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Le yiddish, histoire d’une langue errante – 1/2

 

Cet article prend appui sur l’étude de Jean Baumgarten, « Le yiddish, histoire d’une langue errante », publiée chez Albin Michel dans la collection de référence Présences du Judaïsme. Je passerai vite sur l’aspect technique de cette langue et me limiterai à décrire un cadre général qui laisse pressentir le prestige, la richesse et l’importance de cette langue millénaire qui reste vivante malgré la Shoah. On peut simplement s’efforcer d’imaginer ce qu’elle serait aujourd’hui, en Europe surtout, sans cette catastrophe qui a pour nom nazisme.

Je m’en suis par ailleurs tenu à la présentation de la langue, son évolution même et ai laissé de côté les trois derniers chapitres, respectivement intitulés : « Culture européenne, littérature juive et créations en langue yiddish », « Le yiddish dans la société moderne » et « Le yiddish dans la société contemporaine : langue, mémoire et histoire ».

Le yiddish, langue vernaculaire des Juifs ashkénazes, en usage des époques médiévales jusqu’à aujourd’hui, soit près d’un millénaire d’histoire.

 

Une carte des langues juives en Europe et en Afrique du Nord

 

Le yiddish, langue d’ashkénaz.

Première apparition du terme ashkenaz : dans le « tableau des peuples » de la Genèse ; il désigne les Scythes. D’abord limité à une aire précise, dont la France du Nord et la Lotharingie, ce terme finit (vers le XIIe siècle) par être identifié au judaïsme allemand, aux Juifs allemands, les Ashkénazim. A partir du XIVe siècle, alors que les Juifs émigrent vers l’est, le terme ashkenaz se fait synonyme du monde juif européen. L’aire ashkénaze devient un vaste ensemble culturel et religieux avec l’Europe occidentale du Nord, l’Europe centrale et orientale. Au XIXe siècle, le yiddish s’exporte sur d’autres continents.

Le concept d’ashkénaze englobe : des pratiques religieuses, des traditions d’études et de rites, soit une vaste entité culturelle et religieuse et une langue particulière née de l’isolement social, d’une identité forte (qui imprègne la vie quotidienne) et de la volonté de conserver sa spécificité. Parmi les signes qui marquent la spécificité ashkénaze : l’adoption de l’écriture hébraïque pour transcrire la langue vernaculaire, ce qui s’explique par le fait que dès le plus jeune âge, dans les sociétés juives traditionnelles, les enfants apprennent à lire et à écrire en hébreu. Le système d’écriture des langues de contact se situe à l’arrière-plan car lié à d’autres traditions religieuses. Lorsque le besoin de transcrire le yiddish (idem avec l’ensemble des langues juives vernaculaires) se fait sentir, on se tourne vers l’écriture hébraïque, soit une écriture véhiculaire pour ces langues vernaculaires.

L’alphabet yiddish se compose de vingt-deux lettres. Le yiddish est une adaptation de l’ancien alphabet sémitique à base consonantique ; c’est une langue indo-européenne où la représentation des voyelles est primordiale.

Le yiddish est une expression des modes de vie, des coutumes, usages et pratiques de la yiddishkeit (judaïsme/judéité). Il témoigne d’un mouvement incessant entre le dedans et le dehors ainsi que d’une séparation imposée par le dehors (les discriminations de l’antijudaïsme/antisémitisme) ou voulue par le dedans (protéger son identité, sa spécificité). Le yiddish mais aussi toutes les langues juives marquent la frontière entre la société juive et la société globale. Ils marquent aussi une volonté de ne pas être compris par « les autres », une spécificité partagée par d’autres langues minoritaires, mais qui sera reprochée plus particulièrement aux Juifs. On sait qu’en Allemagne s’est constituée une langue secrète, le Rotwelsch, langue des marginaux (vagabonds, gueux et voleurs). Des auteurs du XVIe au XIXe siècle ont affirmé (sans preuve) qu’elle était truffée de mots yiddish…

Un tri s’opère afin de protéger la spécificité du peuple juif et des mots jugés incongrus dans un contexte juif sont refusés. Ainsi, dans le domaine religieux, préfère-t-on des mots d’origine hébraïque à des mots d’origine germanique liés à une autre croyance et à d’autres usages. On sait que l’enseignement et l’étude constituent deux valeurs fondamentales du judaïsme. Les Juifs sont donc majoritairement lettrés dans des mondes majoritairement illettrés. Ils maîtrisent les langues de la tradition, l’hébreu et l’araméen, plus des langues apprises en diaspora (polonais, ruse, hongrois, allemand). Le monolinguisme est exceptionnel, ce qui explique la structuration des langues juives, leur richesse. Parmi ces langues, le yiddish. « L’apparition et l’organisation interne des langues juives en peuvent se comprendre sans se référer au multilinguisme », nous dit Jean Baumgarten. Mais n’idéalisons pas. Des Juifs ne s’adonnent pas ou peu à l’étude et nombre de femmes ne possèdent qu’un savoir minimal.

 

Une carte du yiddish

 

C’est surtout dans les couches intermédiaires de la société juive que va se développer le yiddish qui comme toutes les langues juives inclut des mots venus de l’hébreu (d’époque biblique, michnique ou médiévale) avec des traces d’araméen. Le lexique de la yeshiva (en particulier les termes techniques du vocabulaire talmudique) pénètre le yiddish – la langue d’enseignement y était le yiddish. Les expressions, notamment de dérision, sont entremêlées de termes hébraïques ou venus du Talmud. Un exemple parmi tant d’autres : « Plus d’offres que de demandes » donne Mer shokhtim vi hiner, soit littéralement : « Plus d’abatteurs rituels que de poulets ».

La synagogue est un lieu central de passage entre la culture liturgique en araméen/hébreu et la langue vernaculaire. Des centaines d’expressions en rendent compte. Nombre d’entre elles sont volontiers ironiques. Ce mouvement entre les langues stimule la créativité avec glissements sémantiques. Les mots hébréo-araméens qui pénètrent une langue juive acquièrent une vie autonome. La langue des scribes, des registres communautaires ou des documents officiels se trouve quant à elle entre l’oralité et l’écriture. L’amplitude du yiddish et ses potentialités peuvent être comprises à partir des trois niveaux de discours qu’opèrent les rabbins : paroles saintes de la Torah / conversations profanes qui incluent aussi les discussions périphériques entre maîtres et élèves / propos futiles (dont la riche gamme des insultes), autant de registres où la créativité est intense et enrichit le patrimoine lexical du yiddish et dans les domaines les plus divers. Le yiddish est bien un carrefour ; il ne cesse d’emprunter mais aussi d’inventer ; ainsi ne peut-il se refermer et dépérir. Langue hybride et composite, le yiddish absorbe et digère à la manière d’un organisme vivant.

 

Naissance et évolution de la langue.

L’étude de la genèse du yiddish est particulièrement complexe et il faut à ce sujet se garder de toute explication simple. Une proposition fait autorité à ce sujet, celle de Max Weinreich qui prend en compte un très vaste ensemble d’éléments. Sa proposition : proto-yiddish (origine 1250) ; yiddish ancien (1250-1500) ; yiddish moyen (1500-1700) ; yiddish moderne (1700 à aujourd’hui). A cette chronologie (qui suit le découpage propre à la langue allemande), il ajoute une modulation suivant les aires géographiques du monde ashkénaze : Ashkenaz I (jusqu’en 1250 environ, avec Europe occidentale et centrale) ; Ashkenaz II (à partir du XIIIe-XIVe siècle, avec expansion vers l’Europe orientale). Ces deux périodes ne sont pas en rupture. Ainsi le yiddish repose-t-il sur trois bases : sémitique / germanique / slave. La langue proche des dialectes germaniques devient progressivement spécifique – avec évolution phonologique, lexicale, morphologique, syntaxique, un processus qui ira en s’accentuant avec le ghetto, avec cette ségrégation imposée de l’extérieur mais aussi de l’intérieur (volonté de préserver modes de vie et croyances). Peu à peu le yiddish finit par répondre à tous les besoins et fonctions de la vie juive avant de connaître une expansion vers l’est.

Il existe plusieurs théories au sujet de la genèse du yiddish. Il y a ceux qui reconnaissent en Europe, dès le Moyen Âge, l’existence de « langues juives » et ceux qui la récusent. Par ailleurs, certains distinguent entre registre oral et registre écrit. Voir la théorie de Menahem Bannit qui insiste sur cette distinction. Selon lui, les gloses et les glossaires en langue vulgaire servaient essentiellement à l’étude de la Bible dans les écoles ou les académies talmudiques. Ces outils pédagogiques ne prouvent toutefois pas que les Juifs parlaient une langue juive particulière aux époques médiévales. Nathan Susskind estime qu’il faut attendre vers le XVIe siècle pour que le yiddish se fasse langue autonome. Les sources documentées les plus anciennes sont du moyen haut allemand judaïsé avec quelques différences dialectales selon l’origine des documents. A ce moyen haut allemand se seraient ajoutés des mots hébréo-araméens pour les raisons que nous avons évoquées. Le yiddish se serait constitué vers le XVIe siècle, sous l’influence de facteurs socio-économiques et du repli des Juifs sur eux-mêmes, pour des raisons internes et externes comme nous l’avons dit.

 

 

Une autre théorie avance que la langue reste un élément primordial de l’identité des peuples et qu’en conséquence il convient de la promouvoir comme élément essentiel de légitimation nationale. Pour ceux qui partagent ce point de vue « nationaliste », le yiddish, une langue à part entière, est bien au Moyen Âge, en Allemagne, une langue parfaitement adaptée aux besoins de la société juive. Ces présupposés à caractère idéologique ne rendent pas compte de l’histoire singulière et complexe du yiddish. Jean Baumgarten : « La genèse du yiddish ne déroge pas aux lois qui président à l’émergence de nombreuses langues du monde, dont, entre autres, les pidgins ou les créoles. » La singularité du yiddish tient à sa pérennité en tant qu’isolat linguistique (près d’un millénaire) dans une aire aux dimensions de l’Europe.

La naissance du yiddish et son évolution ont mobilisé des générations de savants. Question centrale : de quel dialecte médiéval germanique procède le yiddish ? C’est essentiellement durant le moyen haut allemand (MHA) classique (1170-1350) et tardif (1350-1500) que le yiddish commence à se structurer. Au cours de cette longue période, les Juifs, volontiers en mouvement, entrent en contact avec divers dialectes de l’allemand moyen et supérieur. Il est donc vain de vouloir faire coïncider un dialecte du yiddish avec un dialecte de l’allemand. La structure (phonologique, morphologique et syntaxique) du yiddish laisse entrevoir de nombreuses influences venues de nombreux dialectes de l’allemand. « On doit donc privilégier deux axes qui s’enchevêtrent d’une manière complexe : d’abord, une stratification diachronique, une succession d’emprunts, d’interférences, d’apports correspondant à des vagues de migrations échelonnées sur diverses périodes. D’autre part, une dimension spatiale qui s’explique par la vaste aire géographique dans laquelle les Juifs ont vécu et transité au Moyen Âge dans le monde germanique. » Si l’autochtonie explique la genèse de certaines langues européennes, dans le cas du yiddish c’est l’errance qui l’explique. Le yiddish est un système linguistique cohérent nourri d’influences dialectales multiformes. Considérant cette langue en soi et la vie juive, il n’est pas possible de défendre une quelconque monogenèse.

Max Weinreich est le fondateur d’un modèle conceptuel reconnu et qui aujourd’hui encore constitue l’axe fondateur de la linguistique du yiddish ainsi qu’un outil pour l’étude sociolinguistique de nombreuses langues mixtes ou parlers minoritaires. A la base de ses recherches, le remplacement du concept de « langue mixte » par celui de « langue de fusion ». Les langues-souches (stock languages) / Les déterminants, soit les éléments des langues souches susceptibles d’intégrer le yiddish / Les composants quant à eux participent au phénomène de la fusion linguistique. « Le composant, certes, découle du déterminant, mais il s’intègre dans une nouvelle structure et connaît des évolutions, à la fois à l’intérieur du sous-ensemble auquel il se rattache et en relation avec les autres composants de la langue. On a donc affaire à un système dont les éléments sont liés les uns aux autres, interagissent selon des lois et des principes récurrents et souvent prédictibles. » Les registres des formes de fusion sont époustouflants ce qui explique la richesse des langues juives, du yiddish en particulier. Mais une fois encore, je n’entrerai guère dans l’aspect technique de cette langue afin de ne pas trop charger cet article qui ne vise qu’à provoquer la curiosité de l’amateur – et libre à lui de poursuivre.

Le yiddish donc. Fusion (avec un large registre de formes) qui active les créations langagières ; le yiddish n’est pas une simple addition d’emprunts à des langues hétérogènes. La sélectivité est l’autre grand principe qui conduit la formation des langues juives – seule une infime partie des traits lexicaux ou morphosyntaxiques des langues souches est conservée. Filtrage et sélection s’expliquent autant par des facteurs religieux que strictement sociolinguistiques. Ces processus donnent au yiddish une autonomie par rapport aux langues mères. Les éléments retenus peuvent alors suivre deux directions : les termes anciens sont conservés ; il y a introduction d’innovations par interférences avec les langues mitoyennes, aux niveaux phonologique, morphologique, syntaxique ou sémantique. « Chaque yiddishophone possède son lexique personnel, mais peut créer ou sélectionner les mots, choisir le registre de la langue de contact ou de l’hébreu. » Le yiddish « fait ses courses » dans les langues sémitiques, dans les dialectes romans, germaniques ou slaves. Avec le yiddish, les proverbes acquièrent de ce fait un supplément de saveur. Par ailleurs, le yiddish favorise la création de diminutifs. C’est une des particularités des langues juives : elles manquent de vocabulaire technique ou scientifique mais se montrent particulièrement inventives pour exprimer les affects et les émotions.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

1 thought on “Le yiddish, histoire d’une langue errante – 1/2”

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