J’ai devant moi une plaquette dégotée chez un bouquiniste, une vingtaine de pages, « Jewish and Other Nationalism », signée H. R. Trevor-Roper (Regius Professor of Modern History at Oxford) et publiée chez Weidenfeld & Nicolson. Cette publication est basée sur la cinquième Herbert Samuel Lecture donnée le 2 octobre 1961 sous les auspices du British Friends of the Hebrew University of Jerusalem.
Je propose une traduction ou, plutôt, une adaptation d’un texte qui m’a d’emblée attiré par son titre. Je tiens à préciser que les appréciations exposées dans ces pages n’appartiennent qu’à leur auteur – certaines d’entre elles semblent ouvrir d’intéressants axes de réflexion tandis que d’autres semblent bien légères. Je m’abstiendrai de les commenter, laissant à chaque lecteur le soin d’en juger.
H. R. Trevor-Roper fait part de ses hésitations à présenter un tel sujet alors qu’il n’est pas juif, qu’il est un « Gentile, with only an outsider’s interest in Jewish questions ». Par ailleurs, la présence d’Herbert L. Samuel dont il énumère toutes les actions en faveur du sionisme l’intimide au point qu’il déclare : « How could I, without impertinence, lecture to you in general, and to him in particular, on such matters ? » Mais après avoir procrastiné, il prend la décision de répondre à l’invitation de son ami le Pr. Norman Bentwich, fils d’Herbert Bentwich.
Hugh Redwald Trevor-Roper
H. R. Trevor-Roper commence son discours en insistant sur le fait que le monde juif dans son ensemble et en dépit de ses profondes particularités est intégré à l’histoire de l’Europe et qu’il n’est intelligible que si l’on tient compte de ce fait. Il n’en a probablement pas toujours été ainsi (le monde juif aux époques médiévales avait beaucoup à voir avec l’histoire de l’Islam) mais pour la période qui nous intéresse nous pouvons considérer que les Juifs ont été une nation européenne, une nation sans territoire certes mais néanmoins une nation, une nation européenne obéissant aux mêmes forces qui animaient les autres nations européennes, à commencer par cette impulsion idéologique, le nationalisme, qui au XIXe siècle a fait exploser le vieux cadre.
Bien sûr, il ne s’agit pas de fondre le sionisme dans les nationalismes européens et de lui nier une spécificité ; le nationalisme juif est bien antérieur au XIXe siècle – signalons à ce propos que le nationalisme (et pas seulement juif) s’est manifesté en Europe bien avant le XIXe siècle. Le nationalisme est l’expression d’une nationalité blessée, niée ou menacée. Chez nous, en Grande-Bretagne, nous n’avons guère connu l’invasion et notre insularité nous a protégés. Mais que dire de l’Ulster ? En France, le nationalisme s’est fait plus agressif après la défaite de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine. En Allemagne, c’est sur les raw edges que le nationalisme était chronique : les Sudètes, les Austro-Allemands ou les Allemands des pays baltes qui, minoritaires, se sentaient fragiles, menacés. Et que dire des Juifs qui en Palestine étaient entourés de populations hostiles et bien plus nombreuses, des Juifs qui dans la diaspora avaient vécu dans l’insécurité au milieu d’ennemis jaloux qui ne les quittaient pas des yeux ? Aussi ne devons-nous pas être étonnés de trouver des expressions de nationalisme chez les Juifs et tout au long de leur histoire.
Le retour vers la Terre Promise n’occupait pas tout le peuple juif. Certes, la nostalgie du retour était probablement récurrente dans la diaspora juive et elle s’exprimait de bien des manières. Pourtant, les Juifs de Pologne et de Russie qui choisirent d’émigrer suite aux pogroms émigrèrent pour la plupart vers les États-Unis et des pays d’Europe occidentale. Auparavant, nombre de Juifs chassés d’Espagne étaient partis pour l’Empire ottoman qui leur ouvrait ses portes mais pour d’autres destinations que la Palestine ottomane, notamment Constantinople et Thessalonique elles aussi ottomanes.
Le XXe siècle, siècle des nationalismes européens, va lui aussi stimuler le nationalisme juif, un nationalisme qui passe relativement inaperçu dans le grand remue-ménage des nationalismes activés par la fracturation de l’Empire des Habsbourg puis de l’Empire ottoman. Le nationalisme juif qui aboutira à l’État d’Israël « sprang out of the same circumstances and the same pressures: in short, how it was part of our history ». Un certain romantisme peut rétrospectivement pointer les origines de l’aventure sioniste et la création de l’État d’Israël, dont les rêveries de mystiques médiévaux et les vaticinations de rabbis polonais ; il n’empêche que l’histoire juive fait partie de l’histoire européenne et qu’Israël a été possible « by a brillant operation of inspired colonization and successful war, the Jews have occupied and gained political control of a small part of Asia, an Ulster in the great Ireland of Arabia ». L’attirance vers la Palestine a été graduelle tant chez les Juifs que les Gentils « biblically-educated ». Les premiers sionistes ne furent pas des Juifs élevés dans « the old, narrow tradition ». Leur idéal était celui de l’Europe d’alors.
Comme nombre de nationalistes européens, Theodor Herzl trouva son inspiration dans cette grande ville cosmopolite qu’était Vienne. La Vienne de Metternich qui stimula le nationalisme allemand, la Vienne impériale qui en vain s’opposa au nationalisme italien et qui s’efforça de satisfaire le nationalisme hongrois tout en le contrôlant par la « double monarchie » (Autriche-Hongrie). L’Allemagne, l’Italie et la Hongrie, des nations non pas conquises ou écrasées mais doucement absorbées en tant qu’entités historiques, tout d’abord comme partenaires puis comme sujets dans l’Empire austro-hongrois. Ces nations avaient une claire conscience de leur continuité historique et culturelle ; et ce n’est pas vraiment parce qu’elles étaient oppressées qu’elles embrassèrent le nationalisme (elles n’étaient pas plus oppressées qu’auparavant) mais simplement parce que sous l’influence d’idées nouvelles elles prirent conscience de leur spécificité, spécificité fondue dans un vaste ensemble et de ce fait ignorée, un phénomène vécu comme une humiliation. Le nationalisme au XIXe siècle n’était pas un phénomène épisodique mais bien un phénomène central, massif, toujours plus imposant. Garibaldi et Cavour en Italie, les Libéraux de 1848 et Bismarck en Allemagne, Kossuth et Deák en Hongrie. Magenta, Solferino, Königgrätz (Sadowa), le Compromis austro-hongrois, autant d’éléments de la décade 1859-1869 qui marquent les victoires du premier nationalisme, le nationalisme des « historic nations », toutes remportées contre Vienne.
Le nationalisme juif ne procède pas directement de ce premier nationalisme. L’Empire des Habsbourg fut un grand protecteur des Juifs et autres minorités, il fut un ennemi des nationalismes. Nationalisme, un mot devenu hautement suspect : « But nationalism is an explosive force, of evil potentiality, as we in this century have come to realize ». Il n’en a pas toujours été ainsi car ce mouvement traduisit à ses débuts une aspiration à la liberté, « a noble word for a noble emotion », et il suffit de citer des noms comme Mazzini, Garibaldi ou Kossuth pour s’en convaincre.
Le XIXe siècle vit le « static cosmopolitanism » (voire une fois encore l’Empire des Habsbourg) se fracturer sous la poussée des « historic nations ». Les « historic nations » ayant triomphé des « super-national authorities », certaines d’entre elles renforcèrent leur nouveau statut contre les « non-historic nations » (ou « sub-nations »), soit les Juifs et les Slaves. Comment réagirent ces dernières ? Les Tchèques et les Juifs soumis à la pression de divers nationalismes (allemand, croate et slovène) et laissés à la merci du nouveau pouvoir hongrois se mirent à considérer avec nostalgie l’ancienne structure protectrice de l’Empire des Habsbourg. Déjà, en 1848-49, soit l’avènement des « historic nations », des mouvements internes à ces nations s’étaient présentés en défenseurs du vieil Empire des Habsbourg car ils avaient mesuré les avantages que leur procuraient les « super-national authorities ». Et, de fait, tout en bénéficiant d’un nouveau statut, certaines de ces nations conservèrent cette enveloppe protectrice tout en se mettant à opprimer : les Hongrois à l’égard des Slaves du Sud, tandis que l’Autriche (Hitler y fait allusion au début de « Mein Kampf ») empêchait ses sujets allemands d’oppresser les Tchèques et les Juifs.
La première ligne de défense des « non-historic nations » contre le nationalisme des « historic nations » était le cosmopolitisme – une ligne de défense plutôt fragile et aléatoire. Autre ligne de défense : face aux nationalismes de plus en plus imposants, les « sub-nations » – leurs victimes – s’accrochèrent à eux dans l’espoir de s’approprier un peu de leur force ou de la réorienter plutôt que de s’y opposer. Ainsi, par ce processus, une sorte de mimétisme, les « sub-nations » se déclarèrent « historic nations », avec tout ce que supposait ce statut, notamment l’élaboration (d’une manière manquant volontiers de rigueur) d’une continuité historique.
Suite au nationalisme initié par les « historic nations », et en réaction contre lui, le nationalisme des « non-historic nations » commença à se structurer. Voir les Tchèques, les Slaves du Sud, avec notamment les Serbes, les Bulgares et les Juifs – « And the Jews remembered Zion ». Les Juifs ne se sont pas accrochés au nationalisme des « historic nations » (Italie, Allemagne et Hongrie, rappelons-le) ; et si certains l’ont fait, c’est à titre individuel et en tant que citoyens de leurs pays, par exemple Karl Marx en tant qu’allemand ou Daniele Manin en tant qu’italien. Et comment faire autrement ? Le cosmopolitisme des Habsbourg tombait en morceaux et les « sub-nations » devaient se positionner face aux « historic nations ». Les leaders de ces dernières pouvaient être les héritiers des Lumières, il leur fallait néanmoins se positionner et trouver le socle sur lequel appuyer leur nationalisme. Le regard des Juifs se porta alors hors de l’Europe, de ses frontières et son histoire, vers un passé relié au présent « by a thin, persistent thread running from synagogue to synagogue through nearly twenty centuries of persecution ». Les Juifs des Lumières n’étaient guère à l’aise avec ce passé.
C’est un « Jew of the Emancipation » qui est l’auteur de la première histoire globale de la nation juive, Heinrich Graetz ; c’est un « Jew of the Emancipation » qui de Jérusalem a tenu un discours nationaliste et séculier inspiré du Risorgimento, Moses Hess. Le sionisme fut à l’origine un mouvement séculier, comme tous les mouvements nationalistes d’Europe.
C’est la Russie qui par ses pogroms fournit le contingent des premières émigrations juives, la structure sociale des premiers établissements juifs en Palestine. C’est Paris, avec l’affaire Dreyfus, qui active le prophétisme et une prise de conscience favorable à la cause sioniste. C’est à Vienne, dans la Vienne de Metternich, qu’Italiens, Allemands et Hongrois commencent à revendiquer leur nationalité. C’est à Vienne, dans la Vienne vaincue d’après 1870, que les Juifs, les Tchèques, les Slaves du Sud et les Austro-Allemands songent à s’affirmer comme autant de nations. En 1895, le leader antisémite Karl Lueger est élu bourgmestre. Durant deux ans, le gouvernement impérial refuse de confirmer son élection avant de devoir céder. C’est dans la Vienne de Karl Lueger que Theodor Herzl commence à mûrir son projet palestinien. Quelques années plus tard, toujours à Vienne, Thomas Masaryk, désabusé, envisage la création d’un État indépendant pour les Tchèques et les Slovaques. C’est également à Vienne, que se forme Adolf Hitler, admirateur déclaré de Karl Lueger. Theodor Herzl, Thomas Masaryk et Adolf Hitler, aussi différents soient-ils, procèdent de l’histoire européenne, plus précisément de ce grand centre du cosmopolitisme puis du nationalisme qu’a été Vienne.
Le nationalisme initié par Theodor Herzl a connu un grand succès malgré des vicissitudes, avec notamment l’établissement en Asie d’une nouvelle forme de démocratie. Mais n’oublions pas que si Israël doit beaucoup aux « Jewish Pilgrims Fathers » (que R.H. Trevor-Roper compare aux Puritains qui sous le règne de Charles I établissent une fragile tête de pont de l’autre côté de l’océan, avec un nouvel ordre social) mais aussi aux circonstances. La chute de l’Empire des Tsars et la victoire de la Triple Entente en 1918 ont été aussi importantes pour Haim Weizmann que la victoire de Napoléon III sur l’Autriche pour Camillo Cavour.
Que sera l’avenir ? Personne ne peut le dire. Le nationalise semble toucher à sa fin en Europe, mais il s’est transporté en Afrique et en Asie. Et Israël qui pour certains marque le retour d’un ancien peuple dispersé et opprimé est pour d’autres le produit du nationalisme européen – ce que cette conférence s’efforce de montrer –, « a product which since it is a national settlement, not a colonial exploitation, is the more solid and therefore the more formidable ». Et quelle dimension prendra ce nationalisme aiguisé par Israël, soit le nationalisme arabe ?
Je rappelle que cette conférence a été prononcée en 1961, soit six ans avant la guerre des Six Jours.
Olivier Ypsilantis
Merci Olivier, sujet passionnnant!
J’ai particulièrement apprécié les références au Risorgimento et à Garibaldi et Mazzini
qui furent, tu le sais, les inspirateurs de Jabotinsky (que certains historiens mal informés continuent de présenter comme partisan des régimes autoritaires…)
Amitiés
Pierre
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