“The notion of the perfect whole, the ultimate solution in which all good things coexist, seems to me not merely unobtainable – that is a truism – but conceptually incoherent. …Some among the great goods cannot live together. That is a conceptual truth. We are doomed to choose, and every choice may entail an irreparable loss.”
Isaiah Berlin, The Proper Study of Mankind
“To manipulate men, to propel them towards goals which you — the social reformer — see, but they may not, is to deny their human essence, to treat them as objects without wills of their own, and therefore to degrade them.”
Isaiah Berlin, Two Concepts of Liberty
Le philosophe John Gray a consacré un ouvrage à Isaiah Berlin intitulé « Isaiah Berlin, An Interpretation of His Thought » dont je n’ai lu que des comptes-rendus mais que je me suis promis de lire. Dans ces pages, l’auteur s’efforce de rendre sensible un élément central de la pensée d’Isaac Berlin, soit le pluralisme des valeurs ; et, pour ce faire, il met en scène un responsable de l’armée qui a un espion infiltré parmi ses hommes. Ne pouvant l’identifier avec certitude, il se voit dans l’obligation de tous les renvoyer. Ce choix est à la fois raisonnable et profondément injuste.
Isaiah Berlin (1909-1997)
En fait, nous dit Isaiah Berlin, un tel choix a des raisons qui plaident en sa faveur mais il ne peut être fondé rationnellement car il procède d’une évaluation entre des valeurs qui n’ont aucun lien les unes avec les autres, qui ne sont donc ni comparables, ni mesurables entre elles. Nous sommes souvent confrontés à de tels choix, qui que nous soyons. D’où selon Isaiah Berlin l’impossibilité de fondre les valeurs dans le creuset d’une seule décision, comme prétendent le faire ces théories héritées du siècle des Lumières qui ne font que limiter – et terriblement – nos choix moraux.
Isaiah Berlin estime que le rôle central du philosophe est de délinéer les conflits moraux qui se trouvent placés au centre de nos décisions, des conflits que nous ne percevons pas toujours avec netteté. Ces conflits sont parfois si profonds que nous préférons volontiers nous en détourner – il est vrai qu’ils donnent volontiers le vertige. Isaiah Berlin en prend note comme peu de philosophes l’ont fait, c’est pourquoi j’en encourage la lecture.
Ce philosophe n’est pas assez cité. Il est vrai qu’il ne propose aucun prêt-à-porter de la pensée alors que de nombreux citoyens préfèrent les détenteurs de la solution. Isaiah Berlin nous met en garde contre les principes éthiques ou le choix des conséquences jugées les meilleures et qui en s’imposant écrasent tout. Dans tous les cas, on cherche à comparer des valeurs morales qui ne peuvent l’être.
Après avoir placé en pleine lumière le pluralisme des valeurs et le conflit permanent entre elles, il poursuit en affirmant qu’il y a plusieurs manières de mener des vies dignes. On peut vouloir vivre rationnellement ou, disons, raisonnablement sans considérer que ce soit la seule manière de vivre. Il existe tant d’autres manières de vivre que vivre rationnellement, raisonnablement. On peut vouloir s’inscrire dans une tradition et s’y tenir ou bien considérer comme l’hédoniste qu’un tel héritage est encombrant et doit être mis au placard.
L’individu ne peut faire cohabiter et développer toutes les valeurs en lui car elles se bousculent, se marchent dessus, s’étouffent mutuellement. Le Bien et le Mal, l’Égalité et la Liberté, et j’en passe, sont en constante rivalité les uns avec les autres et ne peuvent que l’être, un constat qui explique le libéralisme d’Isaiah Berlin et son concept (l’un des concepts centraux de sa philosophie) de liberté négative, un concept qui permet d’envisager et d’explorer la diversité des formes de vies individuelles.
Isaiah Berlin estime par ailleurs que tout être humain est au moins en partie le créateur de sa propre vie, une appréciation qui le rapproche du courant romantique dont il apprécie la vitalité tout en dénonçant les forces potentiellement dangereuses qu’il porte en lui. La pensée d’Isaiah Berlin peut être envisagée comme une belle synthèse entre les forces des Lumières et celles du Romantisme, entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle, une synthèse sélective car avant d’opérer cette synthèse, il passe au filtre ce que les Lumières et le Romantisme ont de potentiellement négatif voire dangereux. Isaiah Berlin retient d’abord du Romantisme sa critique de la philosophie des Lumières qui lance la Raison comme un char de combat destiné à réduire tout ce qui n’est pas elle et pallier à toutes nos ambiguïtés morales. Le culte de la Raison et le culte de l’Être Suprême (le théophilanthropisme) sont autant de dangers. Il faut les réduire.
La Raison toute-puissante ne suffit pas à régler nos angoisses morales, à moins qu’elle ne choisisse de les écraser, de les réduire en bouillie ou de les enfermer dans un quartier de haute sécurité, mieux, dans un camp de rééducation supervisé par la déesse Raison. Il ne suffit pas d’être raisonnable pour en finir avec tous nos problèmes nous dit Isaiah Berlin, un homme que j’ai toujours grand plaisir à lire et que je vois comme un ami, un conseiller avisé qui ne se prend pas trop au sérieux. Il ne suffit pas d’être raisonnable pour en finir avec tous nos problèmes…
Nous avons une humanité commune ; et pour reprendre une image convenue mais juste, notre sang est pareillement rouge et n’a rien à voir avec la couleur de notre peau. Fort bien. Pourtant, ce sont nos particularités qui nous définissent et qui participent pour l’essentiel à la richesse – la diversité – du monde.
[Je me permets un aparté. Le peuple juif qui a posé les fondements de l’universalité par le monothéisme est aussi un peuple extraordinairement singulier. Mais pourquoi ? Parce qu’il a très tôt compris qu’en recevant la Torah (autrement dit, en devenant juif), il ne pouvait s’adresser au monde qu’en restant un peuple singulier, il a compris que son universalité se fondait sur une singularité, ne pouvait que se fonder sur une singularité. Et refuser la singularité juive est une manière de liquider le peuple juif, une remarque qui vaut pour tous les autres peuples. C’est pourquoi la célèbre remarque de Stanislas de Clermont-Tonnerre, homme de bonne volonté par ailleurs, ne doit pas être brandie comme un totem. Et cette remarque doit bien évidemment être replacée dans son contexte. On se souvient qu’à la fin de l’année 1789 il prit position pour l’accession des Juifs à la citoyenneté par ces mots : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». Il s’agit d’une déclaration faite par un homme de bonne volonté, j’insiste, une déclaration louable si elle est replacée dans son contexte. Mais, une fois encore, elle ne peut devenir un mantra car les temps ont changé, notamment depuis la Shoah, les nouvelles formes de l’antisémitisme (de gauche notamment) et la création de l’État d’Israël.]
J’en reviens à mon sujet qui est Isaiah Berlin. Contrairement aux philosophes des Lumières, il ne juge pas que l’histoire va vers un horizon toujours plus dégagé, avec élimination graduelle des différences. Cette vision est aussi faussée que la vision scientiste, une vision simpliste pour ne pas dire simplette.
Nous sommes immergés dans l’histoire, soit un héritage historique (dont la langue) et une expérience active au quotidien. Par ailleurs, nos différences (nos particularités) comptent autrement plus que toutes les abstractions élaborées par les Lumières. Cette défiance envers ces dernières ne signifie pas qu’Isaiah Berlin se précipite les yeux fermés dans les bras du Romantisme. Il en connaît les dangers, des dangers qu’Ernst Jünger a fort bien circonscrits.
Isaiah Berlin ne rejette pas la raison, pas plus qu’il ne rejette les valeurs des Lumières. Il rejette les prétentions de la raison à être la seule marque de l’homme. Il rejette l’arrogance de certains hommes des Lumières. Il ne considère pas que la société rationnelle soit le but ultime de l’histoire. L’homme élabore sa vie par les choix qu’il fait ; il ne s’agit donc pas de lui imposer une valeur considérée comme suprême, la raison en l’occurrence. Isaiah Berlin considère le Romantisme avec sympathie. Il apprécie sa vitalité tout en se méfiant de ses excès.
Le libéralisme d’Isaiah Berlin est un projet équilibré, réaliste, fondé sur des questions morales massives et centrales, en conflit les unes avec les autres et qui n’attendent pas une solution rationnelle unique et définitive. Ces conflits nous engagent en totalité et radicalement, et c’est ainsi que nous nous construisons, que nous nous fortifions. Isaiah Berlin, un philosophe qui s’est efforcé de penser l’équilibre entre ce qui nous relie indéfectiblement à l’humanité et ce qui constitue nos irréductibles différences. J’aimerais que ce philosophe soit plus lu.
Olivier Ypsilantis