiels Lao PDR qui s’efforcent de propager une tradition nationale, avec un répertoire décoratif qui ne serait par malvenu si les proportions en étaient plus modestes. Un guide signale que le Patounai “est resté inachevé pour cause de turbulences historiques”. Marche le long Mékong, le Mékong qui se laisse à peine voir des berges de Vientiane. Je le croyais décidément beaucoup plus présent.

Ici ce n’est pas tant la dualité [chaud / froid] qui prévaut mais plutôt la dualité [sec / humide]. L’humide et ses promesses d’abondance, de belles nourritures ; mais aussi de terribles maladies véhiculées par le moustique. L’humidité et la sexualité (à développer).

Je le redis, le centre de Vientiane est improbable, on le cherche. Le Lan Xangô (les Champs-Élysées de Vientiane) pourrait être regardé comme une colonne vertébrale mais limitée à elle-même, sans influence sur l’urbanisme.

 

8 février. Dimanche. Ce léger ennui qui le dimanche prend les villes. Je l’ai éprouvé en des lieux très divers, et tout d’abord dans les environs de Paris où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse. Je connaîtrai l’ennui dominical à Barcelone, à Dublin, à Cochin et dans bien d’autres villes, à Vientiane à présent. L’ennui dominical… J’ai une pensée pour Arthur Schopenhauer, le philosophe qui m’a le plus fasciné et que j’aurais aimé lire dans l’original afin d’augmenter la fascination.

Visite du temple de Wat That Lang, le plus important monument religieux du pays. Il contiendrait un cheveu et les cendres d’une hanche du Bouddha. Il est plutôt décevant avec cette restauration française en ciment. Il me faudrait y revenir, à la mi-novembre, à l’occasion de la fête du That Lang, fête à laquelle participent les bonzes, les ambassades, les ethnies.

Circulation rare. Nos hôtes transfèrent leurs poissons d’un bassin à un autre pour en changer l’eau. On aime les poissons ici, comme à Bangkok où j’en ai vus dans nombre de commerces et halls d’hôtels. La présence d’aquariums dans une ville aussi trépidante que Bangkok provoque une authentique fascination. On observe, on devient poisson, on oublie la chaleur moite, l’agitation. On acquière la certitude que la lenteur est garante de succès et de bonheur, que l’agitation n’amène que l’échec et la tristesse.

Bouddha et son dais de sept reptiles protecteurs, dragons ou cobras. De belles rampes d’escaliers avec dragons en mains courantes et en symétrie. Une religion d’eau et de parfum, d’eau lustrale, d’eau lisse avec nénuphars et lotus. Devant un temple un homme en prière libère d’une délicate petite cage en bois des oiseaux, répondant ainsi à l’un des préceptes du bouddhisme.

Hier soir, dans la nuit, ce retour à bicyclette. Cette nuit si tiède reviendra souvent dans mes souvenirs, avec ces larges rues bordées de petites maisons basses et en retrait derrière des fouillis de végétation.

Le Mékong au Laos, soit environ mille huit cents kilomètres le long desquels se concentre plus de la moitié de la population du pays. Une intéressante hypothèse : une partie des populations du Pacifique serait originaire des hauts plateaux de l’Indochine.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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