Tableau 10
Dans un discours, Manuel Azaña compare le peuple espagnol en armes de 1936 qui s’oppose au golpe du 17 juillet à celui de Madrid qui en 1808, le 2 mai, s’opposa aux troupes de Murat. Ce faisant, Manuel Azaña évoque un modèle révolutionnaire même si les insurgés de 1936 ne sont pas le peuple en armes mais des militaires. Ce qui est certain et peut servir de trait d’union entre 1808 et 1936 : dans les deux cas, les prisons et les arsenaux ont été forcés, symbolisant ainsi la perte du monopole de la violence légitime par l’État. Les Espagnols tenaient la méthode leur permettant de faire des révolutions. Il est certain que la guerre d’indépendance (1808-1814), comme toute guerre interne et révolutionnaire, a été un désastre quant à l’organisation et la discipline militaires. Mais l’intrusion du militaire dans le civil, soit le mouvement civilo-militaire, a un modèle : la Révolution française, avec intervention militaire autocratique (1795-1798) qui met fin à la phase initiale (1789-1794) d’un militarisme révolutionnaire. L’interventionnisme militaire en politique est une variante de la violence révolutionnaire qui apprend (au cours du Directoire, 1795, et au cours de la Restauration, 1815-1830) à instrumentaliser l’organisation militaire. De fait, le succès de la Révolution française est aussi celui, et en fin de compte, de la violence armée, une violence qui dans sa première phase (voir la Convention) est l’expression du tumulto – mob en anglais.
Manuel Azaña (1880-1940)
Dans le monde contemporain, c’est la France révolutionnaire qui a institué l’union du peuple – de la « fureur populaire » – et de l’armée. La rupture avec l’armée de métier du XVIIIe siècle où les ordres de manœuvres cherchaient à limiter les pertes est radicale. Avec cette révolution, le nouveau mot d’ordre exige du feu, du fer et du patriotisme, et ses opérations tactiques sont massives, aveugles et enragées. Si l’idée a pu fonctionner, c’est que des officiers de carrière de l’Ancien régime intégrés à l’armée révolutionnaire surent organiser le désordre. On pense à Valmy que Goethe envisagea comme l’aube d’un monde nouveau. Des officiers professionnels à la tête des milices populaires, le tout placé sous la discipline implacable des commissaires aux armées, tel est l’instrument qui s’abattra sur les champs de bataille de toute l’Europe pour les dominer durant près de vingt-cinq ans.
L’insurrection civilo-militaire va servir de modèle et jusqu’au milieu du XIXe siècle aux révolutionnaires d’Europe. Ce modèle français inspirera l’Espagne, le « modelo español de pronunciamiento ». Des marxistes espagnols qui ont lu Max Weber noteront que ce type d’insurrection ne pouvait que s’essouffler rapidement car il lui manquait l’appui de la classe révolutionnaire qui, en Espagne, au début du XIXe siècle, était supposément la bourgeoisie.
Tableau 11
La IIe République espagnole a connu un soulèvement avant le 17 juillet 1936, avec la révolution dans les Asturias, début octobre 1934, suivie d’une répression aveugle, peu efficace donc. La voie était ouverte vers la violence radicale, avec un sentiment de frustration et de rage venu de partout, la violence qui s’imposera toujours plus comme le seul moyen de mener à son terme une histoire inachevée. Sous la IIe République, la violence politique fait deux mille trois cents victimes dont quatre cents au cours des cinq mois du Frente Popular qui fut, je le répète, beaucoup plus violent que le Front Populaire en France. Des pans entiers de la société espagnole se radicalisent. La République apparaît de plus en plus – et à raison – comme prise en otage par le gouvernement avec instrumentalisation des institutions, un gouvernement de moins en moins neutre dans l’exercice de ses fonctions, avec un chef du gouvernement, Francisco Largo Caballero, qui déclare quelques mois avant le début de la guerre civile que le docteur Gregorio Marañón est un fasciste. La multiplication de ce genre d’appréciation de la part de membres du gouvernement précipite le pays dans la violence, une violence qu’une part grandissante de la société civile juge de plus en plus inacceptable alors que ledit gouvernement se montre incapable d’assumer ses responsabilités quant au maintien de l’ordre et au respect de la loi. Un épais volume ne suffirait pas à énumérer cette passivité face aux faits accomplis – hechos consumados – qui conduit notamment et hors de toute légalité à un bouleversement du droit à la propriété et à une réforme agraire, avec occupation sauvage de biens fonciers et immobiliers.
Le crédit dont bénéficie le gouvernement est gravement entamé pour diverses raisons dont l’une d’elles a fini par s’imposer aux historiens qui s’efforcent vers l’impartialité. Ce gouvernement a fait preuve de sévérité presque systématiquement à l’égard des violences de droite, à commencer par celles commises (ou supposément commises) par les Falangistas. Or, la violence politique est alors d’abord le fait de la gauche révolutionnaire. Une part grandissante de la population note que ce gouvernement pratique la politique du deux poids deux mesures.
Le meurtre de José Calvo Sotelo est un détonateur – ou un catalyseur si vous préférez. Il a probablement mis fin aux hésitations de Franco qui n’était pas un conspirateur né contrairement à ce qui se dit. Franco a beaucoup hésité avant de passer à l’action contre un gouvernement dont il dépendait. Ce militaire comme bien d’autres pensait avant tout à sa carrière, à sa promotion, plutôt qu’à organiser un golpe particulièrement hasardeux. Dans tous les cas, il semblerait que les autorités militaires en soient venues à penser que ne pas se rebeller devenait plus risqué que se rebeller.
Lorsque les circonstances de l’assassinat de José Calvo Sotelo sont connues, l’inquiétude et la colère s’emparent de beaucoup, y compris d’officiers jusqu’alors fidèles à la République. L’assassinat de ce responsable politique n’est moralement pas moins grave que celui de l’officier de la Guardia de Asalto José del Castillo (José Calvo Sotelo a été assassiné pour venger l’assassinat de ce dernier) mais il revêt une importance politique particulière. José Calvo Sotelo, l’un des leaders de l’opposition, a été séquestré à son domicile avant d’être assassiné dans un fourgon de la Guardia de Asalto par une bande composée de Guardias de Asalto, de policiers et de Guardias Civiles qui ne sont plus en service, ainsi que par des activistes socialistes et communistes. Ce mélange de policiers et de militants politiques ne peut qu’évoquer le Hilfspolizei mis sur pied par les nazis.
La décomposition de l’État devient effrayante. Le gouvernement réagit à peine et se contente une fois encore d’arrêter des Falangistas et des hommes de droite. La situation devient intenable et l’Espagne va s’engager dans une guerre civile particulièrement dévastatrice avec implications internationales.
Depuis des années, la IIe République est plus chahutée qu’appuyée par un grand parti de la droite catholique, la Confederación Española de Derechas Autónomas (C.E.D.A.), dont l’attitude peu aimable ne l’empêche pas de s’en tenir à un strict légalisme, et presque jusqu’à la fin. Ce grand parti est bousculé sur sa droite par divers groupuscules : Acción Española, Falange Española et les Juntas de Ofensiva Nacional-Sindicalista (J.O.N.S.), tout au moins jusqu’au 17 juillet 1936. Le P.S.O.E. quant à lui est plus ou moins phagocyté par un syndicalisme qui depuis 1934 adopte toujours plus des méthodes violentes et illégales avec des objectifs ouvertement révolutionnaires. Ce parti est par ailleurs bousculé sur sa gauche par le P.C.E., un petit parti (seulement dix-sept députés et à peine 4 % des votes en 1936 à en croire Manuel Azaña) néanmoins influent, lui-même bousculé sur sa gauche par un grand syndicat anarchiste, la C.N.T. Le cocktail est explosif. A droite comme à gauche, de nombreuses organisations politiques ne se préoccupent en rien de démocratie. On ne cesse de mettre l’accent sur les pistoleros de la Federación Anarquista Ibérica (F.A.I.) ou de la Falange Española (F.E.) pour mieux cacher l’essentiel. Le P.S.O.E. de 1936, dans sa version majoritaire, caballerista (de Francisco Largo Caballero), est plus un syndicat qu’un parti. Il est éloigné de la vie politique et intellectuelle et le restera tout au long de la IIe République. Le socialisme pré-républicain avait pourtant constitué un parti de qualité, urbain et industriel, essentiellement implanté en Vizcaya et à Madrid, un parti constitué et dirigé par l’aristocratie ouvrière, des caractéristiques qui s’altèrent considérablement au cours de la guerre civile de 1936-1939, avec l’incorporation d’un très important contingent venu de la campagne, une tendance favorisée dit-on par des manœuvres de Francisco Largo Caballero alors au Ministerio de Trabajo. Bref, le niveau du P.S.O.E. s’en serait ressenti, avec bureaucratie syndicale et journalistes aux connaissances douteuses, hormis quelques éléments de grande valeur.
C’est toute l’Espagne qui se radicalise, considérant les manœuvres de la République elle-même qui, il est vrai, n’a pas le rôle facile, d’autant plus que le contexte international n’est guère favorable à l’apaisement et au dialogue.
On a voulu présenter la Révolution asturienne d’octobre 1934 comme le début de la Guerre Civile de 1936-1939. Il s’agit d’un parti pris, d’un saut hors de toute analyse historique sérieuse. De nombreux individus de gauche se sont saisis de ce schéma simple et confortable. Ce faisant, ils justifient (sans toujours s’en rendre compte) une révolte contre la légalité républicaine, injustifiable constitutionnellement et démocratiquement et, plus grave peut-être, ils semblent oublier que cette révolte a été désastreuse, y compris d’un point de vue strictement révolutionnaire. En effet, on ne comprend pas très bien l’intérêt que présente la destruction de la Cámara Santa de la cathédrale d’Oviedo. Cette révolte reste un mythe positif pour nombre de socialistes ; certains d’entre eux se montrèrent néanmoins très critiques, parmi lesquels Indalecio Prieto et Julián Besteiro ; mais leurs voix ne comptèrent alors guère, sur cette question tout au moins. Et loin de prendre note de cet épouvantable fiasco et de se distancier des révolutionnaires, fascinés par le mythe de la révolution et la toute-puissance des masses, les Républicains s’employèrent à organiser le Frente Popular, un procédé peu recommandé pour consolider un régime.
Le Frente Popular ? La transmission des pouvoirs se fait dans le désordre après sa victoire électorale. Les gouverneurs civils commencent par quitter leur poste face au désordre, tant dans les villes que les campagnes. Le personnel des prisons s’enfuit lui aussi, effrayé. Des prisonniers politiques mais plus encore de droit commun se retrouvent en liberté. La destitution du président de la République, Niceto Alcalá-Zamora, exigée par la gauche en avril 1936, suite à un processus juridique plus que discutable et moralement inacceptable, aggrave la situation, d’autant plus que cette même gauche avait exigé de Niceto Alcalá-Zamora la dissolution des Cortes suite à la victoire de la C.E.D.A. aux élections générales de novembre 1933. Dans tous les cas, cette destitution, un coup grave à la légitimité républicaine, élimine un contre-pouvoir considérable. Manuel Azaña qui a été nommé président de la République laisse sa place de chef du Gouvernement à Santiago Casares Quiroja, un homme complètement dépassé par les événements.
Les élections de 1933 et la révolte asturienne l’année suivante n’ont aucun effet dissuasif sur Manuel Azaña, notamment quant à sa politique de coalition avec le socialisme révolutionnaire, redisons-le. Manuel Azaña est probablement sensible aux légendes, et il a la sienne. Selon lui (à en croire ce qu’il écrit à ce sujet), la République aurait réactivé une tradition de liberté venue du « mito comunero » et étant à l’origine du libéralisme espagnol. Bref, et toujours selon lui, le nouveau projet républicain ne pouvait s’en tenir à une révolution exclusivement bourgeoise, la bourgeoisie espagnole étant considérée comme timorée, prudente, peu fiable.
Dans ce pays relativement attardé qu’est l’Espagne, la bourgeoisie ne représente qu’un pourcentage relativement faible de la population. Il faut donc compter avec les forces populaires et brûler les étapes pour édifier le socialisme, le socialisme révolutionnaire. Mais dans ce pays ne compter que sur les gauches revient à susciter de terribles distorsions et tensions. La politique de Manuel Azaña est un pari bien dangereux. Il est à peu près certain qu’il interprète la rébellion des Comunidades à l’aulne de la modernité et se présente comme son héritier. Il s’agit d’une vision historiciste, avec une coloration romantique dans laquelle la guerre d’indépendance d’Espagne occupe une place centrale. L’Espagnol invincible n’est plus incarné par les soldats des Tercios – l’armée impériale – mais par « el pueblo », rebelle et indomptable, par les nouveaux Comuneros. Manuel Azaña et les partisans du Frente Popular exaltent la revolución comunera et s’y réfèrent volontiers, ils exaltent une triade de héros victimes de la tyrannie absolutiste : Juan de Padilla en Castilla, Juan de Lanuza en Aragón et Pau Claris en Cataluña, trois héros qui ont lutté pour les libertés espagnoles. Et la lutte contre l’envahisseur français n’avait-elle pas commencé précisément à Madrid puis à Zaragoza et Gerona ? Et la proclamation de la IIe République le 14 avril 1931 puis la résistance au golpe du 17 juillet 1936 n’avaient-elles pas commencé dans les villes, les villes contre les zones rurales considérées comme conservatrices ? Telle était la vulgate républicaine, forte de ces références tirées de l’histoire nationale.
Manuel Azaña l’a écrit : la Guerre Civile d’Espagne n’a pas été suscitée par une confrontation entre « burgueses y proletarios » mais par une fracture au sein même des classes moyennes du pays. Cette remarque me semble centrale ; elle ouvre de très pertinentes perspectives et dissipe bien des images convenues, affreusement convenues. Elle est pertinente même si la majorité de cette bourgeoisie finira par s’opposer à cette République prise dans une dérive révolutionnaire, une République qui plutôt que de républicaniser et démocratiser ses alliés socialistes finira par s’enchaîner à eux et devenir otage d’organisations syndicalistes révolutionnaires. L’inclusion des socialistes dans un État et un Gouvernement démocratiques est une tendance dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, une tendance qui fonctionnera plutôt bien dans les pays dotés d’un solide système démocratique, avec des partis modérés et ouverts au dialogue. Mais, en Espagne, la tradition démocratique n’est alors guère solide, bien plus fragile que dans d’autres pays, et le P.S.O.E. du milieu des années 1930 est un parti majoritairement révolutionnaire.
Olivier Ypsilantis