24 juin. Sur la route. Arrêt dans les environs de Barcelona. Devant la terrasse, un bois de pins. Tandis que j’écoute nos hôtes converser tout en suivant le graphisme des troncs et des branches — ce graphisme qui n’a cessé d’inspirer les graveurs japonais et les peintres chinois — mon regard s’immobilise, comme frappé de stupeur, comme s’il s’agissait d’un signe destiné à ma seule intention : dans ce bois, un pin dessine très explicitement un chandelier à sept branches, une menorah. Passent des avions de ligne à l’approche de Barcelona-El Prat. Je m’efforce de lire la compagnie à laquelle ils appartiennent.
Encore une Menorah naturelle !
Tandis que la nuit tombe, je pense aux racines de l’antisémitisme occidental, à cet antisémitisme qui n’est pas « explicable » aussi longtemps qu’on refuse d’envisager l’antijudaïsme. Certes, l’antisémitisme ne procède pas intégralement de l’antijudaïsme, il n’empêche que ce dernier est l’une des sources de l’antisémitisme, une source souterraine à laquelle on accède en spéléologue et par des galeries diverses. La doctrine de l’Incarnation (une doctrine spécifiquement chrétienne, avec la Trinité) était lourde de danger pour les Juifs qui se voyaient bien malgré eux placés dans de redoutables angles de tir. Suivant une certaine logique doctrinale, les Juifs avaient non seulement refusé la dimension messianique de Jésus, ils avaient de plus « souillé » la dimension divine du Rédempteur en portant atteinte à Sa dimension corporelle, une dimension inséparable de l’idée que les Chrétiens se font du sacré. Avec les Chrétiens, les Juifs se préparaient un avenir chargé de terribles menaces.
L’Église n’a eu de cesse de vouloir se substituer aux Juifs ; et la Théologie de la Substitution a pris bien des formes, plus ou moins affirmées, volontiers insidieuses ; elle irrigue encore la vision chrétienne. Et loin de moi l’envie de régler des comptes. Je ne fais qu’observer et prendre des notes. Certes, le Concile Vatican II a entériné l’abandon de cette théologie, il n’empêche : il suffit de pousser la porte d’une église à l’heure d’une célébration pour comprendre qu’elle est toujours bien présente puisqu’elle sous-tend tout le Second Testament, à commencer par les Évangiles. J’en ai pris la mesure, une fois encore, à l’occasion du Corpus Christi (Fête du Corps et du Sang du Christ) au cours duquel le prêtre a déclaré que les Chrétiens avaient parfait le sacrifice pratiqué par les Hébreux (voir les sacrifices d’animaux, un thème récurrent dans le Premier Testament) en célébrant celui de Jésus-Christ. Dieu demanda à Israël d’effectuer de nombreux sacrifices selon des rites précis prescrits par Dieu lui-même pour le pardon des péchés. Voir en particulier les deux boucs (Lévitique 16). Mais avec le sacrifice de Jésus-Christ, les Chrétiens s’élevèrent d’un coup (!?) au-dessus des Hébreux par le sacrifice d’un homme, Jésus-Christ. Par ces sacrifices (d’animaux), les Hébreux ne faisaient que préparer — malgré eux — le sacrifice de Jésus-Christ, le sacrifice suprême, absolu, en regard duquel leurs sacrifices faisaient pâle figure. Le « Nouvel Israël »…
25 juin. Hôtel Pyrénées (fondé en 1940), Andorra La Vella. Je m’efforce de lire un peu de la mémoire de cette construction élégante et sévère. Les balcons en renfoncement avec arcs surbaissés. Le drapeau andorran bleu-jaune-rouge me ramène en Roumanie. Le beau bâtiment du Consell General, inauguré le 12 juin 2014 par les co-princes Joan-Enric Vives i Sicília, évêque d’Urgell, et François Hollande, président de la République française. Casa de la Vall, ses magnifiques sols décorés de galets placés sur chants, comme dans les îles du Dodécanèse (voir les krokalia). Cet édifice seigneurial de la fin du XVIe siècle devint en 1702 le siège d’un des premiers parlements en Europe, le Consell General, créé en 1419.
Alors que je feuillette Le Figaro du jour dans le hall de l’Hôtel Pyrénées (Hotel Pirinenc), je découvre avec plaisir que l’œuvre gravé (xylographie) de Lyonel Feininger va être exposée pour la première fois en France, au Havre plus précisément, avec cent trente-neuf estampes. Lyonel Feininger, un immense artiste quelque peu oublié. Ses créations, à commencer par ses gravures sur bois, ont une rigueur qui m’évoque celle de Johann Sebastian Bach.
26 juin. Marche dans Bordeaux. Moiteur. L’air parcouru d’énormes formations nuageuses. Arrêt prolongé chez un bouquiniste. Remué de nombreux livres assez médiocres avant de reprendre la marche. Lu un article mis en ligne par iran-resist.org et intitulé « L’Iran et le concept de l’impureté des non-musulmans », un article très documenté émanant d’un site que je défends et que j’ai placé dans le blogroll de mon blog dès sa création. Sur la route, vers la Vendée. Aux carrefours, hautes croix en ciment gris avec Christ rouillés.
30 juin. Île d’Yeu. La belle thèse — mais il me faudrait écrire : la belle intuition — de Jeanne Hersch dans « L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie », thèse selon laquelle l’histoire de la philosophe en Occident a été et reste celle d’un étonnement. « L’étonnement est essentiel à la condition d’homme » écrit-elle dans l’Avertissement. L’étonnement philosophique face à ce fait radical, implacable : tout ne cesse de changer, tout passe, à commencer par notre propre corps. Les étoiles meurent elles aussi. L’École de Milet s’étonne et peut-être même s’effraye-t-elle tout en s’efforçant de désigner ce qui persiste dans l’irrémédiable changement. Réponse : la substance. Mais quelle est la substance qui persiste dans ce changement ? Pour Thalès, il s’agit de l’eau. Pour d’autres, c’est l’air, le feu, l’infini mais en aucun cas la terre, élément trop matériel et pas assez subtil selon eux. Héraclite et Parménide, deux amers auxquels la pensée occidentale n’a cessé de se référer. Ainsi des penseurs peuvent-ils être qualifiés d’« ioniens » (voir Hegel), d’autres d’« éléates » (voir Spinoza). Ces deux Écoles ont posé la question de [l’un et du multiple], du [permanent et de l’éphémère], deux couples étroitement liés, le permanent étant associé à l’un et l’éphémère au multiple. Héraclite (se) pose la question : qu’est-ce qui persiste à travers le changement ? Sa réponse : le changement lui-même. Héraclite affirme que la tension entre les contraires est la condition de toutes choses. La réalité physique doit son existence à un affrontement qui a lieu au-delà d’elle-même, au-delà de ses contraires. Cet affrontement engendre le réel qui, de ce fait, est combat, devenir. Dans cet écoulement constant, Héraclite trouve un principe d’ordre et d’équilibre. C’est le logos qui veille à ce qu’aucun contraire ne l’emporte définitivement afin de préserver le combat, la vie même. Parménide, fondateur de l’École éléate. Dans « L’Évolution créatrice », Henri Bergson poursuit l’interrogation de Parménide sur la possibilité ou l’impossibilité de penser le non-être. Les différents niveaux de sens du monde dont la doxa qui sans être vraiment la vérité est une façon de s’en approcher et qui permet aux hommes de vivre au quotidien, de communiquer entre eux, d’organiser la vie sociale et l’État. La vérité logique prime la connaissance empirique, la rationalité prime l’expérience. Il faut lire et relire Héraclite et Parménide.
Jeanne Hersch (1910-2000)
1er juillet. Marche vers la Pointe des Corbeaux, une heure de marche au réveil, tôt le matin, un exercice que je me suis imposé tout au long de ce séjour. Des solutions à des problèmes qui me semblaient insurmontables se présentent. Il est donc bien vrai que la marche oxygène le cerveau… L’île d’Yeu couverte de brumes. La Maison de la Presse et ses présentoirs vides avec cette information écrite à la main : Pas de presse pour cause de brume, une phrase qui aurait entraîné André Breton et autres poètes surréalistes dans de profondes rêveries. Pour ma part, je remercie la brume : l’information est un excitant dont il convient de ne pas abuser. L’employée à la chevelure relevée à la mode antique, son cou ainsi mis en valeur. Dans les rayonnages, une surprise : « Le Monastère noir » d’Aladár Kuncz a été réédité. L’auteur, un Austro-Hongrois incarcéré en octobre 1914 au château de Noirmoutier et transféré à l’île d’Yeu avec d’autres Austro-Hongrois qui avaient eu la malchance d’être en France au moment de la déclaration de guerre. Aladár Kuncz ne fut libéré qu’en avril 1919.
Lecture de « Guide du voyageur à l’île d’Yeu » du docteur Viaud-Grand-Marais (1833-1913), un petit livre charmant qui rend compte d’excursions sur cette île, à la fin du XIXe siècle. Le style des guides touristiques est la marque la plus sûre d’une époque. Tout en le lisant, je me répète que le plus grand dépaysement ne vient pas de l’espace mais du temps, qu’un voyage dans la Chine ou l’Inde d’aujourd’hui est bien moins dépaysant qu’un voyage (par le biais de la littérature ou de la photographie par exemple) dans la France ou l’Espagne des grands-parents. A ce sujet, aucun livre ne m’a fait autant voyager — ne m’a autant dépaysé — que « Renoir, mon père » de Jean Renoir.
Toutes ces masses travaillées par des mass médias a priori hostiles à Israël, bêtement, machinalement. L’hostilité des masses et des mass médias se répondent.
Retour à la Maison de la Presse. Le profil de l’employée m’a terriblement distrait. Je n’ai fait que feuilleter livres et revues pour me donner une contenance. Malgré ma discrétion, elle a dû sentir mon regard admiratif car elle est passée à côté de moi en m’adressant un léger sourire dans lequel j’ai cru lire un remerciement. Il est vrai qu’en l’observant, je me voyais la dessiner…
Olivier Ypsilantis
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