En Header, le pont Vasco de Gama à Lisbonne.
Tableau 12
Les Portugais sont donc les premiers explorateurs européens mondiaux. Ils seront suivis sans tarder par les Hollandais, leurs premiers rivaux. S’en suivra une lutte globale de 1600 à 1663.
Lorsque les Hollandais se lancent dans leur guerre d’indépendance contre l’Espagne, soit la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648), ils s’en prennent plus aux possessions d’outremer portugaises qu’aux espagnoles. Les possessions ibériques (soit espagnoles et portugaises) étant disséminées sur quatre continents et sept mers et océans, le conflit peut être qualifié de mondial : les plaines de Flandres et la mer du Nord, l’estuaire de l’Amazone et l’hinterland angolais, l’île de Timor et les côtes chiliennes. Les richesses en jeu sont considérables. On ne peut que rester perplexe quand on sait que la population du Portugal et celle de la Hollande ne comptent alors respectivement pas plus d’un million et demi d’habitants. Cette lutte globale implique souvent, à certains moments et en certains lieux, un troisième protagoniste comme les Anglais, les Danois, les Congolais, les Perses, les Indonésiens, les Cambodgiens et les Japonais. La ferveur religieuse active cette lutte et furieusement, une lutte entre catholiques romains pour les Portugais et calvinistes pour les Hollandais.
L’attaque massive des Hollandais contre l’Empire portugais s’explique par l’union entre le Portugal et l’Espagne sous la couronne de Felipe II contre lequel les Hollandais se sont révoltés en 1568. L’union de ces deux pays suppose l’union de leur empire respectif. Il s’agit bien du premier empire mondial, un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Cette union se fait sans heurt, hormis aux Açores, plus précisément sur l’île de Terceira où les Espagnols doivent organiser une opération militaire d’envergure. La plupart des membres de la noblesse et du haut clergé sont en faveur de cette union tandis que le peuple et la plupart des membres du bas clergé y sont opposés ; mais ils sont désorganisés et démoralisés par le désastre d’El-Ksar el-Kebir dont il a été question dans un précédent Tableau portugais (Tableau 2 de 1/10).
Felipe II s’efforce de ménager les Portugais tant en métropole que dans leurs colonies car il connaît la force du sentiment national chez ce peuple. Les Portugais se plaignent des attaques hollandaises et, dans une moindre mesure, anglaises contre leurs possessions en ce début XVIIe siècle, des attaques qu’ils attribuent à cette union ibérique. On peut comprendre leur plainte mais avec du recul on doit admettre qu’elle n’était qu’à moitié justifiée. Les Britanniques avaient déjà défié les revendications portugaises quant au monopole commercial en Guinée au milieu du XVIe siècle. L’affrontement entre le Portugal et ces deux puissances maritimes se serait inévitablement produit. Il est vrai que cette union du Portugal et de l’Espagne (alors occupée à mater la révolte dans les Flandres) a précipité l’affrontement.
La guerre commence par des attaques navales hollandaises contre les îles de São Tomé e Príncipe en 1598-99. Puis, petit à petit, les Hollandais s’en prennent aux possessions portugaises en Asie, en Afrique et au Brésil, mais toujours en s’en tenant aux côtes. D’une manière générale, les possessions espagnoles s’enfoncent loin dans les terres (pensons en particulier au Pérou et au Mexique) et ne peuvent être inquiétées par de simples attaques côtières.
L’expansion hollandaise au cours de la première moitié du XVIIe siècle n’est pas moins remarquable que celle du Portugal et de l’Espagne un siècle auparavant. Elle va avoir de lourdes conséquences sur l’Empire portugais. Et les attaques hollandaises n’épargnent pas l’Empire espagnol. Alors que la Dutch West India Company attaque pour la première fois le Brésil, en 1624, une autre flotte hollandaise de onze navires et de mille six cent cinquante hommes affrétée par les States-General et la Dutch East India Company passe par le détroit de Magellan, attaque les côtes du Pérou et du Mexique avant de traverser l’océan Pacifique vers les Moluques et Batavia, une entreprise stupéfiante pour l’époque. Les Hollandais attaquent aussi et fréquemment au Philippines, une possession espagnole, mais sans grand succès, des attaques qui cesseront avec le traité de Münster, en 1648.
La guerre luso-hollandaise qui a commencé par des attaques contre les îles de São Tomé et Príncipe en 1598-99 se termine par la capture des établissements portugais sur les côtes du Malabar (Inde), en 1663. La paix n’est officialisée que six ans plus tard. En Afrique de l’Est, les Hollandais essuient deux échecs dans leur tentative contre le Mozambique (1607 et 1608), ce qui les incite à fonder leur propre établissement au Cap de Bonne Espérance, en 1652. Ils s’en tiennent longtemps à la côte tandis que les Portugais poussent vers l’intérieur, notamment le long de la vallée du fleuve Zambèze, dans ce qui est aujourd’hui la Rhodésie du Sud. En Afrique de l’Ouest, les Hollandais s’établissent sur la Côte de l’Or (Costa do Ouro) dès 1612, à Mouri (Fort Nassau), et parviennent très vite à s’approprier l’essentiel du commerce de l’or au détriment des Portugais.
La première tentative des Hollandais pour s’emparer de São Jorge da Mina (dans l’actuel Ghana) en 1625 tourne au désastre ; mais ils y parviendront treize ans plus tard. Les Hollandais occupent également par la force la côte de l’Angola et Benguela, en 1641 ; et en 1648, avec l’aide de leurs alliés locaux, ils sont sur le point de s’emparer de ce qu’il reste aux Portugais dans le pays. Mais une expédition luso-brésilienne partie de Rio de Janeiro reprend Luanda et renverse in extremis la situation. Lorsque la paix est signée en 1663, les Hollandais conservent les places fortes sur la Côte de l’Or tandis que les Portugais conservent l’Angola, Benguela, São Tomé e Príncipe.
Au Brésil, après une occupation éphémère de Bahia en 1624-25, les Hollandais s’emparent de Pernambuco en 1630 et quinze ans plus tard ils contrôlent l’essentiel de la production de sucre du nord-est de la partie côtière de la région. Les habitants se révoltent en 1645 et reçoivent l’appui du Portugal. Recife et les dernières positions hollandaises capitulent en janvier 1654. Nous sommes dans une guerre économique et sociale activée par l’odium theologicum. L’essentiel des forces luso-brésiliennes engagées dans cette lutte sont des Noirs, des Mulâtres et des Métis divers. Parmi les chefs de la rébellion portugaise, Felipe Camarão, un chef amérindien, et Henrique Dias, un Noir.
Les désastres subis par les Portugais face aux Hollandais au cours des quarante premières années du XVIIe siècle expliquent en grande partie la révolte portugaise contre les Espagnols, en 1640. En se séparant de l’Espagne, les Portugais pensent que les agressions hollandaises contre leurs possessions d’outremer cesseront. Un accord pour une période de dix ans est signé à La Haye en 1641 mais n’est ratifié qu’un an plus tard et n’est pas respecté en Asie avant novembre 1644. Au Brésil et en Angola, la trêve n’est pas vraiment respectée et sitôt passée les hostilités s’intensifient dès 1652 au point que les Portugais sollicitent la protection des Britanniques suite au mariage de Charles II avec Catarina de Bragança en 1661. La sécurité du Portugal est garantie vis-à-vis de l’Espagne et la Hollande en 1668-69, en partie grâce à la médiation britannique. Mais cette union a un coût qui ne plaît pas à bien des Portugais : dans la dot de l’épouse figurent Bombay et Tanger.
Les raisons de la victoire hollandaise en Asie s’expliquent d’abord par la meilleure santé économique de la Hollande. Les populations respectives de ces deux pays sont plus ou moins égales en nombre (environ 1 500 000 habitants) mais le Portugal doit fournir des hommes à l’Espagne de 1580 à 1640 avant de mobiliser des forces contre elle afin de se libérer de sa tutelle. Il est vrai que la Hollande est elle aussi en lutte contre l’occupant espagnol (voir la guerre de Quatre-Vingts Ans, 1568-1648) mais les Hollandais ont les moyens d’engager dans leur armée et surtout dans leur flotte des Allemands et des Scandinaves. La disproportion des forces navales entre Hollandais et Portugais finit par devenir écrasante au profit des Hollandais, tant par le nombre des navires que par la qualité des marins et des troupes embarquées. Autre raison du succès maritime des Hollandais en Asie, les gouverneurs-généraux de Batavia (en particulier Anthony van Diemen) ont une bien meilleure connaissance de la stratégie navale que la plupart des vice-rois de Goa. Ajoutons que la Dutch East India Company recrute en fonction des compétences et non du pedigree familial ou du statut social contrairement aux Portugais, un fait qui n’échappe pas aux Portugais les plus lucides. Les marins et les soldats hollandais embarqués sont beaucoup plus entraînés et disciplinés. La Dutch East India Company ne cesse de s’enrichir tandis que Goa ne cesse de décliner. On sait que l’argent est le nerf de la guerre, ce qui se vérifie d’une manière implacable dans cette lutte en Asie entre Hollandais et Portugais.
Sur le théâtre asiatique des opérations, les Hollandais peuvent donc s’offrir un grand nombre de mercenaires. Les soldats de la Dutch East et Dutch West India Company sont des mercenaires et à tous les niveaux : Allemands, Français, Scandinaves et, avant 1652, Anglais, avec une plus forte proportion de Hollandais parmi les officiers. Ces mercenaires sont bien mieux nourris que les Portugais qui le savent et ne cessent de s’étonner de leur bonne condition physique alors qu’eux-mêmes crèvent de faim. Par ailleurs, le recrutement des soldats destinés aux colonies portugaises se fait par la force durant tout le XVIIe siècle et principalement dans le milieu des repris de justice. Des responsables et des vétérans portugais sont conscients que les échecs de leur pays face aux Hollandais s’expliquent en partie par ce mode de recrutement et certains n’hésitent pas à le dire. Des plaintes sont également formulées au sujet du trop jeune âge d’un certain nombre de ces recrues, des enfants pour certains. Arrivées à Goa, nombre de recrues parmi les meilleures s’empressent de rentrer dans les ordres, une pratique qui va susciter une correspondance durable entre la Couronne, les vice-rois et les autorités ecclésiastiques. Le manque de discipline et d’entraînement en temps de paix et l’absence de forces permanentes et professionnelles expliquent également le désavantage des Portugais. Même en Europe les Portugais sont les derniers à promouvoir une quelconque innovation dans le domaine militaire. Au cours du XVIe siècle, les Castillans sont à la pointe des progrès militaires et ne se privent pas de dénigrer les Portugais, notamment entre 1580 et 1640.
Comme dans bien des guerres, de mutuelles accusations concernant d’éventuelles brutalités voire atrocités sur des prisonniers de guerre sont lancées, notamment suite à la campagne de Pernambuco (1644-54), accusations touchant les Hollandais et les Portugais ainsi que leurs auxiliaires indigènes. Ces accusations ont d’abord pour effet d’intensifier les violences mutuelles et l’esprit de vengeance. Et une fois encore l’odium theologicum auquel nous avons fait allusion active cette dynamique.
Mais alors ? Pourquoi les Hollandais ont-ils mis environ soixante ans pour conquérir des morceaux de l’Empire portugais en Asie et ont-ils totalement échoué en Angola et au Brésil ? Plusieurs raisons peuvent être avancées. Si dans le combat rapproché les mercenaires au service des Hollandais sont très supérieurs à leurs ennemis portugais, ces derniers sont plus habitués au climat tropical. Les batailles décisives de Guararapes en 1648 et 1649 sont gagnées par des Luso-Brésiliens bien adaptés au climat et au terrain. Il est vrai que les Hollandais ont remporté la victoire à Ceylan, sous un climat tropical, mais essentiellement à cause de l’incompétence chronique du commandement portugais sur l’île. A Pernambuco, les leaders luso-brésiliens sont les meilleurs avec ce remarquable trio : João Fernandes Vieira (de Madère), André Vidal de Negreiros (du Brésil) et Francisco Barreto (du Pérou), sans oublier l’appui de l’Amérindien Felipe Camarão et du Noir Henrique Dias. Sur mer la supériorité des Hollandais devient écrasante aussi bien dans l’océan Indien que dans l’Atlantique Sud. Leurs défaites (comme à Luanda en août 1648 et à Recife en janvier 1654) sont plus dues à des circonstances extérieures qu’à une quelconque supériorité portugaise. Une autre considération doit être prise en compte : les Portugais maintiennent leur empire en dépit d’une supériorité hollandaise car ils se sont enracinés dans leurs possessions. Les Hollandais parmi les plus lucides en sont conscients, des documents en attestent. Ces derniers constatent par ailleurs que les indigènes sont généralement plus favorables aux Portugais dont le comportement n’est pourtant pas moins brutal. Une fois encore, les témoignages sont nombreux à ce sujet.
On a prétendu que les Portugais avaient moins de préjugés raciaux et qu’ils s’unissaient plus volontiers aux femmes indigènes, mais les documents de l’époque, soit du XVIIe siècle, ne disent rien qui aille dans ce sens. Les Hollandais remarquent que le zèle religieux des Portugais prend sur les indigènes et que les missionnaires catholiques romains sont autrement plus efficaces que les calvinistes dans tous les points de l’Empire portugais ; et en Chine ce sont les Jésuites qui contribuent à contrarier les efforts des Hollandais désireux d’établir des relations commerciales avec ce pays.
L’étroite collaboration entre le pouvoir civil (the Crown) et le pouvoir religieux (the Cross), caractéristique des Empires ibériques, ne fonctionne pas nécessairement à l’avantage des Portugais dans leur lutte contre les Hollandais. La crainte d’une « cinquième colonne » chrétienne est l’une des raisons pour lesquelles le Japon se ferme à tous les pays européens à l’exception des Hollandais en 1639 ; et les Hollandais comme les Anglais s’empressent d’activer leur crainte, de l’exacerber. Quoi qu’il en soit, les autorités hollandaises admettent que les prédicateurs calvinistes (predikanten) ne peuvent égaler les prédicateurs catholiques romains. Au cours de l’occupation de Pernambuco (1630-54) par les Hollandais, de nombreux Hollandais se convertissent au catholicisme romain alors qu’il est plus que rare qu’un catholique romain se convertisse au calvinisme. En Asie, les autochtones fuient autant qu’ils le peuvent les predikanten, préférant la liturgie et les sacrements catholiques romains. Il ne reste aucune trace de calvinisme dans les possessions portugaises qui ont été prises par les Hollandais alors que les communautés catholiques romaines y sont toujours bien vivantes.
Une autre raison de la préférence de nombre d’Asiatiques pour les Portugais est que ces derniers emploient les populations locales tandis que la Dutch East India Company et que l’English East India Company s’efforcent d’employer leurs hommes autant que possible. Par ailleurs, les Portugais se contentent de moindres profits comparativement aux Hollandais et aux Anglais. Dans tous les cas, ceux qui ont accueilli les Hollandais à bras ouverts, pensant ainsi faire contrepoids aux Portugais, ne tardent pas à déchanter. Ils passent de King Stork à King Log comme le dit si bien l’anglais.
Enfin, la rivalité entre Portugais et Hollandais touche également à la langue. Sur ce point, les Portugais sont les gagnants absolus. Lorsque les Hollandais arrivent dans les possessions portugaises, le portugais est déjà solidement enraciné. Durant les vingt-quatre années que les Hollandais occupent le nord-est du Brésil qui a été portugais, les autochtones refusent d’apprendre leur langue, y compris ceux qui collaborent avec eux. Bref, la victoire du portugais (et des créoles portugais) est complète. Même au Cap de Bonne Espérance, le portugais demeurera longtemps la lingua franca et ne sera pas sans influence sur le développement de l’afrikaans.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Intéressante remarque sur le fait que Salazar aurait eu une négociation avec les loges maçonniques de droite. C’est aussi ce que je pensais, mais c’est très peu connu.
En principe Salazar est considéré comme totalement anti maçon, comme Franco. Je pense qu’il ne les aimait pas mais en fait il avait accepté un modus vivendi avec eux.
Un fait très curieux et très ignoré: Mario Soarès, futur président de la République, maçon, futur grand maître du Grand-Orient du Portugal, alors qu’il était un jeune avocat sans cause et très paresseux, fils à papa, avait toujours des ennuis sous Salazar, à cause de ses opinions contestataires. Eh bien, il était toujours protégé par une des trois grandes familles d’industriels qui se partageaient l’économie du pays en bonne entente avec Salazar. La plus puissante des trois, dont le nom commence par M. Donc ça s’arrangeait toujours. Il était condamné, mais de manière clémente et au lieu de purger sa peine, il allait se mettre au vert à Madère ou aux Açores, où la famille lui donnait quelques petites sinécures.
Je me suis toujours demandé en quel honneur tout ça. Toujours est-il que ça a fini par être utile car Soarès a pu renvoyer l’ascenseur un peu, plus tard, après la période révolutionnaire.
Malgré ça le modus vivendi avait ses limites, car quand il y a eu des élections présidentielles dans les années 50, ou 60, je ne sais plus, et qu’un jeune lieutenant-colonel Delgado, aviateur, maçon, qui était candidat et avait des chances d’être élu, a dit imprudemment que s’il était élu il limogerait Salazar (qui n’a jamais été que premier-ministre), Salazar l’a quand-même fait assassiner.
Les frères trois points se le sont tenus pour dit et ils ont décidé de tout simplement atteindre la mort du “dictateur”. Aujourd’hui bien entendu ils sont tout puissants, et c’est pourquoi le Portugal va si mal.