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Le yiddish, histoire d’une langue errante – 2/2

 

Les composantes de la langue yiddish.

Donc, le yiddish constitue bien un système linguistique autonome, original et cohérent. L’inter-linguistique a proposé un modèle permettant d’en finir avec une certaine vision du yiddish. Chaque langue juive est un palimpseste. Ainsi du yiddish dans lequel nombre de langues, parlées ou écrites, ont laissé des empreintes plus ou moins marquées avec fusion phonologique, morphologique et syntaxique du substrat hébréo-araméen, de langues romanes, de dialectes germaniques ou slaves. Le yiddish constitue de ce point de vue un cas unique parmi les langues européennes, avec coexistence d’un substrat germanique et d’un substrat sémitique. Bref, les linguistes se sont demandés comment étudier cette langue si particulière, une langue dont les spécificités tiennent au multilinguisme et aux pratiques langagières propres aux communautés juives.

Selon un modèle accepté, les Juifs qui émigrèrent en Lotharingie (vers 900-1000) parlaient des dialectes romans. Puis arrivèrent d’autres vagues migratoires (dont celle des Juifs expulsés de France en 1394) qui laisseront leur empreinte linguistique. Ces Juifs finirent par adopter les dialectes de la Rhénanie qui devint leur principale langue véhiculaire. Diverses théories s’opposent au sujet de la germanisation de cette langue première et sur l’apport des langues romanes. Quoi qu’il en soit, ce sont bien les dialectes germaniques qui ont eu le plus d’impact sur la naissance et la formation du yiddish. La corrélation entre la naissance du yiddish et l’histoire des migrations juives en Europe est évidente d’où la multiplicité des influences repérables. Aux facteurs historiques (Peste noire, expulsions, guerres, pogroms, etc.) s’ajoutent les contacts commerciaux, culturels, religieux entre Juifs des différentes régions d’Europe, une convergence de facteurs qui explique la position centrale des dialectes germaniques dans la genèse du yiddish mais aussi la très grande difficulté à retracer cette histoire, à ne pas donner dans un compte-rendu linéaire et, ainsi, négliger un constant enchevêtrement, l’extrême complexité du yiddish qu’explique l’extrême complexité de l’histoire du judaïsme ashkénaze sur des siècles et des siècles, complexité liée aux rapports des Juifs avec leur tradition linguistique interne et avec les langues de contact.

 

 

Max Weinreich distingue le « proto-yiddish » et le « vieux-yiddish », soit la reconstruction du proto-système du yiddish et la langue telle qu’elle a dû apparaître au moment de sa naissance, dans les communautés juives rhénanes, vers le IXe-Xe siècle. Mais la documentation manque et il serait présomptueux de vouloir reconstituer ce processus dans son intégralité. Max Wienreich situe l’origine du yiddish au Xe-XIe siècle, dans les communautés du Rhin moyen. La présence juive est attestée dans la région depuis les temps romains. Des marchands juifs auraient suivi l’avancée des troupes romaines et se seraient installés dans des villes qui furent à l’origine des camps romains. Ainsi trouve-t-on entre 321 et 331 une présence juive à Cologne. Vers l’an 1000, la vie juive dans la région augmente sensiblement, notamment avec la première Croisade. « C’est dans ce contexte, à l’époque où l’entité religieuse et culturelle ashkénaze se constituait, que la langue yiddish a commencé à émerger, dans une relation d’abord de parenté et de proximité avec les parlers mitoyens, puis de progressive autonomie, au point de devenir une langue indépendante, à part entière. »

Alors qu’il est en gestation, le yiddish peut être envisagé comme un dialecte du moyen haut allemand. Pour Max Wienreich, l’origine géographique du yiddish se situe indubitablement dans la région du Rhin : Cologne, Francfort-sur-le-Main, Mayence, Trèves, Worms, Spire et Metz. En 1096, avec la Croisade, les Juifs se déplacent vers la Souabe-Franconie (Augsbourg ou Nuremberg). S’y installent des Juifs venus non seulement du nord de la France mais aussi des Alpes. Max Weinreich : « Dans l’histoire juive, la Lotharingie est le berceau d’une nouvelle sub-culture juive : c’est dans cette région que judaïsme ashkénaze naquit, le vecteur de la langue yiddish. » Max Weinreich analyse le yiddish en commençant par isoler la composante hébréo-araméenne et la composante romane. Les Juifs venus de l’Italie ou du nord de la France entrent en contact avec les langues et les dialectes parlés dans l’Allemagne du Centre et du Sud-Ouest. Les Juifs sont surtout installés dans les communautés du Rhin et de la Moselle puis ils gagnent l’Allemagne du Sud, un mouvement dont le yiddish ancien conserve des traces. Max Wienreich note que c’est à l’époque où le yiddish se constitue que se constitue la frontière entre le roman et le germanique. Des communautés juives se développent de part et d’autre de cette frontière, il semble donc normal que des éléments romans et germaniques soient entrés dans la composition du yiddish. Avec la présence d’un lexique issu des langues romanes, on peut supposer que le yiddish est né dans une aire qui s’étend du francique moyen à la petite zone comprise entre l’alémanique du nord, la partie inférieure du francique supérieur et la partie supérieure de la Souabe. Une autre théorie envisage le berceau du yiddish en Allemagne du Sud-Est et la vallée du Danube, considérant la présence d’éléments dialectaux bavarois dans le yiddish ancien. L’importance de la communauté juive de Ratisbonne et sa région crédite cette théorie – cette hypothèse. En 1979, Robert D. King remet en question l’hypothèse de la Lotharingie, soit celle avancée par Max Weinreich, considérant l’empreinte extrêmement faible des dialectes de l’Allemagne du Centre-Ouest dans les débuts du yiddish. Il juge que le bavarois est le dialecte essentiel à l’origine de la cristallisation du yiddish. On passe ainsi des rives du Rhin à celles du Danube, avec Ratisbonne comme point central mais aussi Nuremberg, Prague, Vienne, Rothenburg, une thèse qu’appuie Dovid Katz qui souligne les distinctions socio-religieuses de certains textes rabbiniques médiévaux. Robert D. King et d’autres linguistes jugent qu’en se fondant sur la réalité du yiddish et des dialectes germaniques, on ne peut en aucun cas envisager la vallée du Rhin comme le berceau du yiddish. Des chercheurs ont mis en évidence des traces de vieux tchèque dans le yiddish – la présence juive en Bohême-Moravie remonte au IXe siècle. Paul Wexler renvoie dos à dos les hypothèses de Max Weinreich et celles de Robert D. King et quelques autres. Il refuse d’envisager le yiddish comme une forme de l’allemand. Il estime que les Juifs installés depuis les époques médiévales dans les régions bilingues germano-slaves du lime sorabius ont été à l’origine des locuteurs de la langue sorabe. Lime sorabius : frontière géopolitique créée au tout début du IXe siècle sous Charlemagne et qui séparait le Saint-Empire romain germanique de l’aire slave. Les slavismes du yiddish proviendraient du judéo-sorabe supérieur et le yiddish dériverait de cette langue suite à l’adoption par les Juifs de la langue allemande, un processus en cours du IXe au XIVe siècle et qui donnera une langue combinant un lexique germanique avec la phonologie, morphologie et syntaxe du sorabe, soit un processus de relexification qui apparenterait le yiddish non pas au groupe germanique mais un groupe slave, une hypothèse qui pour nombre de linguistes relève d’une reconstitution imaginaire.

 

 

La persistance de l’hébréo-araméen dans le yiddish n’a cessé de stimuler la réflexion linguistique. Elle a longtemps intrigué, gêné voire irrité, d’autant plus que le yiddish était volontiers jugé comme une corruption de dialectes, une dégénérescence de langues. Forts de cette persistance, les théologiens chrétiens ont voulu démontrer que les Juifs n’avaient cessé de corrompre les langues « pures », l’allemand en l’occurrence. Des savants y ont vu le refus des Juifs de se mêler aux autres peuples d’Europe. Le XIXe siècle et les nouvelles approches des sciences du langage vont ouvrir des perspectives et des champs d’études, dont la linguistique du yiddish. Quelques philologues entreprennent de décrire l’élément hébréo-araméen du yiddish sur une base scientifique, loin de tout verbiage. Cet élément est placé au centre des recherches sur les langues juives. L’inter-linguistique juive travaille à isoler les paramètres fiables des judéo-langues.

Bref rappel. Toute langue juive naît dans un contexte multilingue, avec diglossie interne (entre langue sainte et langue vernaculaire) et diglossie externe (entre langues parlées dans la communauté et langues co-territoriales). La langue parlée par les Juifs s’écrit en alphabet hébraïque avec langue calque qui permet la transmission des textes saints, une langue qui n’est pas destinée à la vie quotidienne mais à l’enseignement des textes saints avec traduction littérale, « on crée des équivalences en langue vernaculaire de chaque mot ou syntagme du texte révélé, sans tenir compte des contraintes morphologiques ou syntaxiques de la langue parlée. » A noter que le nombre d’hébraïsmes varie considérablement tant à l’écrit qu’à l’oral entre les diverses couches socioculturelles. Ainsi le yiddish d’un artisan bundiste diffère grandement de celui d’un hassid.

Les sémitismes en yiddish peuvent être étudiés comme on étudie des strates alluvionnaires : héritage biblique, talmudique ou lexique technique de l’enseignement traditionnel, langue liturgique, commentaires rabbiniques des époques médiévales, lexique de la kabbale, hassidisme enfin. Selon la « théorie standard », voir notamment Max Weinreich, les sémitismes sont d’origine exclusivement scripturaire – ce qui implique qu’à l’origine il n’y avait pas de sémitisme dans le yiddish. La thèse de la transcription orale semble toutefois plus probante, d’autant plus que les documents rédigés dans les langues juives (dont le yiddish) entre le haut Moyen Âge et le XVIe siècle contiennent la même composante sémitique, ce qui laisse supposer qu’il ne s’agirait pas d’un lexique transmis par les lettrés mais par la vie quotidienne, avec constitution d’un fonds commun qui aurait fusionné avec les langues juives. L’élément hébréo-araméen aurait été présent dès l’origine de la langue vulgaire et aurait été transmis oralement. Un autre type d’analyse s’attache à la phonologie comparée des dialectes germaniques et du yiddish, une enquête qui met en évidence une première fusion (entre les sémitismes et la composante germanique du yiddish) et une deuxième fusion (entre des traits phonologiques de l’hébreu/araméen et des parlers germaniques). Je passe sur les travaux pionniers qui se sont enfin attachés au versant oral du yiddish et à l’étude des dialectes parlés après des siècles de recherches exclusivement tournées vers l’écrit. Citons simplement les noms de L. Sainéan, Edward Sapir, Solomon Birnbaum, Leopold Zunz et Israel Hayyim Taviov. Ce dernier fait une proposition intéressante : il soutient que les langues juives (dont le yiddish) ont joué un rôle fondamental dans la préservation de l’hébreu en tant que langue vivante.

 

 

« A partir du milieu du XIXe siècle, la linguistique de la composante hébréo-araméenne se dote d’outils théoriques d’analyse. Dépassant le cadre restrictif du yiddish, ces modèles sont appliqués à l’ensemble des langues juives et contribuent à la compréhension de leurs mécanismes internes. Cette évolution est la conséquence d’une volonté de normaliser la langue, de la doter d’une orthographe unifiée et d’une grammaire standard, supradialectale. Il s’agissait d’en rehausser le statut et de la hisser au même rang que les autres langues du monde ». Le point d’aboutissement de cet immense champ d’études est le magna opus de Max Weinreich, un œuvre qui marque un tournant théorique, avec reformulation globale des caractéristiques et des mécanismes propres à l’ensemble des langues juives. Voir la distinction qu’il opère entre whole Hebrew / classical Hebrew corpus et merged Hebrew / integrated Hebrew corpus, soit langue sainte / langue vernaculaire, « éléments greffés » / « éléments enchâssés » (selon la terminologie de Moshe Bar-Asher), une distinction qui renvoie à deux modalités de transmission : la liturgie et l’étude du texte sacré d’une part, la langue parlée d’autre part. Le texte sacré doit être préservé et se transmettre en suivant des règles de prononciation très précises, des règles transmises de génération en génération. Il s’agit de préserver la sainteté et la solennité du texte ainsi qu’une tradition religieuse et culturelle. Parallèlement, des prononciations de mots hébréo-araméens ont fusionné avec le yiddish.

(Une fois encore, j’évite de me perdre dans des détails scientifiques et techniques que je maîtrise par ailleurs fort mal. Cet article n’est destiné qu’à piquer la curiosité du lecteur et l’inciter à lire des études qui explorent la matière même de la langue, le yiddish en l’occurrence.)

L’étude philologique a décloisonné l’analyse du yiddish. On envisage la porosité linguistique entre le système germanique et l’hébreu et, ainsi, on appréhende la créativité linguistique liée aux phénomènes d’interférence, de contact et de fusion. On décrit le processus suivant lequel des mots et expressions hébréo-araméens ont acquis progressivement des significations nouvelles, tandis que d’autres sont restés inchangés, empêchant ainsi l’intrusion du monde chrétien.

L’étude du processus des créations langagières est particulièrement stimulante ; ce processus joue sur l’alternance des langues ou sur l’interférence entre divers systèmes. La diglossie interne et externe est bien un outil de création. Une fois encore, je n’entrerai pas dans les détails de ce processus. Notons que les hébraïsmes ont conduit à une sécularisation de la langue ce qui, entre autres effets, favorise les jeux de mots et la dérision par la distanciation.

Le yiddish, langue principalement germanique, est issu des dialectes du moyen haut allemand (une hypothèse). Il a été fortement influencé par les langues slaves. Remarque importante : « Selon nombre de linguistes, la phase germanique du yiddish ne correspond qu’à une étape préparatoire du yiddish, durant laquelle postuler l’existence d’une langue à part entière reste problématique. Ce n’est qu’au contact des dialectes d’Europe orientale et de la culture slave que le yiddish est devenu une langue autonome. »

 

 

Les témoignages historiques attestent la présence de Juifs en terres slaves dès le Moyen-Age. Les croisades et la Peste noire poussent les Juifs vers l’Europe orientale, principalement vers la Pologne, un fait décisif pour l’histoire du yiddish. L’essor de ces communautés progressera jusqu’au XVIIe-XVIIIe siècle ; c’est « l’ère est-européenne de l’histoire juive », deuxième grand moment historico-culturel de la culture ashkénaze. Certains philologues défendent la théorie selon laquelle les Juifs communiquaient avec les non-Juifs avec des dialectes slaves et entre eux avec des dialectes judaïsés – le « judéo-slave. » Les Juifs auraient parlé ces langues jusqu’à l’arrivée des Ashkénazes vers le XVe siècle, suite aux expulsions. Les Juifs d’Europe orientale auraient alors adopté peu à peu les dialectes des Juifs venus des pays germaniques, un phénomène qui aurait modifié le yiddish et en aurait fait la lingua franca des Juifs du monde slave et un signe des plus visibles de la séparation entre Juifs et non-Juifs. Le yiddish ne serait donc pas une langue germanique mais une langue slave qui se serait constituée dans ce mouvement vers l’est. Substrat judéo-slave ancien et composante slave du yiddish avec interpénétration de ces deux entités linguistiques. Hypothèse courante : les dialectes judéo-slaves seraient entrés en compétition avec le yiddish ; ce dernier aurait fini par les supplanter. La slavisation du yiddish aurait commencé dès le XIIIe siècle et cette composante slave se serait complètement intégrée au yiddish vers le XVI-XVIIe siècle. Les emprunts, interférences et influences des parlers est-européens restent décisifs dans la structuration du yiddish et permettent d’étudier les axes de migration des Juifs en Europe orientale. Les langues slaves ont enrichi le vocabulaire yiddish mais ont également modifié sa structure.

 

Vers le yiddish moderne.

Ancien yiddish entre le milieu du XIIe et le début du XVe siècle, avec processus d’autonomisation. Entre 1450 et 1500, le yiddish commence à devenir une langue de savoir et de culture, tant pour la transmission de la tradition sacrée (parallèlement à l’hébreu) que pour la création littéraire et poétique. Avec le moyen yiddish, la documentation devient plus abondante ; on peut suivre les multiples différences dialectales et repérer l’origine des traducteurs, auteurs et adaptateurs. Les textes littéraires sont parcourus d’oralité, la langue non normalisée garde une grande flexibilité. Cette période marque l’apogée de la littérature yiddish ancienne. Le yiddish connaît son expansion maximale, de l’Italie du Nord à la Hollande, en passant par l’Europe orientale ou la Bohême, sans oublier Eretz Israël.

La documentation sur la fragmentation linguistique du yiddish représente une suite quasi-ininterrompue de travaux sur environ quatre siècles. Au XVIIIe siècle, Carl Wilhelm Friedrich, père de la dialectologie du yiddish, entreprend la première classification des dialectes du yiddish. Mais c’est au XIXe siècle que débute l’étude philologique des dialectes ashkénazes, à la faveur de l’intérêt général pour les patois et les langues régionales, et dans le contexte des mutations des sciences du langage. Mais c’est au XIXe siècle que la dialectologie devient un domaine cardinal des études yiddish, ce qui contribue à l’élaboration et la fixation du yiddish standard, moins dépendant des fluctuations dialectales. Les enquêtes menées depuis des décennies orientèrent le choix du yiddish lituanien comme norme du yiddish standard. Voir l’œuvre pionnière d’Uriel Weinreich, poursuivie par son élève Marvin Herzog, avec « Language and Culture Atlas of Ashkenazic Jewry » (LCAAJ), un ouvrage collectif. Ci-joint, un lien de la Columbia University Libraries (département Jewish Studies) présente cette somme monumentale :

https://library.columbia.edu/libraries/global/jewishstudies/lcaaj.html

Uriel Weinreich et ses disciples soulignent deux points : 1. La continuité entre le système vocalique du yiddish oriental et du yiddish occidental. 2. La diversification du yiddish n’a rien à voir avec celle des parlers germaniques.

Tous les linguistes mettent en évidence l’existence de trois grandes aires dialectiques qui englobent tout le yiddishland : 1). Le yiddish occidental, avec subdivision Nord, Centre et Sud ; 2). Le yiddish central (disparu au XXe siècle) ; 3). Le yiddish oriental, plus tardif, avec subdivision Nord, Centre et Sud.

Au XIXe siècle, avec la renaissance du yiddish, s’amorce un vaste mouvement de théorisation de sa grammaire, d’uniformisation de l’orthographe – une volonté de normaliser la langue. Stabiliser la langue c’est l’unifier, un phénomène des plus importants dans l’histoire du yiddish moderne. D’un conglomérat de dialectes parlés dans des cercles étroits, on passe à une langue unifiée, normée, capable d’exprimer toutes les nuances de la pensée. Par ailleurs, c’est le confinement du yiddish qui a été à l’origine de l’idée selon laquelle les Juifs corrompaient les langues majoritaires supposément nobles et pures.

C’est entre la fin du XIXe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale que les intellectuels s’emploient à réhabiliter le yiddish et à le doter d’outils techniques (essentiellement manuels scolaires, dictionnaires ou grammaires) afin d’en faire une langue capable de transmettre les principaux savoirs modernes, à l’égal des langues majoritaires. Cette volonté programmatique n’engage plus seulement des personnalités isolées mais témoigne d’orientations idéologiques propres à l’époque : il s’agit de lier la consolidation du yiddish aux aspirations nationales du peuple juif ; la philologie devient affaire collective. Il s’agit également de remédier à une trop grande fragmentation afin de renforcer la langue mais aussi de remédier à l’extrême inféodation du yiddish écrit (principalement dans la presse) à l’allemand et d’affirmer une culture nationale juive. Des philologues nationalistes juifs dénoncent cette acculturation linguistique et luttent contre la germanisation du yiddish. Des Juifs orthodoxes la dénoncent aussi (voir Solomon Birnbaum) car ils y voient l’instrument d’une occidentalisation jugée pernicieuse.

 

 

Cette génération de codificateurs parvient à mettre au point une langue normalisée, soit une langue de culture qui donne du prestige à ses locuteurs et prend pleinement part au développement universel. Le système de normalisation est surtout le fait de Max Weinreich et des philologues du Yivo de Vilna. Certes, cette normalisation s’est faite au prix de l’éradication des variétés du yiddish, d’une certaine richesse (vernaculaire), mais l’absence de règles communes et de normalisation constitue un danger majeur pour la vitalité d’une langue. La rationalisation va l’emporter, grâce aux philologues mais aussi aux principaux réseaux de diffusion de la langue et durant plus d’un demi-siècle. Autre chantier, la grammaire du yiddish, le yiddish qui est stigmatisé comme langue sans grammaire et, de ce fait, d’un statut inférieur.

La lutte pour la défense du yiddish va donc passer par l’établissement d’une grammaire standard, avec ouvrages élaborés dans la mouvance de l’Institut scientifique juif (Yivo). Par ailleurs, en U.R.S.S. et durant plusieurs décennies, le pouvoir encourage les recherches sur le yiddish, et des grammaires fondées sur les méthodes de la linguistique formelle sont rédigées. Cet effort est prolongé par la rédaction de dictionnaires ainsi que de lexiques scientifiques et techniques avec nombreuses publications de pédagogie de la norme.

Le passage d’une langue populaire constituée d’une pluralité de dialectes à la langue standard s’est fait sans le concours d’aucune instance supérieure : étatique, instance pédagogique ou académie de la langue.

A cette même époque, les Juifs mènent un autre combat linguistique : la renaissance de l’hébreu. Le yiddish et l’hébreu, soit deux luttes politiques, nationalistes et scientifiques. L’État d’Israël donnera à l’hébreu une résonance politique et sociale que n’a jamais eu et que n’aura jamais le yiddish même si l’effort collectif de standardisation de cette langue vernaculaire reste une magnifique réussite.

Olivier Ypsilantis

4 thoughts on “Le yiddish, histoire d’une langue errante – 2/2”

  1. Un grand merci pour pour cet article très documenté à un moment où je remets en chantier mes chapitres sur Kafka et le théâtre yiddish. Sa perception de cette langue est elle affective, celle de sa mère , exclusivement liée aux femmes comédiennes qu’ il a décrite dans son journal aux lendemains des pièces qu’ il voyait au Café Savoy ? Où bien en a t il une approche p,us littéraire et linguistique comme il le manifeste sans son exposé sur la Langue yiddish.
    Ce dimanche à Paris , au MAHJ, vente de livres yiddish. Heureux hasard

  2. Merci pour et excellent article qui mentionne les sources importantes. En vous lisant, je me suis souvenue de la lecture de l’ineffable Shlomo Sand qui a utilisé l’hypothèse fort critiquée de Wexler pour prouver que les juifs n’étaient pas Juifs parce que le yiddish n’était pas une langue juive, mais Sorabe (entra autres arguments délirants)
    Tel n’est pas l’avis de Jean Baumgartner (1993 : 22) :
    « L‘hébreu et l’araméen bien qu’abandonnés comme langues vernaculaires, continuèrent à être utilisés comme langues écrites ou de prière dans la riche littérature des actes rabbiniques ou des actes juridiques. Les communautés de la diaspora sont en situation de bilinguisme interne ; d’où l’existence, dans toutes les langues vernaculaires juives, d’une composante hébraïque qui constitue le substrat le plus ancien. On trouve ainsi en yiddish des mots et expressions qui viennent de l’hébreu biblique, mishnaïque et de la littérature médiévale. La composante araméenne a pénétré dans le yiddish par m’intermédiaire de la Mishna, des textes talmudiques et la littérature cabbalistiques. […] Des substantifs yiddish d’origine hébraïques possèdent des formes plurielles multiples ou conservent la désinence plurielle de l’hébreu soyfer / sofrim. Certains déterminants non hébraïques ont des formes plurielles propres à l’hébreu (nar / naronim ) ».
    Il est d’ailleurs intéressant de trouver chez Isaak Bashevis-Zinger le témoignage littéraire sur les différents accents et dialectes de l’yiddish (comme tout diasystème, celui de yiddish s’est très vite éclaté en dialectes). Dans “La famille Moscat”, Bashevis-Zinger met en scène des personnages émancipé, appartenant à la “haute société juive” parle le yiddish avec un grand nombre de mots de l’hébreu.

    Et une autre remarque: Zeev Jabotinsky raconte dans l’histoire de sa vie que les charretiers et les marins d’Odessa, russes, utilisaient le yiddish comme langue vernaculaire et parlaient aussi bien que les juifs de souche n’ayant même pas l’accent.

    1. Jacqueline et Yana,
      Je vous remercie pour ces encouragements. J’ai beaucoup peiné sur la recension de l’excellent livre de Jean Baumgarten car j’abordais un sujet dont je ne suis nullement un spécialiste. Mais une fois encore, j’ai été pris par l’ivresse de l’étude. Quant à Shlomo Sand je l’ai mentalement congédié (après avoir pris la peine de le lire). Son manque de rigueur et, dirais-je, sa vulgarité me sont insupportables comme le serait une mauvaise odeur genre remontée d’égout ou toilettes bouchées.

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