Dans la tradition des Lumières, nous trouvons la liberté négative. Elle s’énonce en termes de limites, de limitation. Je suis libre aussi longtemps que je puis faire des choix et que personne ne m’en empêche, tant dans la sphère privée que publique. Mais cette liberté a ses limites ; elle est limitée par les autres. Ma liberté ne doit pas porter préjudice à autrui, à sa personne ou à ses biens. Autrement dit, la liberté négative n’a de valeur et ne peut s’exercer que si elle est sous-tendue par une responsabilité morale et politique. Les libéraux et les conservateurs anglo-américains parlent de liberté dans ce sens, le sens négatif. La liberté négative ouvre à la critique du pouvoir – de l’État – et appelle à une stricte séparation entre l’espace public et l’espace privé.
La liberté positive à présent. Elle apparaît chez les pré-romantiques, parmi lesquels Jean-Jacques Rousseau, et chez les socialistes. Cette liberté apparaît également chez les Anciens et plus précisément au sens moral d’une volonté d’accomplir ce que la raison me désigne comme étant le bien, ce qui suppose une parfaite maîtrise des passions. Mais petit à petit (et selon un processus qu’il me faudrait étudier), la liberté positive prend un sens plus politique et devient synonyme de justice sociale. Pour être libre, une personne doit disposer de, doit avoir accès à, doit avoir droit à…
Isaiah Berlin (1909-1997)
Isaiah Berlin laisse entendre que cette liberté positive est celle que défend le marxisme pour qui la vraie liberté est celle qui donne un pouvoir d’action. Cette liberté a un coût, au sens strict, et elle sollicite la société. Il convient alors de redistribuer. Dans une telle perspective, une société libre ne peut être que soumise à l’État. Vouloir étendre le domaine de la liberté positive revient à vouloir étendre celui des droits économiques et sociaux, celui des droits à…
Selon certains penseurs (dont Alexis de Tocqueville), ce transfert du pouvoir que suppose la liberté positive dans sa dernière mouture ne fait que déplacer le fardeau tant il est vrai qu’être soumis à un pouvoir oppressant, qu’il soit couronné ou non, ne change rien pour l’individu. Toute doctrine de la souveraineté absolue – même au nom du peuple et surtout au nom du peuple – est une doctrine de la tyrannie. Rien de tel avec la liberté négative si des limites infranchissables pour tous sont juridiquement posées, limites que par ailleurs je m’impose et de mon plein gré (en oubliant la peur du gendarme), par responsabilité morale et politique. La liberté positive n’est pas anti-étatique mais anti-totalitaire. Pour elle, le rôle de l’État est de proposer à chaque individu la possibilité d’exercer sa liberté par l’éducation, la santé et un niveau de vie décent.
Isaiah Berlin exprime son inquiétude au sujet de la liberté positive (comprise aujourd’hui comme justice sociale, redisons-le) dans la mesure où les pouvoirs publics sont toujours tentés de s’immiscer dans la vie du citoyen et par tous les interstices qui s’offrent à eux. Le plus grand nombre est beaucoup plus séduit par la liberté positive que par la liberté négative, plus exigeante envers l’individu. On le voit dans nombre de pays dits démocratiques, dont la France : les libertés négatives et les libertés positives sont difficilement compatibles pour ne pas dire incompatibles. Plus l’État légifère (et en France l’État s’enivre de légiférations) pour faire progresser la liberté positive, plus la liberté négative recule. En France (pour ne citer que ce pays), cette dernière se rétrécit comme une peau de chagrin.
Isaiah Berlin est critique envers les Lumières, comme je le suis devenu. Et c’est son analyse de cet héritage ambigu qui m’a attiré à lui. Je me suis senti moins seul car se montrer critique envers elles revient à se faire traiter d’obscurantiste voire de fasciste… Il ne s’agit pas de rejeter les Lumières en bloc mais, ainsi que je l’ai écrit à plusieurs reprises, de désigner la part d’ombre qu’elles recèlent ou, mieux dit, la face obscure des Lumières. Comment ne pas voir que certains principes des Lumières poussés toujours plus à l’extrême comme ils le sont aujourd’hui finissent par donner la prééminence à la face obscure des Lumières ? Des idées des Lumières ont abouti à l’exact opposé de ce qu’elles proposaient à leurs débuts. Une idée qui s’absolutise devient dangereuse. Et lorsque plusieurs idées s’absolutisent pour se constituer en meute… Hegel et Marx, pour ne citer qu’eux, et Hegel probablement plus que Marx, ont grandement participé à l’absolutisation des idées qu’ils ont organisés en meute…
L’histoire est tragique et rien n’annonce qu’elle conduise indéfectiblement vers un mieux. La réaction romantique au XIXème siècle s’explique probablement en partie par l’expression d’une certaine conscience de l’histoire et de son cours pour le moins riche en méandres, sans oublier les crues, les rapides, les chutes, etc.
Isaiah Berlin est un partisan du pluralisme contre le monisme. Il sait que rien n’est plus dangereux que les partisans d’une société parfaite, que, par exemple, davantage de justice peut conduire à moins de liberté. Il sait que le compromis est nécessaire car l’Enfer est pavé de bonnes intentions. Isaiah Berlin est un partisan du pluralisme qui suppose ouverture, conflit et un besoin constant de conciliation. Isaiah Berlin est bien un philosophe de la liberté par sa conception de la liberté négative. L’individu affronte quotidiennement des dilemmes moraux qui le conduisent à faire des choix entre des valeurs volontiers incomparables et ses choix construisent son histoire et son identité.
Olivier Ypsilantis
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