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Lettre à Jessie Bensimon

 

Chère Jessie,

Quinze heures, lundi 28 juin, province de Murcia. La campagne est écrasée de chaleur. N’ayant jamais eu l’habitude de la sieste, je profite de ce silence (les oiseaux eux-mêmes se sont tus) pour t’écrire ces quelques lignes en réponse à ta lettre. A perte de vue des citronniers. Je presse des citrons je ne sais combien de fois par jour pour verser un peu de leur jus dans des grands verres d’eau fraîche venue d’un botijo. Lorsque le soleil commencera à se coucher, je tirerai un peu de malaga du tonneau accompagné d’amandes grillées par ma voisine et d’olives, des aceitunas manzanillas sevillana. Je lèverai un verre à ta santé, sois-en certaine, et prononcerai ce mot hébreu à la magnifique sonorité : Lehaïm.

 

Une vue de la province de Murcia

 

Tu évoques le jasmin de ton balcon parisien… Le jasmin… Il en existe de nombreuses espèces et je ne sais à laquelle se rattache celui de mon patio. J’en avais planté sur trois côtés de ce quadrilatère. J’ai fini par enlever celui du fond car pas assez nourri par la lumière et de ce fait bien chétif. Sur un autre côté, je l’avais laissé pousser jusqu’à une hauteur assez considérable, moyennant un système d’accrochage assez complexe. Un jour d’orage, le poids de l’eau a tout arraché, un effondrement ; et j’ai lutté contre un amas assez considérable, sécateur en main. Le mur est resté nu et à présent j’en admire la blancheur, éblouissante. Troisième côté enfin, un mur mitoyen et cinq pieds de jasmin. Le voisin m’a conseillé en souriant de mieux surveiller leur croissance car son mur se trouvait envahi. Je les ai donc taillés, un peu sévèrement, et j’ai eu affaire à sa femme qui m’a déclaré sur un ton qui se voulait amical (mais dans lequel j’ai senti un reproche) que je lui avais ôté l’un de ses plus grands plaisirs : le parfum du jasmin. « Me emborracha » me disait-elle. Cette pauvre femme est morte et pour me faire pardonner je me rends parfois au cimetière du village pour déposer sur sa tombe un bouquet de jasmin, le jour des morts et le jour anniversaire de sa mort quand je le peux. A présent le mari me demande de laisser mes jasmins passer chez lui en souvenir de sa femme.

J’ai donc des rapports assez compliqués avec cette plante merveilleuse pour son parfum. Mais un autre parfum est encore plus délicat, celui de la flor de azahar, la fleur de l’oranger et du citronnier. Lorsque je suis arrivé dans la région, fin mars, il était partout, exalté par des pluies légères. Ce parfum shoote, vraiment, et je ne force pas la note en disant qu’il passe dans le sang, qu’il semble se faire notre sang et pas seulement dans nos artères et nos veines mais jusque dans nos veinules. Par ailleurs, lorsque mon fils est né, à Cordoue, fin mars, une pluie légère tombait sur la ville dont certaines rues étaient bordées d’orangers. Ainsi le parfum de la flor de azahar reste-t-il associé à la naissance de ce fils.

Supervielle ! J’y reviens régulièrement, son recueil de poèmes « Oublieuse mémoire » mais aussi « Boire à la source ». Il me repose de toutes les saletés du monde ; et aucun homme n’a évoqué avec plus de tendresse les animaux, à commencer par les bovins. Je n’exagère pas : depuis que j’ai lu Supervielle, l’homme de la pampa, je regarde les vaches différemment. Je ne les regarde plus distraitement, comme les éléments d’une composition convenue, comme des grosses choses qui se contentent de brouter et de donner du lait. Il y a une plénitude du regard chez Supervielle, une plénitude qui se retrouve chez certains paysagistes, les Flamands, les Anglais, les peintres de l’école de Barbizon, des peintres qui ont aussi décrit les animaux, amoureusement, les chevaux mais aussi les vaches et les animaux de la ferme ; j’y reviendrai. Et puis Supervielle décrit une région du monde où je veux aller, l’une des rares régions du monde qui m’attirent encore, la pampa, Argentine et Uruguay, avec la Patagonie et la Mongolie.

 

La pampa argentina

 

Simone Weil est très appréciée par certains Chrétiens. Ils l’apprécient surtout pour ses nombreuses saloperies sur le judaïsme, ce qu’ils n’avoueront bien sûr jamais. Un Juif ou une Juive qui déblatère sur le judaïsme (ou sur Israël) est une formidable aubaine – du pain bénit pourrait-on dire – pour des citoyens et des citoyennes de diverses obédiences. Cette femme supérieurement intelligente est une véritable harpie à ses heures. Je l’ai mentalement giflée plus d’une fois, je dois le dire.

La mémoire. J’ai parfois, pour ne pas dire souvent, l’impression que rien ne se perd, rien, absolument rien. C’est aussi pourquoi j’ai lu l’immense journal d’Ernst Jünger (surtout les pages relatives à ses années d’Occupation, à Paris) avec une telle émotion : j’avais l’impression qu’il lisait dans mes pensées et prenait des notes. J’ai également le sentiment que la mort ne fait que nous extraire du temps, ce qui est à proprement parler inimaginable… tant que nous sommes vivants. Quant à l’animisme, je comprends qu’il t’attire. Je connais ses séductions comme je connais celles (volontiers terrifiantes) de la réincarnation. Mais toutes les croyances me semblent autant d’écrans face à l’inconnu ; et on ne sait jamais vraiment si en comptant avec elles on se rassure à bon compte ou si l’on s’inquiète inutilement.

Cette préoccupation constante pour la mémoire est l’une des nombreuses particularités qui me rapprochent des Juifs, le peuple de la mémoire par excellence, même si tout peuple ne peut se définir comme tel que par la mémoire, une mémoire commune spécifique et transmise. Les Juifs ont beaucoup réfléchi à l’importance de la mémoire, probablement parce qu’ils ont été menacés plus durablement que tous les autres peuples. Ils ont donné à la mémoire des supports et des outils très variés, pour eux-mêmes mais aussi pour les autres.

J’ai abandonné la gravure en taille douce depuis des années. Je n’ai plus d’atelier, trop de déménagements. Et ma peur de l’encombrement est devenue obsessionnelle. Je me contente donc de techniques qui ne demandent pas plus de matériel que l’écriture, ou à peine plus. Tout tient dans une mallette plutôt légère. L’encombrement est devenu l’une des marques de notre temps et il s’agit bien d’une marque de la mort, l’encombrement que suscite la prolifération. La prolifération, on ne peut que penser au cancer… La prolifération et l’encombrement… Ionesco était à la mode lorsque nous étions étudiants. Peu de penseurs ont rendu à ce point sensible l’angoisse de la prolifération, prolifération des mots (devenus objets, des mots-objets) mais aussi des objets (tu te souviens des chaises dans « Les Chaises »). De fait, nous sommes envahis et j’ai observé (avec amusement parfois) ce que les poubelles étaient devenues pendant le confinement dû à la Covid-19, à Lisbonne. Les poubelles (le ramassage des ordures est un grand sujet de préoccupation dans cette ville à la topographie et à l’urbanisme complexes, en tête des propositions électorales locales) se sont mises à déborder, non par ralentissement du ramassage mais parce que les confinés ont eu tout loisir de considérer leur espace et ils se sont inquiétés. Les containers se sont mis à déborder tous les jours pour devenir des décharges plutôt sauvages.  On se désencombrait. Le confinement levé, il est à parier que l’encombrement reprendra, il est dans « la logique du système » pourrait-on dire. Mais que cherche-t-on à remplir ? Quel vide ? Il faut relire et méditer Ionesco. Cette pandémie a souligné la pertinence de sa pensée, et la période post-Covid la soulignera plus encore.

 

Il faut relire et méditer Ionesco

 

Cette considération me fait revenir à la peinture chinoise, avec « l’espace pour sujet, l’infini pour contour » ainsi que tu l’écris. Avec elle je me guéris de l’encombrement de nos sociétés. Dans cette peinture, le vide n’est pas angoissant, il y est neutre, parfaitement neutre. On s’y installe, minuscule, sous un arbre, devant des eaux vives ou dormantes, par exemple. Rien pour nous inquiéter, rien pour nous rassurer, et c’est bien ainsi. On est loin des gesticulations et des contorsions que mettent en scène ces grandes peintures du Prado où l’un est toujours diversement occupé à tourmenter l’autre. C’est techniquement admirable mais qu’est-ce que le catholicisme nous aura emmerdé avec ses scènes de martyres ! J’admire le savoir-faire de ses artistes et leurs prouesses techniques, mais je fuis l’esprit qui les sous-tend comme je fuis l’encombrement. Tous ces gonflements de muscles, tous ces regards extatiques et j’en passe. On tourne dans le BDSM. L’érotisme tel que l’envisage Georges Bataille (ce catholique toujours pris dans des digestions catholiques) peut séduire un adolescent perturbé (je l’ai été), mais après ? Arthur Adamov est de ce point de vue plus pur, plus nu. J’aimerais écrire des pages sur cet homme que j’aurais aimé rencontrer.

Dans ces grandes compositions du Prado, les corps encombrent l’espace au point qu’ils en expulsent les regards – le mien tout au moins. Je ne tarde pas à me réfugier dans le musée voisin, le Thyssen-Bornemisza, chez les Flamands et leurs paysages mouillés où les hommes ne sont que des petits signes, comme dans la peinture chinoise… Les nuages, toujours, les eaux dans lesquelles ils se reflètent, le vent dans les feuillages… Au Louvre je quittais assez vite les salles dédiées aux grandes peintures d’histoire, encombrées d’individus combattants et souffrants pour les peintres de l’école de Barbizon, les arbres de la forêt de Fontainebleau peints par Théodore Rousseau, Paul Huet, Jules Dupré et quelques autres, sans oublier Camille Corot, ses feuillages gris-vert qui m’évoquent immanquablement celui des oliviers. Et je n’oublie pas Charles-François Daubigny et Jongkind. Je suis las de ces peintures plus encombrées qu’une rame de métro aux heures de pointe.

 

Un paysage de la peinture chinoise

 

La belle Odile, tu y reviens et j’y reviens donc. Une fois encore, je ne garde d’elle qu’une impression, comme une silhouette derrière une vitre embuée. Je me souviens de cheveux noirs et courts, bouclés ou ondulés peut-être ; quant aux yeux, étaient-ils verts ? « Mais crois-tu vraiment que ta mémoire se moque ? Il me semble naturel de retenir d’avantage l’impression qu’a produit sur toi cette jeune femme, une émotion encore vive quarante ans plus tard, que la précision de son visage. C’est ton trouble qui a fixé ce souvenir, ne crois-tu pas ? » écris-tu très justement et, je n’hésite pas à le dire, magnifiquement. Le trouble ne favorise pas la précision mais, comme tu l’écris, dans ce cas au moins, il favorise la persistance. Quant à la grande composition de Diego de Ribera, « Le Martyre de saint Philippe », je la détallais d’un œil précis, sans aucun trouble, tu as raison, j’en ai donc un souvenir précis.

« Ces grandes peintures démonstratives de la Contre-Réforme sont comme nous le savons les expressions d’une volonté politique » ainsi que tu l’écris. Rien de tel avec la peinture flamande mais qui elle aussi – et comme toute œuvre d’art – s’inscrit néanmoins dans un contexte politique, économique et social qui l’« explique » au moins en partie. La peinture flamande (paysages et portraits) marque l’affirmation de la bourgeoise et de ses qualités, à commencer par sa discrétion ; car la bourgeoisie est discrète, c’est l’une de ses principales caractéristiques sur laquelle les analystes ne se sont peut-être pas assez arrêtés. Ce n’est pas un hasard si Marcel Proust que tu cites a tant aimé et célébré Vermeer de Delf. Lorsque le bourgeois des Flandres se représente, c’est généralement dans des compositions de petites dimensions, dans un décor simple et volontiers même sans décor. L’aristocratie et les gens d’Église se représentent dans des tumultes avec vastes horizons (terrestres ou célestes) ; le bourgeois quant à lui choisit le calme de son intérieur ; et il aime placer sur ses murs des paysages simples en évitant autant que possible les charges symboliques, théologiques et autres abstractions. Dans la quiétude de son foyer, il veut pouvoir entrer dans un paysage et s’y promener, tout simplement, to take a constitutionnal comme disent les Anglais.

 

Théodore Rousseau - Wikiwand

Un paysage de l’école de Barbizon

 

La peinture flamande (les paysages) et la peinture chinoise nous disent des choses assez semblables Cette dernière se contemple elle aussi dans l’intimité, d’autant plus qu’elle est fragile et redoute la lumière directe. Dans ces deux mondes, les hommes tendent à n’être que des signes discrets, qu’il s’agisse d’un sage devant un paysage de montagne ou d’un patineur sur les eaux gelées d’un polder. L’artiste flamand et l’artiste chinois s’efforcent de rendre sensible une ambiance et pour ce faire le silence est requis. On ne parle pas dans les scènes d’intérieur de ce formidable célébrant de l’ambiance qu’est le Danois Vilhelm Hammershøi. On ne parle pas dans les scènes d’intérieur de Vermeer de Delft ou Pieter de Hooch. Les paysages de la peinture chinoise sont parfaitement silencieux, plus silencieux encore que ceux de la peinture flamande. Il me semble que même les cascades y sont silencieuses. Mais, surtout, cette impression de silence total est confirmée par la simplicité des moyens : un peu d’encre noire pure ou plus ou moins diluée avec de l’eau et dessinée sur du papier, rien de plus ; car la peinture chinoise est du dessin. Et je pourrais en revenir au désencombrement. La peinture chinoise est désencombrée et l’atelier d’un peintre chinois tient dans une mallette ; rien à voir avec ces ateliers d’artistes vastes comme des hangars et qui engagent des moyens considérables par ailleurs fort coûteux et qui trop souvent ne produisent pas grand-chose mais gaspillent terriblement.

Un abrazo y hasta luego… si Dios quiere.

Olivier Ypsilantis

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