L’euro ? Je ne sais qu’en dire. Il me rend service, et d’abord au quotidien puisque je vis entre plusieurs pays. Et il rend service à ceux qui exportent et donc contribuent à la santé du pays où ils travaillent. L’euro fluidifie les rapports et, j’insiste, simplifie la vie au quotidien, par exemple en supprimant les opérations de change, par ailleurs relativement coûteuses. Mais il est difficile de répondre avec certitude si l’inflation et la hausse des prix à la consommation auraient été plus marquées ou moins marquées si l’euro ne s’était imposé.
Aujourd’hui, on ne peut que constater que la création monétaire est devenue cosmique depuis la crise de la dette en euro, sans rapport avec la croissance économique ou si peu, une distorsion lourde de conséquences à mon sens. Mais d’aucuns me disent que je n’ai pas à m’inquiéter, que les choses changent et que de nouveaux paramètres doivent être pris en compte. J’écoute, j’analyse mais je ne parviens toujours pas à partager leur optimisme voire leur béatitude. Mon inquiétude commence par cette question : Où va cette création monétaire ? Je me la pose en regard de la vie de nos sociétés et donc de la mienne. L’argent, on le dépense ou on l’épargne, ce n’est pas plus compliqué. Le calcul est simple. Les indices d’inflation (ils suivent les prix de ce qui se consomme) dans la zone euro ne sont pas en rapport avec cette création monétaire cosmique qui s’engendre elle-même, sans rapport avec la création de véritables richesses, biens et services marchands. La valorisation inhabituelle des actions, des obligations et de l’immobilier indique que cette création monétaire est dirigée vers l’épargne. Et l’épicentre du probable séisme à venir devrait se situer dans le marché obligataire qui affiche des taux négatifs. C’est l’énormité de cette masse monétaire investie en obligations qui fait baisser leur taux d’intérêt qui flirte actuellement avec 0 %. Dans la zone euro, les placements se font majoritairement dans les obligations souveraines des États de l’U.E., ce qui leur permet de s’endetter et de s’endetter encore, la France usant et abusant de cette facilité.
L’inflation fait son apparition. La consommation repartirait-elle à la hausse ? S’agit-il d’un retour ponctuel suite à la pandémie et ses vagues, et aux confinements, à l’augmentation de l’épargne, d’une tension entre l’offre et la demande suite à l’arrêt ou au ralentissement de certaines chaînes de production, ou bien de quelque chose de plus profond, de plus massif, notamment lié à la formidable augmentation de la masse monétaire ? Je pose cette question autant que je le peux. Les réponses sont très variées et je me garde pour l’heure d’émettre un avis péremptoire même si quelque chose me dit que la création monétaire commence à montrer un vilain visage et que l’inflation pourrait ne pas être si gentille… Elle s’invite aux États-Unis mais aussi en Europe. Le dollar a toutefois l’avantage d’être une monnaie de réserve, contrairement à l’euro. Ceci étant, il est préférable de fuir les placements en Bons du Trésor américains comme il est préférable de fuir l’assurance-vie en unités de compte (capital placé sur le fonds euro garanti) car non seulement ce type de produit ne rapporte plus rien mais il est devenu dangereux dans la mesure où c’est dans cette réserve que l’État en faillite commencera par se servir et autoritairement.
Il me semble qu’un choix ne va pas tarder à s’imposer à la Federal Reserve (Fed) : soit augmenter ses taux dans l’espoir de préserver le statut monétaire du dollar ; soit laisser filer l’inflation et ainsi monétiser des déficits abyssaux. Conséquence pour la première option : les marchés financiers encaissent un coup terrible mais la Federal Reserve prendra un air innocent en commençant par déclarer que les principales victimes de ce choc boursier sont ceux qui se sont le plus enrichis grâce à la baisse historique des taux d’intérêt. Conséquence pour la deuxième option : le dollar meurt d’inanition par hyperinflation.
Si la Fed remonte ses taux, la Banque centrale européenne (BCE) devra soit monétiser sa dette en laissant aller l’euro et l’inflation, ce qui signifie la mort de cette monnaie par hyperinflation ; soit relever ses taux directeurs et provoquer une crise de la dette en euro sachant que des pays surendettés comme les pays de l’Europe du Sud et la France seront dans l’incapacité des payer les intérêts de la dette publique.
La séparation des pouvoirs est admise comme étant l’une des caractéristiques d’un État démocratique, la plus importante probablement. On insiste par ailleurs sur la séparation de l’État et de l’Église, fort bien ; mais on n’insiste guère voire pas du tout sur la nécessaire séparation de l’État et de la Banque. On peut se poser la question suivante, à savoir que si la Constitution des États-Unis avait interdit au gouvernement fédéral la création d’une banque centrale (la Federal Reserve ou Fed) bien des maux n’auraient-ils pas épargné ce pays et le monde ? Le débat entre la séparation de l’État (des États) et de la Banque (des banques) doit rester ouvert. L’actuelle crise sanitaire, comme toute crise, pousse ce genre de débat à l’arrière-plan, mais il ne doit pas être oublié et j’espère qu’un jour il se tiendra sur le devant de la scène.
Un exemple historique de la séparation de l’État et de la Banque avec la République de Gênes ; et j’ai en tête d’étudier l’histoire de cette république d’une manière plus approfondie. A l’intérieur de ses frontières, une institution, la Casa delle compere e dei banchi di San Giorgio dont il est question dans « Genoa. How the Republic Rose and Felt », de James Theodore Bent, un livre que je me suis promis de lire. Cette banque est officiellement fondée en 1407 et devient en quelque sorte un État dans l’État. Durant deux siècles, elle avait été une organisation peu structurée et respectée des Génois.
La détresse est alors si grande à Gênes que tout est taxé, tout, absolument tout. C’est un scandale mais la République est au bord de la faillite. Un certain Francesco Vivaldi, richissime homme d’affaires, décide de faire don de ses actions à la condition qu’elles soient utilisées pour assainir les finances de son pays, autrement dit réduire la dette et les impôts. Sa décision va s’avérer bénéfique et d’autres citoyens de Gênes suivent son exemple. La fondation de la Casa delle compere e dei banchi di San Giorgio est un acte de reconnaissance officiel envers Francesco Vivaldi et ceux qui l’ont suivi. Forte de cette confiance et de cette relation particulière entre un État et une institution financière, la Casa delle compere e dei banchi di San Giorgio devient pour quatre siècles le socle de la richesse de Gênes et ses possessions. L’État s’est gardé d’empiéter sur les libertés de la banque tandis que cette dernière, loin de s’enrichir pour elle-même et se mêler des affaires de l’État, s’est tenue prête à l’aider si nécessaire. Bref, l’État et la Casa delle compere e dei banchi di San Giorgio établissent un profond respect mutuel et, ainsi, se fortifient. En 1528, cette banque décide qu’aucune personne ayant servi dans le gouvernement de la République de Gênes ne soit autorisée à travailler chez elle.
Il est regrettable que la République de Gênes ait vendu la Corse à la France car peu après y naissait Bonaparte. Permettez-moi ce rêve : si Bonaparte était né quelques mois plus tôt, dans une Corse encore génoise, il ne serait probablement jamais devenu Napoléon 1er Empereur des Français. C’est précisément lui qui mettra en faillite, en 1805, la Casa delle compere e dei banchi di San Giorgio afin d’en finir avec une banque privée qui refusait de lui prêter de l’argent. Peut-être n’en serions-nous pas en Europe, à commencer par la France, à un tel degré d’étatisation.
Autre livre que je me suis promis de lire : « Genoa’s Freedom: Entrepreneurship, Republicanism and the Spanish Atlantic » de Matteo Salonia. Les Génois auraient eu tendance à vouloir contenir les effets des violences entre factions et ceux des dépenses publiques incontrôlées, et d’abord dans leur propre intérêt, ce qui n’est en rien répréhensible me semble-t-il.
La chute de Constantinople en 1453 est une date terrible pour beaucoup, en particulier pour les Génois. Pourtant, en dépit de la gravité de la situation, ces derniers refusent de confier plus de moyens à la République de Gênes. L’idée même de lever un impôt d’urgence ou de permettre d’emprunter plus d’argent n’a jamais effleuré l’esprit des citoyens de cette république. Les marchands engagés dans le commerce de la Méditerranée orientale au profit de la Casa delle compere e dei banchi di San Giorgio ont assumé la défense des possessions génoises ; ils l’ont garantie financièrement entre eux tout en s’activant sur le terrain de la diplomatie.
En regard de cet épisode, nous pouvons nous poser quelques questions fondamentales. Un marché des capitaux suppose une sécurité dans le temps et dans l’espace, autrement dit la garantie que les pouvoirs politiques ne pourront pas saisir arbitrairement (en fonction de décrets et/ou de lois) les actifs des uns et des autres. Le pouvoir financier génois a établi les conditions nécessaires au développement d’un marché des capitaux, ce qui permettra à la République de Gênes de devenir l’un des principaux prêteurs d’Europe et un lieu où déposer en toute sécurité des fonds et ouvrir des comptes.
Olivier Ypsilantis