Ariane : « Presque moi »
Rebecca, les souffrances du dédoublement au cours de sa grossesse, avec ses deux fils (Jacob et Ésaü) qui se battent en elle, soit deux mondes inconciliables. N’en pouvant plus, Rebecca décide de questionner l’Éternel, ce que personne n’avait osé faire auparavant. Et elle « formule alors la plus puissante interrogation existentielle de toute la Torah : pourquoi suis-je ? » ; mais Rebecca ne demande pas simplement : « Pourquoi suis-je ? » mais littéralement : « Pourquoi suis-je “presque moi” ? », autrement dit : « Pourquoi ce “je” qui questionne n’est-il pas tout à fait moi, mais à la fois moi et une autre que moi ? »
Jacob porte un nom d’avenir, un verbe conjugué au futur ; Jacob : « il suivra », autrement dit l’histoire ne s’arrête pas là – et Jacob passera une bonne partie de sa vie à devenir. Jacob lutte dans l’obscurité contre un ange ou contre lui-même, on ne sait. Il sort boiteux de cet affrontement mais avec une autre identité : « Jacob » devient « Israël », un nom que ses descendants portent aujourd’hui. Jacob boite. Son combat nous rappelle que nous sommes bancals et qu’il nous faut l’accepter pour être « presque » nous-mêmes. A l’heure de sa mort, Jacob a peur, ceux qui lui survivent sauront-ils porter la bénédiction de Rebecca et protéger à tout jamais l’histoire “à suivre” ? Mais autour de son lit de mort, des femmes et des hommes prononcent ces mots toujours prononcés, le Shema Israël : « Écoute, toi Jacob que l’on appelle aussi Israël, sache que Celui que tu nommes Dieu, qui a guidé tes pas et ceux de tes ancêtres, ce Dieu est aussi le nôtre, ton Dieu et le nôtre ne font qu’un ».
Delphine Horvilleur
Myriam : « Le monde à venir »
La cérémonie funèbre traditionnelle juive est d’une extrême simplicité qui tient à rappeler l’égalité de tous devant la mort : tu es poussière… Il arrive que le corps soit déposé dans un linceul à même la terre et que l’enterrement se fasse dès l’annonce du décès. La mort n’a pas à être esthétisée d’une manière ou d’une autre. Les sages mettent en garde contre l’attraction ou la fascination que la mort pourrait exercer. La prise de parole au cours des funérailles est très codifiée et s’appuie presqu’exclusivement sur la liturgie. L’oraison funèbre elle-même est d’une parfaite sobriété. Il est vrai que de plus en plus de cérémonies funèbres juives s’écartent de ces normes. Dans nos sociétés, le respect des volontés du défunt est la priorité mais le monde juif traditionnel juge que notre mort ne nous appartient pas complètement, pas plus que notre corps après la mort, d’où le refus de la crémation. Le corps doit retourner à la terre et « sa décomposition participe du respect dû à ce qui a enveloppé l’âme pendant son séjour terrestre ». L’incinération est envisagée comme une extrême violence faite au mort. La dispersion des cendres efface tout lieu de recueillement.
La résurrection des morts dans la tradition rabbinique et les deux mondes parallèles : Olam Haze (l’univers dans lequel nous vivons) et Olam Haba (celui vers lequel nous allons), deux mondes qui ne sont pas nécessairement séparés l’un de l’autre. Le shabbat aurait la saveur du Olam Haba, la douceur d’un temps à part. L’étude de la Torah (la soif d’apprendre) nous en offrirait un avant-goût.
Moïse : « L’homme qui ne voulait pas mourir »
La mort de Moïse est brièvement évoquée tout à la fin de la Torah. Moïse meurt au pays de Moab, aux portes de la Terre promise. On ne sait qui l’a enseveli et où se trouve sa sépulture. Il a cent-vingt ans et est en pleine forme, tant physique que mentale. Bref, Moïse fait rêver les Juifs qui espèrent atteindre son âge et dans ces conditions. Les sages s’efforcent de comprendre les circonstances de sa mort à partir de l’étude du verset. Moïse s’est éteint « sur ordre de l’Éternel ». Mais l’expression en hébreu Al Pi Adonaï peut également être traduite par « sur la bouche de l’Éternel ». Moïse a quitté ce monde embrassé par Dieu qui recueille son âme, Dieu qui avait soufflé sur Adam pour lui donner vie. La mort de Moïse apparaît immensément injuste. Comment a-t-Il pu abandonner Moïse aux portes de la Terre promise alors qu’il avait guidé son peuple pendant quarante ans dans le désert ? Des commentateurs vont faire de Moïse l’homme qui jusqu’à la fin s’est opposé à la mort. Nombreuses sont les légendes qui décrivent sa lutte contre une fin proche et la littérature rabbinique esquisse des réponses plusieurs millénaires avant que la psychologie ne s’intéresse à la question. Voir la mobilisation des émotions de fin de vie selon Elizabeth Kubler-Ross et ses cinq phases : (Déni / Colère / Négociation / Dépression / Résignation). Curieusement, les légendes rabbiniques font écho à ces phases, avec Moïse dans les plaines de Moab. Voir le Midrash Petirat Moshé.
Dans ces légendes, l’homme est une fois encore capable d’effronterie et demande des comptes à Dieu. Il arrive même qu’il propose à Dieu un marchandage. Mais en la circonstance, Moïse est vaincu : il trace un cercle sur le sol et s’assied à l’intérieur, pleurant et criant qu’il n’en sortira plus. Dieu lui propose alors un dilemme que je résume. Après la faute du veau d’or, Dieu avait promis d’anéantir les Hébreux et que Jacob n’entrerait pas en Terre promise. Dieu est revenu sur sa première promesse grâce à l’intercession de Jacob et les Hébreux ont eu la vie sauve. « A présent, tu me supplies de revenir sur ma deuxième promesse. Accepterais-tu que je revienne sur cette première promesse, que j’anéantisse ton peuple pour te laisser la vie sauve ? » La scène paraîtra cruelle et immorale, mais c’est comme si par cette création littéraire les rabbins reconnaissaient qu’il fallait aider Moïse à mourir en le mettant face à un choix qu’il ne pourrait qu’accepter pour ne pas perdre à jamais toute sa grandeur. « La grandeur des récits rabbiniques tient, à mon sens, non pas à l’immensité du héros qu’ils décrivent mais, au contraire, à son humanité absolue ».
Delphine Horvilleur a un attachement particulier pour cette légende selon laquelle Moïse put mourir serein, une légende transmise par le Talmud. Je résume. Moïse grimpe sur une montagne et trouve Dieu occupé à orner les lettres d’une Torah. Moïse Lui fait part de son étonnement et Lui demande pourquoi Il perd ainsi son temps. Dieu lui répond qu’un jour un homme viendra au monde et saura interpréter toutes les fioritures qui couronnent ces lettres et qu’à partir d’elles il proposera de magnifiques lectures. Moïse supplie Dieu de lui faire savoir qui sera cet homme. Dieu dit à Moïse : « Retourne-toi ! » ; en se retournant, Moïse est transporté dans le futur et se retrouve au fond de la classe de Rabbi Akiva qui explique le sens de chaque élément de ces fioritures. Moïse écoute émerveillé mais incapable de comprendre quoi que ce soit. L’un des élèves demande à Rabbi Akiva qui lui a confié cette sagesse. Réponse immédiate du maître : Moïse au mont Sinaï. Moïse se sent apaisé et pour la première fois il est prêt à envisager la mort. Dans cette légende tient presque tout ce que le judaïsme pourrait enseigner sur la mort, soit se retourner pour voir l’avenir, car l’avenir est derrière nous, dans les traces de nos pas, traces dans lesquelles ceux qui viendront après nous liront ce qu’il ne nous est pas encore donné d’y voir.
Israël : « Béni soit celui qui fait revivre les morts »
Aucune langue n’est pure et l’hébreu moins que les autres. C’est une langue qui témoigne d’une histoire douloureuse. Cette langue indépendante n’en est pas moins occupée par des mondes étrangers. Peu de langues comptent autant de mots issus de racines étrangères. L’hébreu est stratifié avec accumulation de couches venues d’un exil plusieurs fois millénaire.
Delphine Horvilleur choisit de venir vivre en Israël au début de sa vie d’adulte car le peuple juif quittait enfin les nations qui n’avaient pas su – ou pas voulu – le sauver. « Israël disait que cela n’arriverait plus, car la suite de l’histoire était entre nos mains ».
Flashback sur les premiers sionistes, leur liturgie athée et leurs prêtres antireligieux qui « ont revisité les eschatologies des prophètes ». Israël fondé par des sionistes laïcs s’est raconté comme une prophétie biblique. Le messianisme ancestral courait dans la langue de la renaissance laïque d’Israël. Et Delphine Horvilleur cite un passage d’une lettre de 1926 de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig dans laquelle cet homme qui accorde une importance primordiale à la renaissance de l’hébreu a cette remarque extraordinaire, à savoir que si ceux de la génération de transition (soit sa génération) ressuscitent « le langage des vieux livres pour qu’il puisse à nouveau leur révéler leur sens, ne risquerions-nous pas de voir un jour la puissance religieuse se retourner violemment contre ceux qui le parlent ? » Redisons-le, Gershom Scholem est fondamentalement sioniste. Il perçoit néanmoins que si le sionisme offre un refuge alors que la menace commence à poindre en Allemagne, le langage ancestral, religieux et apocalyptique, pourrait enclencher un processus de violence messianique.
Delphine Horvilleur qui se rend à un meeting présidé par Yitzhak Rabin se remémore le massacre commis par quelqu’un qu’elle ne nomme pas, à Hébron, en 1994. De vieux livres avaient été rouverts et de très antiques prières avaient été prononcées par des rabbins ; et, cette fois, les mots étaient prononcés contre un Juif, Yitzhak Rabin, Premier ministre de l’État d’Israël qui sera assassiné juste après ce meeting. Peu après la mort de Yitzhak Rabin, Delphine Horvilleur quitte Israël mais note : « Pas un instant, je n’ai cessé d’être sioniste (…) Un soir de novembre 1995, j’ai compris que mon sionisme et celui de l’assassin de Yitzhak Rabin ne pouvaient sans doute plus continuer à porter le même nom, mais je n’en avais aucun autre à proposer ». Elle juge que cet assassin défend un sionisme de propriétaire mais, paradoxe, il abat un homme qui avait été chef d’état-major et qui avait en six jours placé bien des territoires sous l’autorité d’Israël. Delphine Horvilleur s’écarte de ce nationalisme messianique, avec droit inaliénable de propriété et cadastre biblique. Son sionisme se nourrit pourtant et tout autant de promesses bibliques et d’idéal prophétique, mais il reste attentif à des mises en garde par lesquelles Dieu demande aux Hébreux de ne pas rendre un culte à Baal, la divinité païenne de la propriété : « Souvenez-vous que “cette terre est à moi”, dit l’Éternel, et que vous y êtes, tel Abraham, uniquement des “résidents étrangers” chargés d’y mettre en place la justice et l’équité. Et cette non-propriété fonde votre pleine légitimité à vous y trouver ». Delphine Horvilleur s’élève contre ce sionisme qui est une conviction de sédentaire (qui n’est a priori pas plus condamnable qu’un autre nationalisme) et lui oppose « une prière de nomade ». L’hébreu et la terre d’Israël n’ont cessé de s’enrichir de rencontres. La Bible ne cesse de rappeler aux Hébreux bien des choses parmi lesquelles leur passé idolâtre et leur esclavage en Égypte, la richesse de leur origine qui n’est pas ici mais ailleurs…
Edgar : « Suis-je le gardien de mon oncle ? »
La Bible débute sur un récit fratricide, avec la naissance des enfants d’Adam et Ève, Caïn et Abel. Caïn, soit « acquisition » ou « possession ». A sa naissance, Caïn est déterminé, notamment par son nom. Il devient propriétaire, il fait fructifier la terre, il a une vaste descendance qui elle aussi s’installe, s’enrichit et transmet. Ève met au monde un autre fils, Abel, « souffle évanescent » ou « buée ». Abel ne fait que passer. Il est berger d’un menu troupeau, un nomade. Il sort de l’Histoire assassiné par son frère, une affaire de jalousie. Kina, soit « jalousie » en hébreu, un dérivé du nom de l’assassin. L’Éternel demande à Caïn où est Abel et Il poursuit : « La voix des sangs de ton frère hurle vers moi depuis les profondeurs de la terre ». Mais pourquoi « des sangs » ? Pourquoi ce pluriel ? Ce pluriel désigne toutes les générations qui auraient dû naître à partir d’Abel. L’affrontement Caïn / Abel ne se limite pas à deux frères, il traduit à chaque génération ce qui dure et ce qui passe, le « il est » et le « il aurait pu être ». L’histoire de ces deux frères nous conduit à bien des questions parmi lesquelles : Quelles traces ont laissées dans nos vies ceux qui sont partis ? Que laisserons-nous ?
Visite de Delphine Horvilleur sur la terre de ses ancêtres, suite à la profanation du cimetière de Westhoffen (Alsace), le 3 décembre 2019, où des générations de sa lignée paternelle sont inhumées. La synagogue déserte et vidée de tout. Dans les ruelles du centre, sur presque toutes les portes, des encoches transversales dans la pierre ou le bois : les traces d’une mezouza. Suit une allusion à cette tradition selon laquelle quelque chose doit rester inachevé dans une habitation juive (un pan de mur non peint, un carreau manquant, etc.) en souvenir de la destruction du Temple de Jérusalem – reconnaître la trace de ce qui n’est plus, se souvenir de ceux qui ne sont plus.
Le roi Salomon amasse, construit, plante, récolte. Il est à l’image des fils de Caïn. A la fin de sa vie, ce roi rédige l’Ecclésiaste dans lequel il répète : « Vanité des vanités, tout est vanité ! », l’un des versets les plus célèbres de la Bible et l’un des plus mal traduits car il n’est pas question de « vanité ». Il répète : « Havel Havalim Hakol Havel », soit : « Buée des buées, tout est buée ». Buée, Abel… Tout ce que nous construisons finit par disparaître tandis que l’éphémère laisse des traces indélébiles. « La buée des existences passées ne s’évapore pas : elle souffle dans nos vies et nous mène là où nous ne pensions jamais aller. »
Olivier Ypsilantis