La Porte du Baiser (détail), un élément du parc de Târgu-Jiu conçu par Constantin Brâncuși en Roumanie
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Toulouse, place Saint-Georges. Passe une Africaine aux muscles fuselés et à l’angle facial majestueux. Ne serait-elle pas une déesse du stade ?
Toulouse, place du Capitole, Grand Café Le Florida, entre 14h20 et 15h15. Vert bronze des moulures, bouquets de trois petites lampes à corolle. Sur les vitres, un motif qui m’évoque les rames rouges et vertes Sprague Thomson du métropolitain parisien. Dans l’arrière-salle, une petite verrière joliment bombée dispense une lumière de tépidarium. Reviendra-t-elle la belle maghrébine qui ressemblait à un modèle de Chassériau ? Reviendra-t-elle prendre place sur cette banquette en velours ? L’éclairage mettait à son front une buée dorée et soulignait l’arête nasale. Le regard affûté, elle souriait et riait ; elle fêtait ses succès aux U.V. Il était question de D.E.U.G. et de licence.
Derrière le comptoir s’alignent des verres, avec piqûres et rinceaux de lumière. Une croix égyptienne est plantée entre les deux seins de ma voisine. Les effluves d’une eau de toilette citronnée et l’amertume d’un café express. Une femme renifle brusquement son chemisier et s’exclame : « Ça pue la clope ! » Je songe alors à une divinité du panthéon scandinave : Sappü Läklopp, un géant capable d’écraser une ville entière d’un coup de massue.
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Rêve dans la nuit du 8 au 9 août 1986. Premier tableau. Biarritz, brasserie Les Colonnes. Elle me regarde les yeux fermés… L’iris transparaît sous la paupière, halo vert. Femme-bathyscaphe. Deuxième tableau. Des sangles en cuir noir divisent et subdivisent son corps très blanc et composent ainsi un vitrail dans l’édifice de la nuit – un rêve probablement inspiré d’une récente biographie consacrée à Pierre Molinier.
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Rêve dans la nuit du 27 au 28 août 1986. Barcelone. La Plaza de Cataluña déserte. Dans la perspective de Ronda de la Universidad, l’amie allemande vient à ma rencontre en de souples enjambées. Alors que son ombre me touche – son ombre est longue sous le soleil de midi –, je tombe en syncope sur un pavé élastique.
Je suis allongé sur le dos. Elle me protège de son ombre et me sourit. Il y a beaucoup de monde sur la Plaza de Cataluña, de plus en plus de monde. Les voitures viennent de partout sans respecter le sens giratoire. Je suis inquiet. « Aussi longtemps que tu restes dans mon ombre, il ne peut rien t’arriver », me dit l’amie allemande en me caressant le front.
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Rêve dans la nuit du 7 au 8 septembre 1986. Une forme oblongue se coule vers un visage endormi et l’aborde après quelques hésitations. Puis d’un bond, elle se pose sur une pommette où elle s’attarde avant de passer sur le front avant de se perdre dans une mèche de cheveux venue à sa rencontre.
Réveil. Petit-matin d’été. L’engobe de fraîcheur. Caresses et baisers de lumière. Nos corps s’architecturent. Je ferme les yeux pour mieux apprécier la musique de l’averse sur le toit de tuiles. L’odeur de pain grillé, ce doigt qui suit le dessin de mes sourcils, de mes lèvres, la voix de Michel Polnareff qui fait voguer et planer le mot Holidays.
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La conductrice sait mettre à profit les feux rouges et les embouteillages pour arranger sa coiffure ou parfaire son maquillage. Ô, ces regards-rétroviseurs ! Ô, ces rétroviseurs-regards !
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Comme j’aimerais que pour faire acquitter sa belle cliente, l’avocat à bout d’arguments renouvelle le geste d’Hypéride appelé à défendre l’hétaïre Phryné devant le tribunal des héliastes.
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Rêve dans la nuit du 14 au 15 octobre 1986. M’apparaît dans un désordre indescriptible le parc de Târgu-Jiu conçu par Constantin Brâncuși en Roumanie. Je m’efforce d’y remettre de l’ordre, de retrouver la stricte ordonnance de cet espace dont chaque élément a été renversé comme un jeu de cube. Mais qui a inversé une figure sur deux de la frise qui orne « La Porte du Baiser », constituant ainsi une suite de 69 ? Tandis que je m’interroge sur cette inversion érotique, Serge Gainsbourg et Jane Birkin s’approchent de moi et fredonnent « 69, année érotique ».
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Notations retrouvées sur une feuille quadrillée, arrachée d’un carnet à spirale et pliée en deux :
15 mai 1980. Lorsqu’elle m’appelle, j’ai la certitude qu’elle appelle quelqu’un qui se tient loin derrière moi et qui ne m’est pas tout à fait étranger. Ne s’appelle-t-il pas lui aussi Olivier ?
16 mai. « Les mots sont cruels mais nos corps peuvent hâter la réconciliation. Il nous faut rester silencieux. Il nous faut guérir » me dit-elle.
17 mai. Lorsque je la vis, je sus qu’un temps était révolu et qu’un autre commençait. Elle était l’intruse espérée.
Aujourd’hui je pense à Schopenhauer et sa tête de vieux sagouin me donne envie de rire. Et depuis plusieurs jours, je remue cette pensée de Franz Kafka qui n’est probablement pas sans rapport avec ce que j’ai vécu : « La vraie voie passe par une corde tendue non dans l’espace, mais à ras du sol. Elle semble plutôt destinée à faire trébucher qu’à être parcourue ».
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Jessie. Ses yeux se dilataient à l’approche de la nuit. Je crus d’abord à de l’effroi, comme si son cou était pris dans un nœud coulant qui se serrait à mesure que s’affirmait l’obscurité. A l’approche de la nuit ses yeux semblaient me dire : « Ta destinée ne m’est pas inconnue », ce qui tantôt me rassurait, tantôt m’inquiétait. Sa chevelure était puissante et ne se laissait nouer qu’avec réticence. Son sourire semblait menacé. Une certaine lenteur dans les gestes et expressions confirmait sa majesté qui tenait en partie à la courbe de son nez.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis