Je viens de recevoir un petit livre, « État et religion. Questions autour de la tradition juive » de Vladimir Jabotinsky, la deuxième publication de La Bibliothèque sioniste créée par Pierre Lurçat. Ce document est constitué de deux parties à peu près égales, soit : une préface de Pierre Lurçat intitulée « État et religion dans la pensée du Rosh Betar » et un ensemble d’écrits de Jabotinsky publié entre 1933 et 1937, des écrits publiés pour la première fois en français par les soins de Pierre Lurçat.
Dans sa préface, Pierre Lurçat s’efforce de rendre sensible le cheminement de Jabotinsky face à la religion juive – et la religion en général –, soit un éloignement mêlé de respect. Peu à peu, Jabotinsky se rapprochera de cette religion sans devenir pratiquant pour autant. Pierre Lurçat nous évoque également la manière dont le Rosh Betar envisageait les rapports entre l’État et la religion juive et il nous montre en quoi cette vision reste pertinente.
Jabotinsky a étudié en profondeur la « questions des nationalités » et d’abord sous un angle théorique. Le judaïsme tel qu’il l’envisage est inclus dans sa pensée politique et sa doctrine de la nation dont le sionisme n’est qu’un élément Il a reçu une certaine éducation juive par sa mère, son père étant décédé. Il ne peut être considéré pour autant comme un Juif religieux. Sa culture est européenne, profane, russe d’abord puis italienne. Il évoque l’Italie comme sa « patrie spirituelle ». Cet Européen ne s’éloigne pas pour autant de la culture juive. Il lit H. N. Bialik et fait ses débuts en littérature en traduisant en russe le Cantique des Cantiques et un poème de Y. L. Gordon.
Sa conception de l’État oriente sa conception des rapports entre l’État et la religion. Empressons-nous de corriger une idée fausse et très répandue : Jabotinsky n’a jamais eu la moindre sympathie pour les régimes autoritaires et il s’est opposé à eux dès le début des années 1930. Il restera partisan d’une intervention minimale de l’État. Il faut lire à ce sujet l’un de ses derniers écrits (publié à New York en 1940), un article intitulé Bné Melakhim (« Fils de Roi »). Cet idéal politique se fonde sur l’interprétation de la tradition d’Israël, à savoir que chaque individu porte un « royaume individuel » qui doit échapper au contrôle de l’État.
La pensée de Jabotinsky au sujet de la religion peut être présentée de la manière suivante :
Première étape : 1905. Le sionisme et Eretz Israel. La religion a permis de sauvegarder l’identité nationale juive tout au long de l’exil. Mais la religion n’est que l’enveloppe protectrice d’autre chose. Le territoire national étant perdu, la tradition religieuse se fige comme un « cadavre embaumé » (l’expression est de Jabotinsky), une vision courante dans la pensée sioniste laïque.
Deuxième étape : De la religion (1935). Dans cet article Jabotinsky expose son attitude face à la religion à laquelle il attribue un rôle important dans l’histoire. Par ailleurs, il critique le marxisme qui ne perçoit pas l’importance du fait spirituel. Pour être complet, l’homme doit être religieux. Jabotinsky ne définit pas le contenu de sa religion mais considère qu’elle est le « lien vivant entre son âme et l’infini qui l’accompagnera partout où il ira ». Cette évolution s’explique en grande partie par sa découverte de la pensée du grand-rabbin Avraham Kook.
Comment expliquer l’immense estime entre deux hommes si différents ? Nous en venons à l’affaire Arlozoroff. Lorsque ce dernier est assassiné le 16 juin 1933 sur une plage de Tel Aviv, le Betar est accusé sans la moindre preuve. Trois militants sont arrêtés et l’un d’eux, Avraham Stavsky, est condamné à mort. Jabotinsky se démène afin de prouver l’innocence de cet homme et il reçoit l’appui décisif du grand-rabbin Avraham Kook qui est conspué par la presse et les partis de gauche.
Troisième étape : Discours au congrès fondateur de la Nouvelle Organisation Sioniste (N.O.S.). L’intervention du rabbin Milikovsky, organisateur du comité de défense de l’accusé (du meurtre d’Arlozoroff), suscite un changement d’orientation du mouvement. D’abord franchement laïque, le mouvement initié par Jabotinsky se montre graduellement plus attentif à la tradition juive. En 1935, lors du congrès fondateur de la N.O.S., il accueille avec sympathie l’Alliance de Yéchouroun, un courant sioniste religieux qui vient d’intégrer le parti révisionniste. Jabotinsky ne considère plus le judaïsme d’un point de vue strictement utilitaire (le judaïsme cette « momie » qui a permis au peuple juif de conserver son identité nationale au cours des siècles d’exil), il développe une conception franchement positive : d’une « momie dans une vitrine de musée » au « feu sacré perpétuel (le mont Sinaï) ».
La conception qu’a Jabotinsky de la religion n’est en rien une vieillerie, une simple curiosité ; elle peut être méditée avec bonheur, aujourd’hui, dans la mesure où les questions qui se posaient aux débuts du sionisme politique sont toujours actives. Jabotinsky apporte des éléments de réponse essentiels. Première distinction essentielle : la sphère privée / la sphère publique. Il juge que la religion est plus importante pour la collectivité que pour l’individu, une affirmation qui a favorisé une interprétation erronée de sa pensée et des accusations infondées. Non, Jabotinsky ne fut en rien un sympathisant du fascisme italien ! Dans son autobiographie (traduite en français par Pierre Lurçat), on peut lire ce passage crucial : « Au commencement, Dieu a créé l’individu : chaque individu est un roi égal à son prochain. Il vaut mieux que l’individu pèche envers la collectivité, plutôt que la collectivité pèche envers l’individu. La société a été créée pour le bien des individus, et non le contraire : et la fin des temps, la vision des jours messianiques – est le paradis de l’individu, un régime d’anarchie splendide – où la société n’a pas d’autre rôle que d’aider celui qui tombe, de le consoler et de le relever ». Non, Jabotinsky n’est en aucun cas le fasciste du sionisme. Il abhorre l’État totalitaire, ou simplement autoritaire, et se montre partisan d’un État minimaliste.
Comment se concilient l’État et l’individu avec l’idée qu’a Jabotinsky du rôle de la religion dans l’existence nationale ? Les croyances individuelles relèvent de la liberté de conscience, un domaine sacré. Mais dans l’ordre collectif, il importe de faire régulièrement la « manifestation d’une foi puissante et historique, dans le respect et l’obstination ». Le respect, soit l’élément essentiel de la conception du judaïsme qu’a Jabotinsky ; l’obstination, soit l’une des qualités spécifiques au peuple juif. Pour préserver ces qualités et la culture nationale (on pourrait en revenir à la notion de peuple), il faut souligner le lien entre le « judaïsme national » et le mont Sinaï.
Autre domaine central, l’éducation. Jabotinsky ne l’envisage pas par prosélytisme, contrairement à ce que répètent ses adversaires ; il juge simplement que la culture religieuse importe autant que la culture historique ou littéraire, que toutes font partie de l’âme de la nation, juive en l’occurrence. Et peu importe que l’élève se conforme ou ne se conforme pas aux commandements religieux ; il importe qu’il les connaisse, tout simplement.
Les coutumes juives, culture générale mais aussi « âme de notre nation » : la religion chez Jabotinsky est indéfectiblement liée à la nation. Le judaïsme n’est pas seulement une religion « légaliste », froide (ses adversaires dont Emmanuel Kant ont propagé cette appréciation), elle est aussi l’âme de la nation juive.
Jabotinsky est un « fou d’égalité », mais c’est aller vite en besogne que de l’annexer au camp « progressiste », ce camp qui sous prétexte d’égalité fait passer à l’arrière-plan la préservation du caractère juif de l’État. L’égalité – « tout homme est un roi » – doit en certaines circonstances s’effacer derrière d’autres impératifs comme ceux de l’intérêt national en temps de guerre et la préservation du caractère national.
Durant les dix dernières années de sa vie (1930-1940), Jabotinsky a estimé que la religion devait occuper une place centrale dans l’entreprise sioniste. Le rapport de Jabotinsky au judaïsme a certes évolué ; il n’en est pas moins resté un Juif laïque, non pratiquant, mais il a compris que la tradition juive n’appartenait pas à un camp ou un parti politique, qu’elle n’était pas seulement une enveloppe, qu’elle était aussi l’âme du peuple juif tout entier et qu’à ce titre elle devait être au cœur de la culture nationale du futur État juif – dont il ne verra pas la naissance.
Et je vous laisse découvrir les écrits de Jabotinsky qui font suite à cette présentation de Pierre Lurçat, soit trois articles respectivement intitulés : « Exposé sur l’histoire d’Israël » (1933), « Questions autour de la tradition juive » (1934), « De la religion » (1935), une lettre à son fils Ari (1935) et, enfin, un article : « La tradition religieuse juive » (1937). Je signale que le prochain livre à paraître dans La Bibliothèque sioniste, soit le troisième volume, s’intitulera « Le Mur de fer. Les Arabes et nous ».
Olivier Ypsilantis
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Bel article, merci.
Attention, il y a des répétitions.
Chana tova !