Skip to content

En lisant Isaac Deutscher

 

J’ai devant moi la version portugaise de « The Non-Jewish Jew and Other Essays » d’Isaac Deutscher (ouvrage publié pour la première fois par Oxford University Press en 1968). Cette version portugaise, ou plus exactement en portugais, a été publiée par Editora Civilização Brasileira S.A. en 1970. Y figurent une présentation et une introduction de Tamara Deutscher, épouse d’Isaac Deutscher. Ce livre est constitué de neuf chapitres – ou essais. Je ne présenterai que le premier dont le titre est repris dans le titre général : « O Judeu não-judeu » (« Le Juif non-juif »), tout un programme comme vous allez le constater…

Les appréciations que je vais rapporter n’appartiennent qu’à leur auteur. Je me permettrai à l’occasion des remarques, en caractères gras, non pour me donner de l’importance mais parce que je tiens à me démarquer d’Isaac Deutscher.

Isaac Deutscher ouvre son premier essai (basé sur une conférence prononcée en février 1958), « The Non-Jewish Jew » (O Judeu Não-Judeu), sur un souvenir d’enfance, souvenir d’une lecture du Midrash dans lequel est rapportée l’histoire de Rabbi Meir, co-auteur du Midrash qui s’est formé à l’étude avec un hérétique, Elisha ben Abuyah surnommé « ah’er », soit « l’Autre ». Je passe sur l’anecdote. Simplement, l’enfant respectueux de la tradition qu’est alors Isaac Deutscher s’étonne que Rabbi Meir, cette référence de l’orthodoxie, prenne des leçons chez un hérétique, lui porte tant de respect et d’affection et prenne sa défense contre d’autres rabbins. Isaac Deutscher éprouve spontanément une sympathie marquée pour Elisha ben Abuyah qui lui semble être à la fois dans le judaïsme et hors du judaïsme, dans la mesure où il engage son élève à respecter les règles du judaïsme (le shabbat en l’occurrence) alors qu’il ne les respecte pas lui-même.

 

Isaac Deutscher (1907-1967)

 

Vers l’âge de treize-quatorze ans, Isaac Deutscher se met en tête d’écrire une pièce de théâtre avec pour protagonistes Rabbi Meir et Elisha ben Abuyah, une pièce destinée à explorer la personnalité de ce dernier ; elle ne dépassera pas le premier acte. Elisha ben Abuyah s’inscrit dans une tradition juive – du judaïsme. Il peut être envisagé comme le prototype de ces grands révolutionnaires de la pensée moderne que sont Spinoza, Heine, Marx, Rosa Luxemburg, Trotski et Freud. [Cette énumération me laisse perplexe ; elle donne au mot « révolutionnaire » un sens terriblement élastique ; elle en fait une sorte de fourre-tout car, enfin, jeter dans un même sac Heine et Trotski ! Il est vrai qu’Isaac Deutscher est l’auteur d’une biographie de Trotski en trois volumes et qu’il en a la tête probablement pleine – mais tout de même !]

Ces « grands révolutionnaires » donc ont enjambé les limites du judaïsme qu’ils considéraient confiné, archaïque, étouffant. [Le judaïsme a pourtant une dimension révolutionnaire toujours active.] Bref, ces individus se réalisèrent hors du judaïsme. [Isaac Deutscher les porte aux nues et les tient pour les plus grandes personnalités de ces trois derniers siècles dans leurs domaines respectifs. Placer Trotski ou Rosa Luxemburg au sommet de la pensée et de l’action politiques me semble hautement subjectif ; et je ne nie pas pour autant leur stature.] Tous ont un point commun : ils sont juifs, ils représentent une quintessence de la vie juive, de son intellectualité car, en tant que juifs, ils ont vécu à la frontière de plusieurs civilisations, religions et cultures nationales et sont nés à la charnière de plusieurs époques. Ainsi ont-ils pu désigner de nouveaux horizons. Si Spinoza est parvenu à élaborer une telle œuvre philosophique, c’est parce qu’il s’est affranchi des dogmes des Églises chrétiennes, catholique et protestante en l’occurrence, ainsi que du judaïsme dans lequel il a grandi. De multiples influences ont contribué à façonner le caractère de Spinoza et lui ont permis de délinéer sans tarder les principales contradictions du judaïsme, à commencer par celle qui met en scène un Dieu universel (le monothéisme) et le « peuple élu ». [Il me semble une fois encore et en toute modestie que cette contradiction n’est qu’apparente et que le judaïsme a sur cette question des réponses parfaitement pertinentes.] Spinoza bute sur cette contradiction et est chassé de la communauté juive avant d’affronter les autorités catholiques et calvinistes.

Parmi les Juifs particulièrement lucides, Uriel (ou Gabriel) da Costa [Je lui ai consacré un article sur ce blog], précurseur de Spinoza et en conflit permanent avec la Synagogue. Mais contrairement à Spinoza, Uriel da Costa ne parviendra pas à harmoniser les tensions contradictoires auxquelles il était soumis.

Isaac Deutscher approfondit le contexte dans lequel se sont développés Heine, Marx Rosa Luxemburg, Trotski et Freud, autant de personnalités qui se sont enrichies d’influences diverses. Il établit un parallèle entre la relation de Heine avec Marx et celle d’Uriel da Costa avec Spinoza. Heine entre christianisme et judaïsme, entre France et Allemagne. Marx vécut dans l’exil la plupart du temps et subit l’influence de la philosophie allemande, du socialisme français et de l’économie politique anglaise, autant d’influences qu’il sut combiner. Rosa Luxemburg fait fusionner des caractéristiques allemandes, polonaises et russes dans un tempérament juif. Trotski fut élève d’un gymnasium luthérien russo-allemand dans la ville cosmopolite d’Odessa, aux frontières de l’Empire gréco-orthodoxe des Tsars. Freud le Viennois vécut éloigné du judaïsme et en opposition avec le cléricalisme catholique de l’Empire des Habsbourg. Tous se sont élevés au-dessus des idées nationales et religieuses et ont œuvré pour une Weltanschauung.

L’éthique de Spinoza n’était plus juive mais celle d’un homme sans amarres ; et son Dieu n’était plus le Dieu des Juifs. Certes, le Dieu de son éthique restait juif d’une certaine manière mais le monothéisme l’amena à conclure logiquement que ce Dieu avait cessé d’être juif – ne pouvait continuer à être juif, à n’être que juif. [Une fois encore, je ne fais que présenter la démarche d’Isaac Deutscher qui ne me convainc en rien et qui me semble construite sur une idéologie, soit un système fermé sur lui-même ainsi que le soulignait Karl Popper.] Heine a entretenu toute sa vie une relation d’amour-haine avec le judaïsme qu’il quitta pour le christianisme sans s’y trouver pour autant à l’aise. Il n’eut pas la force de caractère de Spinoza qui, lui, quitta le judaïsme sans pour autant se convertir à une autre religion. Marx résolut la question sans hésitation comme en témoigne son écrit de jeunesse, « Zur Judenfrage ». [Un écrit qu’Isaac Deutscher juge pertinent et que pour ma part je juge déprimant dans la mesure où Marx ne s’attache qu’à un aspect de l’histoire du peuple juif, aspect qu’il grossit démesurément pour le faire cadrer avec une conclusion ficelée d’avance. « Zur Judenfrage » n’est que l’histoire d’un préjugé de Marx repris par les marxistes et qui poursuit sa carrière.] Dans cet essai Marx conclut qu’il faut émanciper la société, soit les Juifs comme les non-Juifs, du judaïsme. [Une fois encore, Isaac Deutscher est tout excité par Marx et sa société sans classe et sans État.] Rosa Luxemburg et Trotski, disciples de Marx, luttèrent en compagnie de non-Juifs pour atteindre des solutions universelles aux problèmes de leur temps. [Isaac Deutscher s’enivre du mot universel qu’il brandit comme une idole avec laquelle il espère subjuguer le monde.] Rosa Luxemburg s’employa avec succès à maîtriser les contradictions entre le socialisme réformiste allemand et le marxisme révolutionnaire russe, à faire circuler l’un dans l’autre. Trotski le théoricien de la révolution permanente et sans frontières se heurta aux partisans du socialisme dans un seul pays. Tous ces grands révolutionnaires furent particulièrement vulnérables car non soutenus par un groupe. Ils furent en première ligne face au dogmatisme et au fanatisme, et tous eurent à souffrir de diverses manières, eux et leur œuvre. Le nom de Spinoza [penseur pour lequel Isaac Deutscher semble avoir une admiration particulière] fut tu durant plus d’un siècle après sa mort, y compris par Leibnitz qui lui devait tant. L’homme qui analyse est universel.

Tous ces penseurs partagent certains principes philosophiques malgré leurs différences. Tous sont déterministes, de Spinoza à Freud, tous affirment à leur manière que l’univers est dirigé par des lois inhérentes à son existence, par des Gesetzmässigkeiten, l’univers mais aussi l’histoire des hommes. Tous sont déterministes car ils ont pu observer nombre de sociétés et, ainsi, relever des constantes de base. Leur manière de penser est logique car ils ont vécu dans bien des nations et des religions et les sociétés leur sont apparues dans un état de constante fluidité. La réalité leur était dynamique, jamais statique, contrairement à ceux qui n’avaient jamais quitté une société, une nation, une religion. Tous ces penseurs s’accordent sur la relativité des codes moraux. Aucun ne croit au bien absolu ou au mal absolu car tous ont pu observer plusieurs sociétés, avec chacune ses codes moraux et ses valeurs éthiques. Ce qui était le bien pour l’Inquisition que connurent les grands-parents de Spinoza ne l’était pas pour les Juifs ; ce qui était le bien pour les rabbins d’Amsterdam ne l’était pas pour Spinoza. Presque tous ces penseurs ont en commun une autre idée philosophique essentielle : pour être authentique, le savoir doit être agissant, une idée qui rejoint leur point de vue sur l’éthique et le savoir qui est envisagé comme inséparable de l’action – la praxis – et qui ainsi est également relatif et contradictoire. De Spinoza à Freud, tous crurent en une authentique solidarité entre les hommes, d’où leur rapport particulier au judaïsme. [Il me semble qu’Isaac Deutscher a une conception étroite pour ne pas dire superficielle de l’universalisme. Des Juifs restés fidèles à l’héritage juif, comme Léon Askénazi ou Adin Steinsaltz, pour ne citer qu’eux ne sont pas moins universels que Spinoza ou Freud.]

Ces « Juifs non-juifs » ont été avant tout des optimistes et leur optimisme a atteint des sommets difficilement atteignables aujourd’hui, suite à l’entreprise nazie. Parmi ces optimistes seul Heine a pressenti l’attaque à venir. L’optimisme de ces « Juifs non-juifs » est-il encore de mise ? Il ne l’est pas autant qu’on s’en tient à un point de vue exclusivement juif ; mais pour celui qui le dépasse et qui s’emploie à embrasser l’universel [Isaac Deutscher est en dévotion devant son idole.] et à enjamber le particularisme juif, l’optimisme de ces « Juifs non-juifs » n’est pas incongru, il est même l’une des conditions nécessaires à la préservation de l’humanité. [Amen !]

Isaac Deutscher explique la relative indifférence de l’Europe et du monde envers la destruction des Juifs en invoquant Marx auquel il attribue une lucidité particulière. Et il prend appui sur « Zur Judenfrage » pour nous servir son explication dont il est probablement très fier : le massacre des Juifs par les nazis s’explique pour l’essentiel par l’identification Juifs/argent au cours d’un long processus historique. [L’explication avancée par Marx et Isaac Deutscher (qui relaye Marx) est terriblement limitée. Un marxisme ne peut appréhender l’origine de la destruction des Juifs car il refuse le fait spirituel qui se voit ramené à une entreprise qui ne dépasse pas l’agiotage et autres trafics liés à l’argent. C’est pourquoi Isaac Deutscher déclare en toute bonne foi, pris qu’il est par sa foi marxiste, que les Juifs qui ont le plus contribué au bien de l’humanité sont des « Juifs non-juifs », ceux qui sont sortis du judaïsme. Mais ce que l’auteur ignore, ou feint d’ignorer, c’est que les Juifs ont eu une intuition géniale entre autres intuitions géniales : contrairement aux Chrétiens et aux Musulmans, ils ont compris que pour transmettre des valeurs universelles, il faut les transmettre à partir d’un peuple qui en est le porteur et le garant ; ils ont compris que l’universalisme doit s’élever du particularisme sous peine de se diluer, de s’affaiblir ; et je pourrais en revenir à la notion de « peuple élu » si mal comprise par des bandes d’idiots mais aussi par des personnes intelligentes comme Isaac Deutscher. Car enfin, qu’est-ce que l’humanité, mot qui ne cesse de revenir sous la plume d’Isaac Deutscher ? L’Humanité, titre d’un quotidien communiste, le communisme qui a activé une propagande particulièrement meurtrière et en toute impunité car conduite au nom de l’humanité… Le livre en question de Karl Marx est un livre écrit par un borgne à l’usage des borgnes. Et il se propose d’émanciper la société du judaïsme, la belle affaire ! Il ne connaît rien au judaïsme qu’il ampute de toutes ses richesses, richesses qui s’adressent autant au « peuple élu » qu’à … l’humanité.]

Ce qui aurait permis aux Juifs de survivre en tant que communauté à part serait dû au fait qu’ils tenaient le marché économique dans une société qui vivait dans une économie naturelle. [Une fois encore, en fidèle marxiste, Isaac Deutscher nie la dimension spirituelle du peuple juif ; et je suis prêt à parier qu’il tenait le Talmud (qui a contribué à sauver ce peuple) comme une vieillerie bonne pour un Flea Market. Le peuple juif n’aurait survécu que sous la pression de forces extérieures, contraignantes. Il nie sa force intérieure, spirituelle, sa fidélité à une tradition, à une histoire réactivée et toujours vivante.]   

Lorsque les peuples d’Europe se montrèrent hostiles au capitalisme, au cours de la première moitié du XIXe siècle, les Juifs ne remirent pas en question le capitalisme et ses mécanismes, un capitalisme finissant qui entraîna moralement l’humanité – et les Juifs en payèrent le prix. [Une fois encore, je ne fais que suivre les développements d’Isaac Deutscher qui m’inquiètent de plus en plus ; et j’hésite entre hausser les épaules ou lui donner un coup de pied dans le cul. Mais lisez ce qui suit.]

Les Juifs se trouvant en (grande) partie, et par leur faute, dans une situation critique, ils en vinrent à envisager la création de leur propre État comme le meilleur, voire leur seul moyen de survie. Mais la plupart des grands révolutionnaires repoussèrent l’idée d’un État-nation [Israël en l’occurrence], une idée qu’ils considéraient avec dédain au nom de l’humanité, pour une société internationale, libre de toute orthodoxie et nationalisme juifs et non-juifs. Entre-temps la décadence de la bourgeoisie européenne força les Juifs à opter pour un État-nation. [Il fallait y penser : Israël est le produit de la décadence de la bourgeoisie européenne (?!)]

L’État-nation est une vieillerie, un anachronisme, et pas seulement Israël. [Pour le matérialiste scientifique Isaac Deutscher, l’énergie atomique et les expéditions spatiales rendent l’État-nation aussi ridicule qu’une petite principauté médiévale à l’époque de la machine à vapeur. Isaac Deutscher me remet en mémoire cette remarque de Youri Gagarine qui au cours d’une conférence de presse en avril 1961 déclara que Dieu n’existait pas car il ne l’avait pas rencontré au cours de son voyage en capsule autour de la Terre. On touche au comique. De fait, à mesure que je lis ces pages, je me demande si Isaac Deutscher n’est pas un farceur qui s’ignore.]

Isaac Deutscher admet l’émergence d’un État-nation comme temps d’un processus d’émancipation (sortir du colonialisme par exemple) mais il signale aussitôt que cette étape doit être dépassée sans tarder pour des structures moins étroites. Et à cet effet, il cite l’Inde, le Ghana et Israël. [Le père Deutscher est décidément un comique qui s’ignore, j’en suis à présent convaincu, à moins que le marxisme n’ait précipité en lui le gâtisme.] Il ne faut pas accuser les Juifs d’avoir fondé l’État d’Israël mais le monde qui les y a contraints. Aussi doivent-ils prendre le plus tôt possible leurs distances vis-à-vis de cet anachronisme, facteur de désunion et de désintégration sociale. Isaac Deutscher termine son homélie en invitant les Juifs à en revenir à ce qui fait leur génie, soit dépasser les (étroites) frontières du judaïsme et de l’État-nation Israël. [Le lecteur pourra juger que j’ai fait preuve de bonne volonté. J’ai suivi un idéologue dans sa petite logique fermée et mécanique, comme j’ai suivi celle de Marx dans « Zur Judenfrage », comme j’ai suivi celle de Hegel dans divers de ses écrits. Mais je vous quitte car j’ai besoin de repos après avoir subi ces propos de gâteux ; et je pars me reposer chez Karl Popper auquel je vais consacrer une série d’articles.]   

Olivier Ypsilantis

1 thought on “En lisant Isaac Deutscher”

  1. Tu l’as rhabillé pour l’éternité ce “juif non-juif” !
    Ton texte est comme à l’accoutumée, brillant et incisif. J’adore.

    Je ne connaissais pas ce pseudo-philosophe marxiste mais j’ai toujours su que l’Allemagne avait accouché des pires juifs-non-juifs de la terre.

    J’aurais aimé que tu évoquât le grand Stefan Sweig qui, au travers de sa correspondance avec Romain Rolland, se livre à une démonstration de reniement de soi qui frise presque l’antisémitisme.

    Je reste convaincue que son suicide, bien qu’il ait échappé aux nazis, n’est en fait que le résultat d’une fulgurance de la vérité : son cher pays, sa chère langue l’avait exclu à jamais. Il n’était plus qu’un juif, lui qui avait tant œuvré pour ne plus l’être.

    Tu as ressuscité un homme que peu connaissent mais qui donne un aperçu de tous ces “juifs non-juifs” qui se voulaient “universalistes” d’abord alors que leur dogme tout neuf était l’antithèse de cette universalisme.

    Je me demanderais à jamais pourquoi ces grandes figures que tu cites ne m’ont jamais fait vibrer ne serait-ce qu’un seul instant ? Même jeune, même férue de littérature, de politique, d’histoire, à aucun moment je n’ai voulu approcher de près ces fameux révolutionnaires juifs.

    Je devais sentir qu’ils se trompaient selon ma conception propre du judaïsme.
    J’ai peut-être la faiblesse de le croire encore aujourd’hui.

    Bon anniversaire mon Olive !

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*