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En lisant le Journal de Mary Berg, rescapée du ghetto de Varsovie – 3/4

 

Chapitre V. Le typhus.

Épidémie de typhus. Hôpitaux qui ferment leurs portes tant ils sont bondés. Des enfants malades sont parfois déposés par un père ou une mère qui espèrent qu’ainsi on finira par les prendre en pitié. Dans le « petit ghetto » où vivent les plus aisés, la situation est moins grave : on peut payer le médecin. Des médicaments génèrent un trafic très lucratif, à commencer par les tubes de sérum anti-typhique.

Fin juillet 1941. Mary Berg réussit ses examens et s’inscrit pour un autre cycle d’études de sept mois. 31 juillet 1941. Assise à une fenêtre de la rue Sienna, elle décrit ce qui se passe dans sa rue. Et tout en la lisant, je me vois absorbé par cet écrit dont les qualités picturales sont remarquables. Cet écrit se dévide comme un film sur un écran. Description des effets du scorbut. Une fois encore, le journal de Mary Berg diffère par sa tonalité de nombreux journaux dans la mesure, et je me répète, où elle l’envisage plus comme un document destiné à attirer l’attention des correspondants étrangers que comme un guide intérieur. Il n’empêche que cet écrit retient aussi – et d’abord – par sa qualité littéraire qui le rend aussi probant qu’un reportage photographique ou qu’un film documentaire. Ce qu’elle se propose par cet écrit est d’autant plus urgent que des correspondants étrangers se laissent berner par la propagande nazie qui, insidieuse, présente le ghetto comme nécessaire afin d’éviter la propagation des épidémies… Il est vrai qu’en la circonstance nombreux sont ceux qui ne demandent qu’à être bernés – probablement par antisémitisme – comme le laisse entendre Mary Berg.

Il y a le typhus, le scorbut, la faim, l’extrême misère, la saleté et j’en passe mais aussi des lieux de distraction comme cet établissement, au centre du ghetto, le Café Hirschfeld où se retrouvent les adeptes du trafic et, à l’occasion, les complices de la Gestapo avec leurs maîtresses, soit souvent de très jeunes filles attirées par la perspective d’un bon repas. Il n’est pas rare qu’ils terminent avec une balle dans la tête, la Résistance n’aiment pas les traîtres. Le Café Hirschfeld est le lieu de tous les trafics.

 

Le ghetto de Varsovie, 1941.

 

Partout dans le ghetto on brave mille interdits dans l’espoir de ne pas être surpris. Le typhus fait de plus en plus de victimes. Les factionnaires allemands tirent de plus en plus sur les passants, sans raison et sans avertir. Fin septembre 1941. Les armées allemandes ne cessent de progresser. Inquiétude à la veille de Rosh Hoshana : les nazis profitent volontiers des fêtes juives pour se livrer à diverses atrocités sur les Juifs. Il est question de séparer la rue Sienna du reste du ghetto ; et les nazis exigeraient sept livres d’or pour la laisser aux Juifs qui à cet effet cotisent et donnent jusqu’à leurs derniers bijoux.

 

Chapitre VII. « Ta cruauté à l’égard de ton frère ».         

Veille de Roch Hachana. Les Allemands exigent cinq mille hommes pour leurs camps de travail. Un homme est abattu à l’endroit même que Mary Berg vient de quitter, probablement par une sentinelle en mal d’exercice. Un policier juif la prend sous sa protection est la ramène chez elle. Des réfugiés arrivent en grand nombre des régions qu’occupaient les Soviétiques. En effet, avant l’attaque allemande contre l’U.R.S.S. le bruit courait selon lequel les Juifs du ghetto de Varsovie vivaient dans une sorte de paradis. Ainsi, au lieu de suivre les troupes soviétiques, de nombreux Juifs se rendent à Varsovie, une souricière. Selon Mary Berg, ils ont été victimes de la propagande nazie. Fin septembre 1941, l’épidémie de typhus fait de plus en plus de victimes, cinq cents par jour. Les médicaments font défaut et les places manquent dans les hôpitaux. 1er octobre 1941. Juste avant Yom Kippour, les Allemands annoncent que l’enceinte du ghetto va être redessinée : côté droit de la rue Sienna, certaines parties de la rue Gęsia et de la rue Muranowska, ainsi que de nombreuses habitations en bordure du ghetto. Leurs occupants vont devoir déménager. L’or versé n’a servi à rien.  Mary Berg bute contre un cadavre. Le lendemain, elle est au Théâtre Femina pour assister à une opérette. « Les spectateurs rient de bon cœur de toutes les plaisanteries, et durant les quelques heures passées dans ce théâtre confortable oublièrent complètement les terribles dangers qui les guettaient ». Tout le monde est sur les nerfs et il est de plus en plus difficile de gagner sa vie en exerçant un métier. On ne gagne vraiment de l’argent qu’en se livrant à des trafics diversement infâmes et bien des Juifs préfèrent mourir de faim plutôt que de devenir l’instrument des nazis. Certains de ceux qui travaillent pour la Gestapo sont des Juifs arrêtés pour un délit sans importance (par exemple un brassard qui n’est pas porté comme le décret l’exige), torturés, et auxquels la Gestapo finit par donner le choix entre la mort ou travailler pour elle. La plupart de ces agents juifs ne sont guère dangereux nous dit Mary Berg car ils sont connus dans le ghetto et ils n’hésitent pas à avertir quand ils le peuvent qu’une perquisition va avoir lieu chez untel et/ou untel.

Des considérations sur la fonction de l’humour. Parmi ceux que les chansons visent dans les cafés et les théâtres, les familles qui dirigent les tramways du ghetto, les Kohn et Heller (voir les tramways Kohn-Heller), des familles qui par ailleurs sont à la tête de la Transferstelle créée par les Allemands. Les Kohn et les Heller reçoivent des pots de vin des deux côtés car ils servent d’intermédiaires dans les deux sens : non seulement ce qui entre dans le ghetto mais aussi ce qui en sort.

 

Chapitre VIII. L’épouvante dans les rues.   

Novembre 1941. Froid intense. Le charbon se fait de plus en plus rare. Toujours plus de cadavres dans les rues, toujours plus de mères et d’enfants sans asile. La famine augmente et le prix des denrées alimentaires ne cesse de grimper. Le typhus poursuit ses ravages. Le personnel médical et sanitaire manque. L’hygiène se dégrade. Les conduites d’égouts sont gelées. Le grand froid évite le choléra, mais qu’adviendra-t-il après ? 9 décembre 1941. L’entrée en guerre des États-Unis redonne du courage aux quatre cent mille à cinq cent mille Juifs du ghetto.

 

Le ghetto de Varsovie, 1941.

 

Mary Berg découvre ceux qu’elle désigne comme les « Juifs-Chrétiens » du ghetto ; autrement dit, les Juifs convertis au christianisme, soit plusieurs milliers d’individus. La plupart de ces convertis le sont depuis la période hitlérienne. Ils ne connaissaient probablement pas la véritable nature du nazisme et se sont convertis dans l’espoir d’échapper aux persécutions. Il y a également des convertis de plus longue date et qui ont élevé leurs enfants dans la foi chrétienne, « et pour supprimer absolument toute trace de leur origine juive, leurs parents avaient même été jusqu’à instiller en eux le venin de l’antisémitisme ». Mary Berg note que leur situation est particulièrement cruelle et que les cas de suicide ne sont pas isolés chez les « Juifs-Chrétiens » alors qu’il n’y en a aucun chez les Juifs du ghetto. Les persécutions ont également un effet inverse : elles ramènent au judaïsme des convertis depuis plusieurs générations qui vont jusqu’à se dénoncer à la Gestapo et se faire transférer de la partie « aryenne » au ghetto où ils portent fièrement leurs brassards. 24 décembre. On prépare Noël côté « aryen » tandis que les Juifs du ghetto sont sommés de remettre toutes leurs fourrures, et jusqu’au plus petit morceau, aux Allemands. La famille de Mary Berg emménage dans un appartement rue Chłodna. Le mur d’enceinte du ghetto passe au coin de son immeuble. Où il est question du meilleur photographe du ghetto, Baum-Forbert. Il est si réputé que les officiers supérieurs et les hauts fonctionnaires nazis s’y rendent régulièrement.

 

Chapitre IX. Une nouvelle année.

Mi-janvier 1942. Les nazis exigent une fois encore que les fourrures leur soient livrées sous peine de perquisitions impitoyables. Les Juifs finissent par obtempérer mais non sans avoir détérioré toutes les fourrures qu’ils n’ont pu vendre ou cacher. Les conditions de vie de la famille se sont singulièrement dégradées depuis leur déménagement de la rue Sienna pour la rue Chłodna. « Nous occupons deux petites pièces sombres. Il n’y a pas de W.C. Les murs sont couverts d’une couche de glace qui se met à fondre quand on allume le petit poêle de tôle sur lequel nous faisons la cuisine ». Description de la rue Chłodna et de son tracé compliqué. Il est question du pont de bois, probablement l’une des images les plus reproduites du ghetto. Nombre de personnalités parmi les plus importantes du ghetto habitent dans cette rue qui compte de nombreux immeubles modernes ; et les gens fortunés qui ont distribué des pots de vin se retrouvent rue Chłodna qui « est devenue la rue aristocratique du ghetto, comme l’était auparavant la rue Sienna ». Le père est concierge de l’immeuble. Il travaille dur pour nettoyer l’escalier de la cour mais, compte tenu du petit nombre de locataires, ses revenus ont considérablement baissé. Fort heureusement, il y a une boulangerie dans la cour de l’immeuble et le père touche un pourboire et deux petits pains frais lorsqu’il ouvre chaque nuit la porte à un camion qui transporte des sacs de farine de propagande.

 

Children in the street in the Warsaw Ghetto, Poland, 1941. (Photo by Galerie Bilderwelt/Getty Images)

 

Mary Berg gagne le premier prix pour le concours d’affiches du Secours d’hiver. De plus en plus de cadavres dans les rues. Le prix des pommes de terre devient lui aussi inaccessible à beaucoup. Seuls mangent à leur faim les tenanciers des soupes populaires, les très riches et ceux qui s’adonnent au marché noir. Le ghetto dépend toujours plus de la contrebande – et il n’est pas rare que les chargements soient interceptés par la Gestapo. Des petits moulins clandestins (à main) sont installés un peu partout. On y fait les trois-huit et le travail est plutôt bien payé. Il y a aussi des petites fabriques de conserves de poisson, les stinkers – un mot du ghetto venu de l’anglais to stink. Je passe sur la liste de tout ce qui se fabrique dans le ghetto à partir de pas grand-chose, de presque-rien. Mary Berg s’émerveille (et moi avec elle) devant tant d’ingéniosité, notamment avec les chimistes alors que : « Il n’y a pas de vrai laboratoire au ghetto et tous ces miracles s’accomplissent dans des recoins secrets et des caves sombres ». Le ghetto devient de plus en plus indépendant – isolé – de l’extérieur mise à part la contrebande et le fait qu’il parvient même à exporter certains produits que Mary Berg énumère. « Officiellement, les ouvriers juifs travaillent pour d’administration allemande qui leur fournit les matières premières ; en réalité des fonctionnaires allemands jouent le rôle d’intermédiaires bien payés entre le ghetto et les commerçants des quartiers aryens ». 24 février 1942. Le bruit court qu’il y aura bientôt des échanges qui pourraient concerner les Juifs qui se trouvent dans la situation de la mère de Mary Berg. Autre nouvelle : Józef Szeryński a été arrêté dans la partie aryenne de la ville où il se livrait à un trafic de fourrures. On connait la suite : il est relâché à la condition de participer à l’organisation de la déportation des Juifs du ghetto vers Treblinka, en juillet 1942. Des Résistants juifs tenteront de l’abattre. Il restera à la direction de la police juive du ghetto jusqu’à la fin de la Grossaktion Warsaw et se suicidera pour ne pas avoir à être complice d’une nouvelle vague de déportation, en janvier 1943. Dans toutes les villes et villages on met en place des ghettos. De grands convois de Juifs arrivent d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie et sont installés dans ces ghettos. Les gardes tuent de plus en plus, pour se distraire, et Mary Berg doit passer devant deux des postes les plus dangereux. L’un des gardes a été surnommé « Frankenstein » tant il est féroce. Le 27 février 1942, Mary Berg l’aperçoit qui bat à mort un conducteur de pousse-pousse qui a dépassé de quelques centimètres la limite imposée par le règlement.

 

Józef Szeryński (1892-1943)

 

Chapitre X. Cruel printemps.      

Printemps. Arrivée de Juifs de Dantzig, rien que des femmes et des enfants, « tous les hommes de ce convoi ont été envoyés au camp de travail de Treblinka ». (Rappelons que Treblinka a d’abord été un camp de travail avant de devenir l’un des trois centres d’extermination de Aktion Reinhard. Ce camp de travail fut créé en novembre 1941, Treblinka puis Treblinka I, dans lequel étaient également détenus des Polonais accusés de n’avoir pas fait preuve de discipline dans le travail. C’est en juillet 1942, soit quelques semaines après les remarques de Mary Berg, que le centre d’extermination, soit Treblinka II, est installé, un camp organisé pour exterminer les Juifs du ghetto de Varsovie). Mary Berg note que ce camp est « le plus terrible de tout le Gouvernement général » mais que les Allemands ont assuré « à toutes ces femmes et à toutes ces mères que leurs hommes reviendraient après quelques mois de travail au camp ».

14 avril 1942. Un car allemand se rend au domicile de tous les citoyens américains du ghetto et embarque toutes les femmes. La mère de Mary Berg est oubliée car elle n’a pas signalé son changement d’adresse. 15 avril. Des rumeurs au sujet du massacre de la moitié des habitants du ghetto de Lublin, l’autre moitié ayant été déportée. Les rumeurs se multiplient, l’une d’elles selon laquelle « les Juifs allaient être envoyés en Arabie ou dans une région voisine ». 17 avril. Terreur. On annonce que l’unité qui a opéré à Lublin, un Vernichtungskommado, est arrivée à Varsovie. Les Allemands multiplient les exécutions à partir de listes de noms et d’adresses. Les exécutions se font sur place, dans la rue. Parmi les victimes, de nombreux boulangers.

Dans la cour de son immeuble, la famille de Mary Berg cultive un petit jardin. Elle mange ses premiers radis tandis que les tomates prospèrent. Sous ses fenêtres, un buisson de lilas en pleine floraison. 4 mai. Des considérations sur l’antisémitisme des Polonais et de la rage – et du découragement – des Juifs qui se sentent au moins aussi polonais que les Polonais chrétiens. Mais bien des Juifs ont honte de se dire polonais car ils se souviennent des nombreuses manifestations d’antisémitisme, par exemple qu’à l’université il leur fallait s’asseoir à part, sur les bancs appelés « les bancs du ghetto ». Et il n’est pas rare que des Polonais de l’autre côté de l’enceinte jettent des pierres pour briser les vitres des fenêtres des appartements juifs et les devantures des magasins juifs en poussant des cris de joie. Des Polonais chrétiens sont outrés par la situation des Juifs mais se taisent par peur. « Seuls quelques membres des partis ouvriers (…) ne craignent pas d’affirmer leur opinion ».

En dépit de la terreur, des écoles primaires ouvrent. Un petit jardin a été aménagé par des jardiniers du Toporol et des ouvriers juifs sur l’emplacement d’une maison bombardée. Des élèves en arts graphiques ont décoré l’un des pans de murs. Les petits s’y rendent et s’y amusent. Mary Berg prend un bain de soleil sur son toit : « C’est une mode qui est très répandue au ghetto où les toits en terrasses ont été transformés en plages citadines ».

 

Chapitre XI. Le documentaire.       

8 mai 1942. Les Allemands tournent un documentaire sur le ghetto, au 20 de la rue Chłodna, avec mise en scène comme il se doit, dans l’un des plus luxueux appartements, avec riche repas servi dans la plus belle des vaisselles. Les passantes et passants les plus élégants ont été arrêtés et ont reçu l’ordre de se mettre à table, de boire, manger et converser comme si de rien n’était…

 

Le ghetto de Łódź, 1942.

 

Un témoignage terrifiant sur le ghetto de Łódź où les conditions de vie (à commencer par l’alimentation) semblent encore plus dures que dans le ghetto de Varsovie. La tuberculose y fait des ravages. Quant au président de la communauté juive, Chaim Rumkovski, il se comporte en despote : « On dit qu’il est fou ». Mary Berg qui continue à prendre le soleil sur son toit est toute bronzée. Dans le jardin familial, les légumes et les fleurs prospèrent. 3 juin. Cent dix personnes sont fusillées à la prison de la rue Gesla dans le but d’intimider les fraudeurs. La police polonaise refuse de former le peloton d’exécution. Il lui est ordonné d’y assister en compagnie de membres importants de la communauté juive.

La mère de Mary Berg s’est montrée négligente quant à sa nationalité américaine et elle commence à s’inquiéter. Il y a encore dans le ghetto trois autres familles qui sont dans le même cas : trois Américaines dont les enfants et le mari sont nés en Pologne. 30 juin 1942. Mary Berg note que l’échange devrait avoir lieu le 6 juillet mais que rien n’est encore sûr, et l’inquiétude subsiste. Les gardes allemands ont la gâchette de plus en plus facile et « Frankenstein » est déchaîné ; il tue tous les jours et parfois jusqu’à dix personnes. La chaleur est terrible. Mary Berg cesse d’aller aux cours, par ailleurs de moins en moins fréquentés, car il devient de plus en plus dangereux de circuler. Des rumeurs toujours plus soutenues d’une déportation massive. De nombreux Juifs qui vivent du côté « aryen » sont dénoncés et conduits au ghetto où ils sont immédiatement fusillés. Le Théâtre Femina fait salle comble. 15 juillet 1942. Tous les Juifs étrangers doivent se présenter à la prison Pawiak le 17 juillet de très bonne heure. Le 16 juillet, la mère de Mary Berg apprend enfin que toute la famille pourra partir avec elle et non simplement sa fille Anne comme il en a été question. Ils sont nombreux à se presser dans l’appartement où la famille fait ses bagages. Tous viennent pour le même motif : donner les adresses de leurs parents en Amérique dans l’espoir que…

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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