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Des « Je me souviens » familiaux

 

Ci-joint quelques « Je me souviens » familiaux qui me sont venus aujourd’hui samedi 12 juin 2021 au cours d’une marche dans la huerta. Cet exercice est un repos, repos du monde et de son agitation, de son bavardage et de sa violence. Je le pratique régulièrement comme d’autres pratiquent le yoga. J’ai choisi de mettre en gras les « Je me souviens » relatifs à Georges Perec, à sa famille. Georges Perec n’est pas l’inventeur de cet exercice et il a dédié ses « Je me souviens » à Joe Brainard, auteur de « I remember ». J’ai toujours considéré Georges Perec comme un grand frère, un ami. J’aurais aimé le rencontrer (il est décédé en 1982) – mais lorsque je le lis je le rencontre… 

Les deux photographies ci-dessous ont été prises le même jour, à la fin des années 1960. Ma tante avait la quarantaine, ma grand-mère la soixantaine.   

 

 La sœur de ma mère

 

Je me souviens que ma tante M. avait des chevilles d’une finesse que j’observais discrètement.

Je me souviens que c’est dans la bouche de ma tante M. que j’entendis pour la première fois l’expression Ne pas casser trois pattes à un canard. Je me souviens de la pièce où eut lieu cet événement – car entendre un mot ou une expression pour la première fois est bien un événement. C’était une pièce avec lumière traversante, avec des armoires encastrées dans l’une de ses longueurs et à l’intérieur desquelles s’entassaient ou s’alignaient livres, revues, journaux, documents divers, boîtes remplies d’images. Je me souviens plus particulièrement, sur la cheminée, d’une pendule Empire en bronze ciselé et doré, montrant une liseuse habillée à la mode grecque, les cheveux délicatement relevés ; elle lisait à la lumière d’une lampe à huile posée sur une table à corps drapé dans laquelle s’inscrivait le cadran.

Je me souviens que Georges Perec fut élevé par son oncle et sa tante Bienenfeld (sœur de son père), David et Esther, qui l’adoptèrent en 1945.

Je me souviens du dernier cadeau qu’elle me fit : une édition de L’Iliade et L’Odyssée aux Éditions Garnier Frères, collection Prestige.

Je me souviens que la dernière carte postale que je reçus d’elle représentait un panneau de la Fresque du Printemps d’Akrotiri, île de Santorin.

Je me souviens de Georges Perec à la recherche de traces, rue Vilin, dans le XXe arrondissement parisien, avec notamment la trace du salon de coiffure où avait travaillé sa mère : COIFFURE DAMES inscrit à la peinture (écaillée) sur une façade en briques.  

Je me souviens d’elle, dans l’appartement de la rue Théodore de Banville, dans le XVIIe arrondissement de Paris. Je me souviens qu’un balcon joliment ouvragé courant sur toute la longueur de cet appartement qui occupait tout un étage, le second, d’un bel immeuble en pierre de taille. J’ai détaillé hier soir cette façade sur Google Earth, ce qui m’a permis de préciser les motifs de ce balcon que je n’avais jamais fait que deviner derrière les voilages du salon.

Je me souviens qu’elle avait des cils très longs et très courbes.

Je me souviens que l’oncle et la tante Bienenfeld eurent une fille, une cousine germaine de Georges Perec donc, Bianca, élève de Simone de Beauvoir dont elle deviendra l’amie puis la maîtresse pour enfin former une sorte de « ménage à trois » avec Jean-Paul Sartre.

 

 Ma grand-mère maternelle

 

Je me souviens que ma grand-mère avait l’habitude de se mettre de la poudre de riz sur le visage. Je ne puis sentir son parfum sans penser à elle.

Je me souviens qu’à sa mort, dans une boîte en carton, j’ai retrouvé un grand nombre de boîtes à poudre Houbigant, les plus anciennes datant des années 1930.

Je me souviens de Paulette Pétras, l’épouse de Georges Perec. Je me souviens qu’il l’accompagna en Tunisie où elle avait obtenu un poste d’enseignante.

Je me souviens que ma grand-mère n’aimait guère préparer des repas et qu’elle achetait volontiers des plats cuisinés, de préférence chez des commerçants grecs ou arméniens.

Je me souviens que lorsque j’étais enfant ma grand-mère m’envoyait volontiers des cartes postales de dessins de Barberousse de la série Plaisirs de… Ainsi, je me souviens de Plaisirs de la route, Plaisirs de la neige, Plaisirs de la mer, etc., avec, toujours en coin, des mots croisés en rapport avec le thème.

Je me souviens que Bianca Bienenfeld est l’auteure d’un livre intitulé « Souvenirs d’une jeune fille dérangée », un livre écrit lorsque qu’elle prit connaissance des « Lettres à Sartre » et du « Journal de guerre » de Simone de Beauvoir, lectures à la suite desquelles elle se sentit flouée.  

Je me souviens que ma grand-mère faisait volontiers usage du mot « inouï », dans le sens courant du mot, et d’une manière qui me semblait parfois exagéré. « C’est inouï ! » s’exclamait-elle à propos de choses qui me semblaient plutôt banales.

Je me souviens qu’elle bronzait si vite que j’en était stupéfié. Je me souviens qu’à la montagne, la neige faisait ressortir un bronzage qui la faisait ressembler à une femme des îles. Elle avait la soixantaine passée et un moniteur de ski, beau gosse, la trentaine, ne cessait de s’empresser auprès d’elle, ce qui l’amusait. Elle me disait en souriant : « Mon petit, j’ai un chevalier servant ».

 

Portrait de la mère de Georges Perec, Cyrla Szulewicz (1913-1943), en compagnie de son fils

 

Je me souviens d’une visite au columbarium du Père-Lachaise. Je ne souviens de la case n° 382, une petite plaque en marbre clair avec ces inscriptions gravées en lettres dorées (de haut en bas) : Esther Bienenfeld 1896-1974 / Georges Perec 1936-1982 / Ela Bienenfeld 1927-2016. Ela Bienenfeld était la cousine préférée de Georges Perec. La mère n’a pas de sépulture ; arrêtée le 11 février 1943, elle disparut à Auschwitz. Quant au père, engagé dans l’armée française, il fut mortellement blessé par un éclat d’obus le 16 juin 1940. Le fils se rendit sur sa tombe en 1955 ou 1956. Dans la partie militaire du cimetière de Nogent-sur-Seine, sur une croix de bois, au pochoir, il put lire : Perec Icek Judko E.V. 3716, soit son numéro matricule. 

Et regardez cet extraordinaire reportage, « En remontant la rue Vilin » :

https://www.youtube.com/watch?v=8HfvFHQ-j6s

Olivier Ypsilantis 

3 thoughts on “Des « Je me souviens » familiaux”

  1. Jacqueline Benazeraf

    Quel merveilleux texte, si simple, si poétique, si sensible. Deux mondes bien différents, celui de Georges Perec et le vôtre. Comme vous, Je suis fascinée par son écriture, comme vous, Je le considère, avec Kafka, comme un frère.
    Comme vous J ai envie d écrire I remember parce que je temps passe trop vite et que l émotion qui remonte du passé est précieuse. La s exprime la tendresse, unique.

  2. Pingback: Ypsilantis. Des "Je me souviens" familiaux - Tribune Juive

  3. Chère Jacqueline,
    Merci et je vous prends au mot. J’attends – nous attendons – vos “Je me souviens”, un exercice auquel tout le monde devrait se livrer pour enrichir la mémoire collective mondiale.
    Je vous offre l’espace de ce blog si vous de désirez, il serait heureux d’accueillir vos “Je me souviens”

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