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Mon intérêt pour les choses juives – 3/5

 

Pierre Lurçat : Vous avez intitulé un article de votre blog “La judéité comme la dernière forme d’aristocratie“, est-ce que vous vous considérez comme un “aristocrate”, et qu’est-ce qui vous rapproche du peuple Juif ?

 

Olivier Ypsilantis : Je vais commencer par vous répondre indirectement. L’antisémitisme est vulgaire, profondément vulgaire, toujours, il est vulgaire même – et surtout – lorsqu’il se veut distingué. Il y a parmi les antisémites des gens très intelligents et cultivés ; ils ne constituent pas le gros de la troupe mais il y en a et commencer par considérer tous les antisémites comme des crétins incultes c’est déjà perdre le combat contre l’antisémitisme. Rien de plus grave que de méjuger l’ennemi. L’antisionisme est lui aussi presque toujours vulgaire : il est rare qu’il ne serve pas de désodorant à l’antisémitisme…

Au cours de sa très longue histoire, le peuple juif a été très souvent moqué et bafoué lorsqu’il n’a pas été massacré. Il a certes connu des périodes apaisées mais il savait, et à raison, que le danger flottait au-dessus de lui. Cette menace n’était pas seulement présente en terres chrétiennes mais aussi en terres musulmanes comme l’a montré Georges Bensoussan dans sa somme « Juifs en pays arabes – Le grand déracinement, 1850-1975 ». Et permettez-moi d’ouvrir une autre parenthèse, c’est aussi (et peut-être même d’abord) parce que Georges Bensoussan a dérangé la petite image convenue d’une cohabitation tout en douceur entre Juifs et Musulmans (principalement arabes) qu’il a été traîné en justice pour islamophobie.

 

 

J’ai vécu vingt-cinq en Espagne, et notamment à Cordoue, en Andalousie. J’ai étudié de près les manœuvres (et les mensonges) de la gauche espagnole dans son ensemble, mensonges touchant à la Guerre Civile et à ses causes mais aussi à la période musulmane dans la péninsule ibérique. A en croire sa propagande, les Juifs et les Chrétiens auraient coulé des jours particulièrement heureux dans ce qui était alors un émirat puis un califat. Il est vrai que l’islam de la péninsule a été particulièrement fécond (il ne faut pas oublier la période des taifas) et que les rapports entre les trois religions y ont été grosso modo meilleurs qu’en beaucoup d’autres lieux à d’autres époques. J’ai une affection particulière pour la période de l’émirat avec la dynastie des Omeyyades issue d’un rescapé d’un massacre organisé par les Abbassides. Mais l’histoire de l’Espagne musulmane s’étend sur plusieurs siècles pleins de violences, rien à voir avec le petit tableau (idéologique) tout rose composé par Roger Garaudy : violences entre Musulmans, entre dynasties, entre Arabes et Berbères, sans oublier les muladíes, ces Chrétiens convertis à l’islam mais qui se révoltèrent contre le mépris que professaient les Arabes envers tout ce qui n’était pas arabe. Et n’oubliez pas que Maïmonide a pris le chemin de l’exil suite à la conquête de Cordoue par les Almohades, une dynastie d’origine berbère. Et Averroès le Musulman ? Lui aussi a eu de graves problèmes avec les Almohades. Rien n’est simple contrairement à ce que veut nous faire accroire Roger Garaudy, rien ! Mais si pour l’authentique historien tout est complexe, pour l’idéologue (et Roger Garaudy n’est qu’un idéologue) tout est simple puisqu’il formate le réel de manière à ce qu’il entre dans le cadre de son idéologie.

Mais j’arrête avec Roger Garaudy (un méprisable négationniste par ailleurs), ce qui pourrait me conduire à vous exposer l’attitude de la mairie de Cordoue (alors de gauche) et ce partant de la gauche espagnole dans son ensemble à l’égard d’Israël ; et je puis vous dire que ça pue, que ça empeste et qu’il y a longtemps que j’ai renversé la table.

J’en reviens à cette notion d’aristocratie, au sens générique du terme entendons-nous. Cet acharnement contre le peuple juif est un acharnement de masse contre un peuple très ancien et porteur d’un message très particulier qui en fait un message universel. Si le peuple juif n’était qu’une secte occupée à diverses bizarreries, il ne m’intéresserait pas tant et je passerais. J’ai très tôt pressenti que le peuple juif, ce peuple à la fois très ancien et très moderne, très moderne parce que très ancien, que ce peuple très particulier et universel, universel parce que très particulier, était porteur d’un message, un message qui ne s’adressait pas seulement au peuple juif mais à tous et sans l’intermédiaire de Jésus-Christ ou de Mahomet.

Pourquoi mon intérêt pour « les choses juives » – et je reprends votre expression ? Je reviens sur ce que j’ai écrit. C’est en grande partie parce que le peuple juif est si particulier et donc universel que je l’étudie et l’écoute. Au fond, tous ceux qui s’en prennent « aux Juifs » s’en prennent plus ou moins consciemment à un substrat sur lequel nous reposons tous, eux et nous, un substrat dont ils sont en priorité les responsables et en aucun cas les propriétaires. Ils sont les dépositaires de quelque chose qui est destiné à l’humanité mais qui est passé par eux et qu’ils ont reçu alors qu’ils étaient à peine juifs, encore à moitié païens. Simone Weil ne comprend pas ou n’a pas voulu comprendre que dans le Premier Testament ce sont les Juifs qui sont les plus durement secoués par les instances supérieures, par Adonaï, car ce peuple qui s’efforce de sortir de sa gangue idolâtre retombe dans l’idolâtrie, l’adoration du Veau d’Or par exemple.

Le peuple juif a donc été témoin de quelque chose qu’il a reçu et qu’il doit transmettre à l’humanité. Il en est le gardien et le vecteur. A ce propos, la notion de « Peuple élu » est toujours aussi mal comprise, je puis l’affirmer car je parcours des fils de discussions sur des sites et des blogs et cette accusation ne cesse de revenir. Les Juifs se considérant comme le Peuple élu sont tenus de s’expliquer (ils sont en quelque sorte traînés devant les tribunaux) et ne doivent pas s’étonner d’avoir été et d’être si maltraités…

Le peuple juif est un Témoin, dépositaire de l’Origine, non pas jaloux, parfois méfiant, car après s’être fait traiter et se faire encore traiter de tous les noms, il arrive que l’on se referme. Non, je ne suis pas judéolâtre comme on m’accuse parfois de l’être. Le schmock est aussi présent chez les Juifs qu’ailleurs. Et je vais reprendre le bon mot d’un vieil ami aujourd’hui décédé, rescapé d’Auschwitz, qui me dit un jour, en se prenant la tête à deux mains : « Vous savez, Olivier, quand un Juif est con il est vraiment con, plus con que tous les autres ».

Le peuple juif a les caractéristiques de l’aristocratie : l’ancienneté (peuple de l’Origine et donc peuple Témoin), il est minoritaire, il est pétri d’exigences et d’abord envers lui-même. Le Peuple élu n’a pas été élu pour flemmarder et se pavaner dans les Hauteurs, au-dessus de la masse des goyim…

Puisqu’il est question d’aristocratie, je vais parler de ma famille, de ma femme. Je l’ai rencontrée pour la première fois en l’église polonaise de la rue Saint-Honoré, à Paris, un bel ensemble XVIIe siècle. J’étais assis dans les derniers rangs et elle dans les premiers rangs. Je la revois donc. Elle revenait de vacances, grande brune bronzée (elle dépassait presque tout le monde dans l’assistance) au nez busqué et aux cheveux noirs. Je me suis dit : c’est une fille d’Israël. Pourquoi ? Nous faisions partie d’un groupe de pèlerins qui s’apprêtait à partir en autocar pour la Pologne, pour le grand pèlerinage de Częstochowa. La Pologne était alors un pays assez fermé et ce pèlerinage était l’occasion de la visiter en y marchant quelque trois cent cinquante kilomètres, de la visiter sans faire du tourisme au sens commun du mot.

Donc, en observant cette jeune femme en l’église polonaise de la rue Saint-Honoré, je me suis dit, comme malgré moi, c’est une juive convertie, réaction étrange, j’en conviens, ridicule même mais c’est ainsi. J’apprendrai peu après qu’elle portait le nom d’un grand-maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem.

Nous avons eu trois enfants et leur avons donné les noms suivants : Sarah, Rachel et David. A ce propos, je me souviens qu’un homme s’était proposé de nous guider dans la vieille ville de Jérusalem. Habituellement je refuse les guides, mais l’attitude de cet homme avait quelque chose d’émouvant. Il était juif d’origine irakienne. Devant le tombeau de David (en compagnie de notre fils David), de fait un cénotaphe, je lui ai dit que notre fils s’appelait David, et que ses deux sœurs s’appelaient Rachel et Sarah.  Il m’a regardé les yeux écarquillés en s’exclamant (en anglais) : « Vous m’avez dit que vous n’étiez pas juifs, ce n’est pas possible ! Ce sont les noms de deux des quatre matriarches d’Israël et du plus grand roi d’Israël ! » J’ai eu un instant le sentiment que je lui avais menti.

Environ deux ou trois ans après cette visite à Jérusalem, je me suis mis en tête de suivre le tracé de deux branches coupées dans l’arbre généalogique de ma femme. C’était comme si une voix me disait : « Tu dois trouver ! » Je vais passer pour un illuminé, mais c’est ainsi, comme pour Marianne Cohn, « l’inconnue de Montauban ». Mais cette double enquête allait s’avérer beaucoup plus aisée. Une branche se découvrit sans tarder, via Internet. L’autre se découvrit suite à une recherche un peu plus prolongée mais relativement simple. Ces deux branches me conduisirent au monde ashkénaze, d’Altona (dans les environs de Hambourg) à la Lorraine.

Concernant mon article intitulé « La judéité comme la dernière forme d’aristocratie », je ne le renie pas, quitte à déplaire à plus d’un. Mais entendons-nous, l’aristocratie en question est combattante, toujours sur la brèche, devant répondre à des exigences posées par elle-même et assez terribles. Que certains Juifs flemmardent et ne se cassent pas la nénette est une autre affaire. Et puis il y a Israël ; mais j’y viendrai dans la question suivante.

Puisque nous évoquons l’aristocratie, restons-y avec ce propos devenu très ambigu, car il ne l’était probablement pas dans l’esprit de Stanislas de Clermont-Tonnerre, ce propos que vous citez dans « Les mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain » : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ». Ce propos m’a préoccupé très jeune et je vous suis reconnaissant de ne pas être un dévot des Lumières, comme trop de Juifs, les Lumières qui reposent sur un paradigme trompeur ainsi que vous le dites. J’évoque volontiers la part obscure des Lumières, quitte à me faire passer pour un affreux réactionnaire, ce dont je me moque car un réactionnaire est tout simplement un homme qui réagit. Donc, j’ai très vite pressenti que dans la belle formule de cet homme il y avait quelque chose d’inquiétant qui (à l’insu de son auteur) ouvrait la voie à un antisémitisme rajeuni, plus vigoureux que l’ancien. Je ne savais pas que Stanislas de Clermont-Tonnerre deviendrait l’un de mes parents par alliance. Ce lien n’a fait que m’inciter à réfléchir encore plus encore à cette remarque qui transporte d’aise bien des Juifs qui n’y voient que la face lumineuse, des Juifs qui ne s’éprouvent probablement que comme autant d’individus et non comme une nation ou un peuple. Ainsi que vous le faites remarquer (et vous me confirmez dans ce que j’ai toujours éprouvé), les Juifs ne sont ni une nation, ni une religion mais les deux à la fois, d’où le dialogue de sourds, trop souvent, à leur sujet. Cette particularité nation/religion a permis au peuple juif de survivre. L’Émancipation a certes amoindri l’antijudaïsme (l’antisémitisme religieux) mais il a conduit à l’antisémitisme sécularisé, raciste, biologique, plus meurtrier encore. Une fois encore, il ne s’agit pas de s’en prendre à l’homme de bonne volonté que fut Stanislas de Clermont-Tonnerre et de toujours l’envisager dans son contexte, très précis.

La formule de Stanislas de Clermont-Tonnerre se poursuit ainsi (lire l’intégralité de ce discours prononcé fin décembre 1789) : « Il faut refuser tout aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus ; il faut méconnaître leurs juges ; ils ne doivent avoir que les nôtres ; il faut refuser la protection légale au maintien de leur corporation judaïque ; il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. Mais, me dira-t-on, s’ils ne veulent pas l’être ? Eh bien, s’ils veulent ne l’être pas, qu’ils le disent, et alors, qu’on les bannisse. II répugne qu’il y ait dans l’État une société de non-citoyens et une nation dans la nation. Enfin, l’état présumé de tout homme domicilié dans un pays est d’être citoyen ». A méditer.

Et des souvenirs me reviennent, d’un coup. Ma grand-mère maternelle qui appartenait à une ancienne famille grecque m’a parlé plusieurs fois des Juifs lorsque j’étais enfant. Et lorsqu’elle m’en parlait sa voix tremblait. Je me souviens même que des larmes coulèrent sur ses joues. Je ne sais que dire. Elle avait un type fortement sémite ou, plus exactement, méditerranéen – je ne sais vraiment pas à quoi correspond le type sémite. Au cours de l’Occupation, elle faillit être prise dans une rafle de Juifs ; je crois que ce souvenir l’a marqué à jamais – une Madame Klein en quelque sorte…

Dans la partie grecque de ma famille, les Juifs étaient toujours évoqués avec respect : ils étaient considérés comme des égaux par l’ancienneté, la richesse de la culture, etc. On n’insistait guère sur les immenses différences entre la culture grecque et la culture juive. Son attitude se résumait à : nous sommes (très) différents mais nous sommes égaux, et c’est bien ainsi. Ma mère m’a rapporté que son grand-père lui disait que si les Grecs et les Juifs s’entendaient plutôt bien c’est parce qu’ils étaient pareillement bons en affaires. Je ne sais ce que vaut cette considération, mais je la rapporte.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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