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Juan Luis Vives (1492-1540), grand humaniste chrétien d’origine juive

 

Juan Luis Vives, figure centrale de la Renaissance espagnole, de l’erasmismo español (voir Érasme), grand représentant philosophique de ce courant avec Juan de Valdés. L’un étudia en France, l’autre en Italie. A ce propos, dans « Ortega y Gasset y el problema de la jefatura espiritual », Francisco Romero fait remarquer que la condition habituelle des philosophes espagnols est l’exil – el destierro.

Juan Luis Vives, l’ami d’Érasme et de Thomas More, ne cesse d’invoquer le Christ comme symbole d’une humanité ayant atteint la concorde parfaite avec Dieu mais aussi entre chacun de ses membres. Il faut lire son écrit de 1529 : « Concordia y discordia en el linaje humano », une Philosophia Christi typiquement erasmiana.

Juan Luis Vives ne cesse de militer en faveur de la paix alors que l’Europe est en proie à la violence, d’où son appel à Carlos V (Charles Quint) afin qu’il convoque un concile et remédie aux maux dont souffre la chrétienté. Rappelons que « Concordia y discordia en el linaje humano » est dédié à cet empereur. Il y dénonce non seulement la violence mais s’en prend à l’idée même d’empire, à l’Empire espagnol (alors le plus vaste et le plus puissant du monde) qui n’hésite pas à faire usage de la violence ; et toutes ces dénonciations sont faites au nom du christianisme. Cet anti-impérialisme dicté par le pacifismo erasmismo est partagé par d’autres de ses contemporains. Son opuscule « Sobre la pacificación » (1529) est dédié à Don Alfonso Manrique, archevêque de Séville, l’un des plus grands protecteurs de l’erasmismo.

 

Juan Luis Vives

 

Juan Luis Vives est profondément préoccupé par la situation de l’Europe, avec le schisme protestant qui divise la chrétienté et la menace turque. C’est pourquoi il multiplie les échanges épistolaires avec les personnalités les plus influentes d’alors : Henry VIII, Carlos V, Adriano VI. Certains de ses écrits rendent compte de la gravité de la situation ; outre « Sobre la pacificación », citons « De la insolaridad de Europa y la guerra contra el turco », « Sobre la condición de vida de los cristianos bajo los turcos », « Sobre la concordia y discordia en el género humano ». Il ne cesse de dénoncer la guerre et plus généralement la violence, l’une et l’autre produites par l’ambition et la soif de pouvoir. Son pacifisme procède de l’erasmismo mais aussi de la théologie iréniste.

Juan Luis Vives est un « converso » comme le sont de nombreux erasmistas. Américo Castro a pressenti l’origine juive de Juan Luis Vives et d’une manière parfaitement intuitive. Les recherches d’Abdón M. Salazar confirmeront cette origine à partir d’une documentation de première main. Voir « Procesos inquisitoriales contra la familia judía de Juan Luis Vives ». Le père de Juan Luis Vives fut brûlé vif en 1526 et les restes de sa mère (morte de la peste à Valencia, en 1508), Blanca March, furent exhumés et brûlés en 1529.

Le départ de Juan Luis Vives à Paris en 1511 et son refus de revenir en Espagne trouvent leur explication dans cette origine. Il a été établi que sa famille tant paternelle que maternelle, toutes deux juives, ont été décimées par l’Inquisition, avec biens confisqués, laissant ses trois sœurs dans un état d’extrême pauvreté. Malgré tout, Juan Luis Vives ne cessera de prêcher la concorde sous l’égide du Christ, tant dans la vie de tous les jours que dans les questionnements philosophiques.

Juan Luis Vives arrive donc à Paris en 1511 à l’âge de dix-neuf ans. Il ne tarde pas à réagir contre les interminables discussions scolastiques, avec confusion entre logique et métaphysique. Dans « Adversus pseudo dialecticos », il dénonce un salmigondis aux allures savantes en commençant par distinguer métaphysique (le réel) et logique (le formel). Ce faisant, il met fin à bien des confusions engendrées par une dialectique faussée. En 1512, il quitte Paris pour Bruges. Et je passe sur les détails de sa biographie pour en venir à la rédaction de son œuvre majeure : « De disciplinis » (1531). Il y expose les causes de la décadence des études et propose une méthode destinée à réformer l’enseignement. Il s’agit d’une œuvre encyclopédique articulée en trois parties : 1. « De corruptis artibus » traite des causes de la dégradation du savoir. 2. « De tradentis disciplinis » traite des remèdes à cette situation. 3. « De artibus » expose sa logique et sa métaphysique.

La première partie de cette somme est la plus importante ; elle est aussi la plus critique et à ce propos, et d’une manière générale, Juan Luis Vives est plus pertinent dans ses critiques que dans ses propositions. Dans cette première partie donc, il dénonce en particulier la corruption des savoirs : arrogance des lettrés, recherche d’une fin utile plutôt que recherche désintéressée de la vérité, abus de la polémique, vénération des autorités, préférence pour les présentations de seconde main plutôt que pour les originaux, manque de méthode dans l’étude, etc.

Juan Luis Vives est fondamentalement un éclectique épris d’indépendance. Lorsqu’il critique Aristote, il le fait avec respect et bienveillance et, au fond, pour mieux appréhender son pouvoir d’attention et d’observation de la Nature en repoussant ceux qui se contentent d’invoquer l’autorité de ce philosophe pour elle-même. Dans cette perspective, il promeut la méthode expérimentale, toujours guidé par la raison. Il se réfère volontiers à la méthode inductive, ce qui fait de lui, d’une certaine manière, le précurseur de Francis Bacon.

Dans « De disciplinis », il aborde de nombreuses disciplines ; mais ses apports les plus importants ont trait à la psychologie. Il a écrit à ce sujet un important traité, en 1538, « De anima et vita ». Sa méthode empirique de l’étude de l’âme le conduit à séparer psychologie et métaphysique. Foster Watson le considère comme le père de la psychologie moderne. Juan Luis Vives propose une nouvelle démarche en appliquant la méthode inductive aux questions psychologiques, ce qui le conduit à découvrir la valeur de l’introspection. De ce point de vue, Juan Luis Vives peut être envisagé comme un précurseur non seulement de Francis Bacon mais aussi de René Descartes.

Juan Luis Vives est tourné vers la pratique, ainsi qu’il le reconnaît au début de « Tratado del alma ». Il opère une distinction entre ratio speculativa (tourné vers recherche de la vérité) et ratio practica (tourné vers la recherche du bien). Cet esprit pragmatique et pratique s’intéresse à des questions généralement poussées de côté par la Renaissance. Ainsi invite-t-il les étudiants à se rendre dans les ateliers et les fabriques et à y interroger artisans et ouvriers. Ce désintérêt pour la vie pratique de la part des étudiants de son temps l’amène à dire que les lettrés en savent plus sur l’époque de Cicéron et de Pline l’Ancien que sur celle de leurs grands-parents.

Juan Luis Vives propose une nouvelle approche méthodologique de l’étude psychologique, notamment dans « De anima et vita ». Il applique une méthode empirique à l’introspection. Sa théorie des anticipaciones occupe une place importante dans sa pensée, et elle aura une grande influence. Il définit les anticipaciones comme une série d’informations que nous recevons directement de la nature, plus exactement de l’expérience sensible. Il ne s’agit en aucun cas d’idées innées qui pourraient être assimilées à un quelconque platonisme ou apriorisme ; il s’agit de marques indélébiles que l’expérience corporelle imprime en nous dès les premiers moments de notre vie et qui serviront de guide à notre connaissance tout au long de notre vie. Juan Luis Vives les nomme germes (semillas) du savoir et ainsi affirme-t-il la primauté de l’esprit face aux choses dans l’activité cognitive. Cette théorie le conduira à formuler l’une de ses doctrines, celle du sens commun. Il distingue entre jugement naturel et jugement artificiel. Le premier appelle à lui toute une série d’anticipations par lesquelles l’esprit fonctionne « común e idénticamente », comme consentement universel. A partir de ces « nociones comunes » se développe le jugement, avec interconnexion de ces notions, qui acquière un caractère exclusivement individuel. Sur ce point, la pensée de Juan Luis Vives annonce à sa manière la doctrine écossaise du sentido común, the Scottish philosophical school of common sense realism. Pour Juan Luis Vives, le processus cognitif s’élabore à partir d’anticipations (semillas) par lesquelles s’organise l’expérience dans l’espace du sentido común, par l’intermédiaire du mécanisme d’association d’idées. Tel est l’aspect de la pensée de Juan Luis Vives qui a le plus retenu William Hamilton.

 

 

Outre les associations d’idées, Juan Luis Vives s’est penché sur l’étude empirique de la mémoire. Il distingue deux genres de mémoire : le « recoger » et le « retener ». L’étude de la mémoire est liée à celle des tempéraments. Ainsi considère-t-il que ceux qui ont le cerveau humide apprennent facilement mais ne mémorisent (retienen) pas tandis que les bilieux se montrent aptes à ces deux fonctions : « recoger » et « retener ». Si de telles considérations peuvent aujourd’hui faire sourire, bien d’autres sont pleinement acceptées au point qu’elles sont utilisées à des fins mnémotechniques. Certains passages de Juan Luis Vives sur les quatre formes de l’oubli et sur la manière de récupérer la mémoire méritent d’être lus avec attention.

Juan Luis Vives peut également être envisagé comme le précurseur de la psychologie différentielle et de l’orientation professionnelle, des propositions qui seront développées par Juan Huarte de San Juan dans « Examenes de ingenios para la ciencias » (1575), un ouvrage qui établira sa réputation dans toute l’Europe.  Pourtant, chez Juan Luis Vives, cette connaissance n’est pas vraiment destinée à une préparation professionnelle mais plutôt aux aspects pratiques de la vie et à la perfection morale. Il faut lire « Introducción a la sabiduria » (1542)

Dans le livre III de « De anima », Juan Luis Vives traite des passions (affectus). Il « esquisse la première théorie moderne des passions » ainsi que le précise José Ortega y Gasset, développe les propositions de saint Thomas d’Aquin, circonscrit ce qui unit éthique et psychologie, enrichit son étude des passions de ses fines introspections, un domaine où il se montre magistral.

L’étude des passions telle qu’il la conduit ne peut être intégrée à la psychologie descriptive telle que nous la connaissons. Elle s’éloigne cependant considérablement de l’étude scolastique qui en est faite alors. Il propose une authentique théorie des passions, une démarche novatrice. Selon cette théorie, la multitude des passions (qu’il étudie scrupuleusement) peut être ramenée à l’amour et à la haine. Tout ce qui conduit vers le bien est amour, tout ce qui conduit vers le mal est haine. La connexion de toutes les passions décrites à l’amour et à la haine laisse supposer que nous sommes en présence d’une authentique théorie et non pas d’un simple amas désordonné d’observations. Cette classification des passions fit que Wilhelm Dilthey considéra Juan Luis Vives comme le premier authentique penseur de l’anthropologie moderne (voir « Gesammelte Schriften »). Cette classification des passions conduit à une perspective unitaire du sujet en tant que corps et âme ; et les relations entre l’un et l’autre telles que Juan Luis Vives les décrit auront une influence directe sur la théorie cartésienne des passions.

Nombreux sont ceux qui d’une manière ou d’une autre sont redevables à Juan Luis Vives, parmi lesquels : René Descartes, Francis Bacon, John Locke, William Hamilton. Marcelino Menéndez y Pelayo envisage, et passionnément, Juan Luis Vives comme un annonciateur de Kant. Je n’entrerai pas dans ce sujet et d’abord parce que si je lis Juan Luis Vives avec plaisir, Kant me donne des migraines.

 Olivier Ypsilantis   

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