« Beaucoup d’antisionistes ne savent pas qu’ils sont antisémites ; s’ils le savaient peut-être guériraient-ils de leur antisionisme, et du même coup de leur antisémitisme, permettez-moi cet optimisme »
Olivier Ypsilantis
Sur les coupes stratigraphiques de l’archéologie de l’antisémitisme, une strate anti-judaïque, la plus profonde – la plus ancienne donc –, est bien visible. Il est vrai que l’image dont je fais usage est imparfaite dans la mesure où l’antijudaïsme ne conduit pas nécessairement à l’antisémitisme ; il peut dans certains cas (plutôt rares) se limiter à lui-même. Mais il se trouve que les malheurs du peuple juif (y compris sous leurs formes les plus sécularisées) ne peuvent se passer de « l’explication » anti-judaïque qui, il est vrai, ne saurait tout « expliquer ». L’antisémitisme est multi-causal.
Je reprends ce qu’écrivait Arnold Lagémi sur son blog (nous sommes d’accord sur ce point comme sur bien d’autres), dans un article intitulé « Lutte contre l’antisémitisme : la prévention négligée doit trouver la marque d’excellence ! », à savoir que la « haine du Juif » dépasse très largement les catégories extrême-droite / extrême-gauche, que cette haine (et son processus dévastateur) a commencé dès la diffusion de la Nouvelle Alliance, « que l’antisémitisme est fondamentalement d’essence théologique ». Seule la référence à l’histoire peut permettre d’atténuer les effets de l’antisémitisme car, en toute logique – si l’on peut parler de logique –, on ne peut s’attaquer à des effets sans en étudier les causes.
Il ne s’agit pas de vouloir régler des comptes ou « remuer de vieilles histoires », et j’insiste car c’est ce dont on accuse volontiers celui qui s’interroge sur les rapports du monde aux Juifs. Ainsi que le signale Arnold Lagémi, il s’agit d’étudier les causes pour espérer en amoindrir les effets, voire les supprimer. C’est donc une démarche non pas de vengeance ou, tout au moins, de ruminement mais une démarche de prévention et de guérison – il y a bien dans cette démarche une volonté thérapeutique. Oui, « l’antisémitisme est bien une pathologie de nature conquérante », pour reprendre les mots d’Arnold Lagémi, conquérante et terriblement contagieuse. De fait, passé un certain stade, très vite atteint, l’antisémitisme se répand de lui-même.
Vouloir « expliquer » l’antisémitisme est une entreprise épuisante dans la mesure où ses causes sont multiples, se recouvrent volontiers les unes les autres et agissent dans des interférences toujours plus complexes. Ainsi suffit-il d’en désigner une, comme je viens de le faire, pour que d’autres, nombreuses, se laissent pressentir.
Comment expliquer les passions antijuives ? Leur variété et leur ambivalence a une explication générale, ces passions viennent de loin, de très loin. Elles se sont chargées de sédiments déposés par l’histoire. Dans les aires chrétiennes et musulmanes, l’antisémitisme procède de l’antijudaïsme, d’une irritation tantôt sourde tantôt ouverte envers la religion-matrice, une religion qui n’a pas disparu au seul profit du christianisme ou de l’islam. Mais lorsque l’influence de ces religions baisse (et je pense en particulier au christianisme) et que l’antisémitisme se sécularise, quitte l’aire religieuse pour se politiser, l’affaire peut devenir encore plus dangereuse, effroyablement meurtrière. On passe en quelque sorte de Charybde en Scylla (ou de Scylla en Charybde), de l’Inquisition au nazisme et aux idéologies d’extrême-gauche, suppôts du terrorisme antisioniste. L’antisémitisme politique a « fait ses preuves ».
Le peuple-témoin irrite. On s’énerve au sujet de ce beaucoup considèrent comme une vieillerie, mais une « vieillerie » qui propose au monde des dispositifs sans cesse renouvelés, une « vieillerie » pourvue d’une énergie venue de profondeurs qui inquiètent ceux qui ne se sont jamais donnés la peine de les explorer à la manière d’un spéléologue, des profondeurs qui conduisent à de vastes espaces baignés de promesses qui sont ceux de la réflexion et de l’étude.
C’est aussi pourquoi la refondation de l’État d’Israël perturbe voire irrite tant. C’est aussi pourquoi des foules d’ignorants et d’arrogants se penchent sur Israël afin de l’accuser à tout propos, encouragées par des appareils de propagande d’autant plus dangereux qu’ils sont doucereusement activés par des États et des gouvernements démocratiques, relativement. Prenons le cas de la France. Les citoyens qui écoutent France Inter, passent aux comptes-rendus de l’AFP avant de s’enfiler des articles de « Libération » ou du « Monde », bref, des citoyens qui nagent dans l’information mainstream nationale, ne peuvent éprouver envers Israël que des sentiments doucereusement hostiles qui s’installent d’autant plus sûrement que le sens critique et les capacités de jugement sont subtilement engourdis par une rhétorique qui se défend d’être antisémite. L’antisioniste ignore trop souvent qu’il est un antisémite ; et c’est tout le problème, car on peut se laisser aller à supposer que s’il le savait enfin, il réfléchirait à son antisionisme…
Cette propagande baigne donc la vie quotidienne du citoyen, de son réveil à son sommeil, le citoyen qui est emporté par l’information mainstream comme des eaux usées dans un tout-à-l’égout.
La sécularisation des passions antijuives a terriblement compliqué l’affaire. L’antijudaïsme ne s’est plus limité à lui-même, il a muté et s’est fait antisémitisme. La sécularisation, défendable en soi, a en quelque sorte et bien malgré elle favorisé cette mutation.
L’antisémitisme multiplie les reproches aux Juifs, des reproches volontiers contradictoires. Souvenez-vous, ils étaient accusés d’être des capitalistes mais aussi des révolutionnaires – le judéo-bolchévisme. Ainsi les Juifs avaient-ils à répondre « de la corruption de l’identité française » ; aujourd’hui ils ont à répondre « du martyre qu’ils infligent, ou laissent infliger en leur nom, à l’altérité palestinienne ». Hier c’était la droite qui aboyait à leurs trousses ; aujourd’hui c’est la gauche. Ces catégories « gauche » / « droite » sont elles-mêmes devenues indifférenciables tant elles savent communier dans la réprobation des Juifs (en sourdine) et d’Israël, de l’État juif, de l’État des Juifs (dans des roulements de tambours). La gauche, cette chose devenue en France, en Espagne et ailleurs une serpillière, du traîne-partout, reproche aux Juifs d’avoir trahi « leur vocation cosmopolite » – vocation que la droite leur reprochait. La multiplicité de ces accusations, parfois bruyantes et parfois silencieuses, tantôt explicites et tantôt implicites, fait que l’antisémitisme n’est pas un racisme comme les autres (contrairement à ce qu’une certaine doxa veut nous inculquer), qu’il n’est pas même un racisme, étant donné qu’il n’y a pas de race juive.
Philippe Zard note : « Dans l’optique logico-politique des “touts limités”, le Juif incarne l’illimité (l’apatride, le déraciné, l’élément allogène) ; dans l’optique de la société illimitée, il incarne au contraire la limite insupportable, le “pas-tout” problématique qui vient introduire la discordance dans le concert de l’universel ». C’est précisément ce que dit Alain Finkielkraut dans son petit essai, « Au nom de l’Autre », sous-titré « Réflexion sur l’antisémitisme qui vient », un sous-titre qui laisse entendre que l’antisémitisme, cette chose très ancienne (inexplicable sans l’antijudaïsme redisons-le), est toujours à venir car il ne cesse de muter à la manière d’un virus. Et pour reprendre une autre image, on pourrait dire que l’antisémitisme ne cesse de changer de travestissement pour un bien triste carnaval.
Israël irrite l’Europe, cette Europe qui ne songe qu’à la paix au prix de tous les renoncements. L’appréciation lâchée par Son Excellence Monsieur l’Ambassadeur (de France à Londres) Daniel Bernard, en 2001, à propos d’Israël qu’il traita de « petit pays de merde » est partagée par beaucoup, en particulier par des antisémites/antisionistes introvertis, nombreux dans la bonne société. C’est comme si Israël les empêchait d’être en paix avec eux-mêmes et avec le monde. C’est comme si Israël était le fauteur de troubles par excellence, celui qui dérangeait l’ordre du monde, de leur monde, de leur petit monde, de leur sommeil et de leur transit intestinal. Je prends note presque quotidiennement de ce fait et m’interroge. Pourquoi Israël dérange-t-il à ce point ? La question est immense car elle touche à une histoire plusieurs fois millénaire d’un peuple qui a surtout vécu dans l’exil et chez tous les peuples du monde. La réponse est non moins immense et reste en suspens, dans l’attente de nouvelles formulations. Mais n’oublions jamais que cette perturbation qu’Israël – que le seul nom « Israël » – provoque chez nombre de citoyens a une base religieuse, ce qu’ils ignorent presque toujours car ils ne se sont jamais donnés la peine de commencer à analyser l’origine de leur perturbation – et sans passer par la psychanalyse qui sur ce point n’expliquera rien. Pour l’analyser, il faut prendre son bâton de pèlerin et s’adonner à l’étude, l’étude de l’histoire du peuple juif, ce peuple singulier dont l’expérience traverse celle de tous les peuples, ce peuple singulier qui par sa singularité même est en contact avec la totalité des singularités qu’il interroge.
Comment expliquer la persistance de ces sentiments antijuifs qui vont de la haine mais qui le plus souvent relèvent de l’agacement, de l’irritation ? L’étude de Sigmund Freud, « L’Homme Moïse et la religion monothéiste » (son dernier livre, écrit l’année de sa mort, en 1939, probablement le moins lu de ses livres, ce qui est dommage), vaut ce qu’elle vaut, mais elle a le grand mérite de souligner que les causes de l’antisémitisme ont toujours été multiples et le restent. Quand on pense en avoir fait le tour, il faut recommencer. Cette question soumet à des forces tant centrifuges que centripètes qui mettent à rude épreuve et fatiguent volontiers.
« Le Juif » n’est pas destiné à n’être que l’objet d’un « devoir de mémoire ». L’Europe est encombrée de clampins qui ont les yeux humides face aux évocations de la Shoah mais qui ne cessent de ronchonner et de grognonner contre Israël lorsqu’ils ne se laissent pas aller à une saleté à son encontre. Dans bien des têtes, Israël est un « petit pays de merde ».
Pierre-André Taguieff faisait remarquer que « ce qui rend insupportable à certains – notamment les « progressistes » déclarés – l’existence de l’État juif, c’est vraisemblablement le fait que “l’idéal sioniste est la seule utopie du XXe siècle qui ait réussi, la seule à avoir suscité un homme nouveau sans produire un monstre, tel l’Homo sovieticus ou l’homme aryen” », la remarque entre guillemets dans les guillemets est d’Éric Marty. C’est un élément de réflexion intéressant qui s’ajoutent à une multitude d’éléments de réflexion relatifs à l’antisémitisme et son avatar, l’antisionisme.
Olivier Ypsilantis
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Votre article est excellent . Cette adéquation entre antijudaïsme et et antisionisme fort heureusement commence à faire son chemin. Notre gouvernement l’ afait entendre à la télévision. Mais nous sommes loin encore d’en faire prendre conscience nos . Le temps des lumières n’est pas encore venu. J’ai eu la chance de rencontrer Taguieff, Tarnero dans les années giscardiennes. Nous avons formé un groupe d’études de la presse française, Le Monde, Libération, et nous avons commencé” à décrypter ce qui se cachait derrière les propos antisionnistes. Il y avait l’extrême gauche et l’extrême droite. Jacques Tarnero a fait un très beau film , “Décryptage”, qu’on devrait passer de temps en temps.