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Robert Nozick ou la théorie de l’État minimal – 1/2

 

Il me faudra étudier l’œuvre de John Rawls et ce vaste débat en partie édité dans une série d’essais intitulée « Reading Rawls », sous-titrée « Critical Studies on Rawls’ “A Theory of Justice” ». Publiée en 1975, cette collection présente une partie des interventions suscitées par le livre majeur de cet auteur, « A Theory of Justice ». Je n’ai rien lu de John Rawls dont le nom m’a été révélé par l’un de ses collègues à Harvard : Robert Nozick, Robert Nozick que j’ai commencé à étudier à partir d’écrits à caractère synthétique sur l’anarcho-capitalisme, une tendance que je juge pleine d’attraits puisqu’elle va dans le sens de certaines de mes analyses et, surtout, de mon tempérament.

Robert Nozick est essentiellement connu pour « Anarchy, State, and Utopia » (1974), un ouvrage que complète « Reading Nozick – Essays on “Anarchy, State, and Utopia” », une publication supervisée par Jeffrey Paul.

Robert Nozick représente une claire alternative à John Rawls. L’un et l’autre commencent par se montrer critiques envers la tradition utilitariste, dominante durant environ deux siècles dans le monde anglo-saxon. L’un et l’autre prennent appui sur les théories du libéralisme classique mais finissent par s’engager dans des perspectives divergentes.

John Rawls s’appuie sur un compromis éthique de type kantien et il en vient à circonscrire une société « juste » qui prend en compte dans ses mesures législatives et constitutionnelles la totalité de ses membres, à commencer par les plus défavorisés. Robert Nozick quant à lui commence par affirmer les droits individuels inaliénables et il trace les contours du Minimal State, doté de fonctions et de pouvoirs extrêmement limités et, surtout, dépourvu de toute force de coercition envers les individus, sauf en ce qui touche à la « sécurité ». Toujours selon Robert Nozick, les individus ne sont pas obligés de se pencher sur les moins avantagés qu’eux. La société telle que la promeut John Rawls est franchement démocratique ; la société telle que la promeut Robert Nozick est franchement individualiste dans la mesure où les droits des individus priment radicalement sur ceux de la société en général.

 

Robert Nozick (1938-2002)

 

John Rawls et Robert Nozick ont en commun l’hypothèse théorique de base d’un « state of nature » appelé ainsi par Robert Nozick (qui reprend l’idée de John Locke). Mais John Rawls envisage cette hypothèse à partir d’une assemblée de kantiens, soit d’êtres humains doués de raison, libres et égaux, avec choix moral et principe de justice. Étudier the Kantian origins of Rawl’s Theory of Justice. Robert Nozick envisage la société comme un lieu de désordre duquel ne peuvent sortir aucun consentement mutuel, aucun contrat reposant sur des bases rationnelles. Seule agit la Invisible Hand telle que l’a décrite Adam Smith. Dans une telle optique, la société et l’État doivent être fort réduits, minimaux, avec des fonctions qui ne dépassent pas celles du « night watchman ». John Rawls et Robert Nozick sont des libéraux, mais le libéralisme de John Rawls est considéré comme « de gauche » et celui de Robert Nozick comme « de droite ».

Robert Nozick a conscience de choquer et éventuellement de s’aliéner nombre de lecteurs et amis. Toutefois, sa position n’est pas celle d’un réactionnaire, pour reprendre un mot à la mode et qui à bien y regarder peut se retourner contre ceux qui en font usage sans trop y penser. Robert Nozick propose un modèle théorique qui d’une certaine manière se réfère à des traditions minoritaires présentes dans l’histoire récente de son pays mais qui avant le New Deal n’étaient en rien minoritaires, des traditions d’anti-étatisme et d’individualisme qui se sont élaborées tout au long du XIXe siècle américain, avec la conquête de l’Ouest, la fondation de communautés religieuses indépendantes et l’émergence du self made-man à l’origine de nombre de puissantes compagnies, voire de monopoles, dans les débuts du XXe siècle. Ces traditions ont été reprises différemment par des citoyens pauvres ou riches, humbles ou puissants. Robert Nozick s’inscrit donc dans une solide tradition américaine portée par des penseurs politiques (sur un mode certes moins « provocateur »), opposants au New Deal et au Welfare State, comme Friedrich Hayek que Robert Nozick porte en haute estime.

Dans « Anarchy, State, and Utopia » Robert Nozick pose la question de l’espace laissé à l’État considérant l’importance qu’il accorde aux droits des individus. La réponse vient sans tarder, à savoir que l’État minimal a toute sa raison d’être. L’État minimal, soit la protection contre la violence, le vol, les manquements aux contrats, etc. Au-delà, l’État doit s’effacer sous peine de violer le droit des personnes. Je ne puis taire que je partage pleinement cette appréciation de Robert Nozick. L’État minimal est non seulement souhaitable, il est juste, il est le seul État juste.

Il est vrai qu’entre John Rawls et Robert Nozick mon cœur balance, et déjà parce que ne cesse de revenir en moi l’antique loi d’Israël, soit la responsabilité envers l’autre. Mais entre moi et toi, entre lui et l’autre, une instance telle que l’État doit-elle s’interposer ? Et la question du Minimal State n’est-elle pas elle aussi une question juive, donc universelle, une question posée en l’occurrence par un Juif ? L’État qui à présent tend un peu partout dans le monde vers le Maximal State devrait susciter en nous plus d’interrogations et d’inquiétudes.

L’État minimal peut être remis en question. Quelles sont ses limites ? Où commence-t-il et où s’arrête-t-il ? Malgré tout, Robert Nozick a mille fois raison de proposer un État minimal (Minimal State). Le titre même de son œuvre majeure laisse supposer que l’État (minimal) est placé dans une position centrale entre l’anarchie et l’utopie.

L’hypothèse théorique utilisée par Robert Nozick pour fonder sa conception d’un État minimal part du concept traditionnel de « state of nature » (voir John Locke) ; mais alors que ce dernier fait terminer l’état de nature par un contrat qui initie la société civile, Robert Nozick repousse cette théorie et lui oppose celle de la « invisible hand ». John Rawls et Robert Nozick avertissent que leurs références ne doivent pas être considérées comme s’inscrivant dans des moments de l’histoire mais d’un point de vue exclusivement théorique, ce qui est une marque d’honnêteté autant que de modestie. Robert Nozick a la tête froide et ne s’emploie pas à refaire l’histoire ; il fait appel à un modèle théorique pour élaborer la naissance de l’État minimal, lui-même théorique, afin de préciser sa pensée – ses espoirs –, tout en sachant qu’aucun État n’est né du modèle en question. Le caractère purement théorique et hypothétique de ce modèle ne doit pas pour autant nous faire dédaigner les propositions de Robert Nozick à ce sujet.

Le passage du state of nature au Minimal State ne se fait pas d’un coup, par contrat, mais suivant plusieurs étapes qui par l’entremise de la « invisible hand » permettent de parvenir à l’État ultra-minimal sans porter préjudice aux droits des individus. Point de départ : l’état de nature tel qu’il est défini par John Locke. Les individus possèdent alors « a perfect freedom ». Les limites à cette liberté sont constituées par les droits des autres, droits égaux d’un individu à un autre. Si ces limites ne sont plus respectées, chaque individu a le droit de se défendre, autrement dit de faire respecter ses droits. John Locke signale une série d’inconvénients dans cet état de nature qui a nécessité un contrat, contrat à l’origine de l’état civil. Pour sa part, Robert Nozick juge que les inconvénients signalés par John Locke n’ont pas nécessairement conduit à un contrat puis à l’état civil. Selon lui, ces inconvénients ont plutôt à voir avec la défense des intérêts individuels face aux menaces et aux attaques venues d’autres individus et de l’éventuelle sanction à infliger à ces derniers. Il juge que dans l’état de nature il serait possible d’apporter des solutions à cette question, tout en signalant que la vengeance individuelle conduit à des histoires dont il devient de plus en plus difficile de se dépêtrer. Il remarque par ailleurs que dans l’état de nature, une personne peut ne pas avoir les moyens de faire valoir ses propres droits mais que des individus peuvent s’associer pour défendre les droits de l’agressé ou se regrouper pour défendre ensemble leurs droits, soit constituer des associations de protection mutuelle. Ainsi, sans violer les droits de quiconque, peut-on mettre en place des « protective associations ». Certes, ces associations peuvent présenter des inconvénients, notamment lorsque des membres déclarent que d’autres membres de leur association ont violé leurs droits. Faut-il intervenir ? Sans intervention, ces associations ne risquent-elles pas se disloquer de l’intérieur ? Afin de pallier à ce danger, une forme d’intervention acceptée par tous leurs membres devrait pouvoir se faire à l’intérieur même desdites associations. Et comment traiter une controverse entre membres et non-membres d’une association donnée, soit des individus indépendants ou des membres d’autres associations ? Robert Nozick avance diverses propositions qui vont de la lutte entre associations à un accord. Étant entendu qu’il n’est pas envisageable de faire appel à des arbitres extérieurs neutres, on ne peut réguler les relations entre associations qu’en mettant en place une association protectrice dominante chargée de faire respecter les règles dans un territoire donné, des règles respectueuses des droits naturels des individus sans exception. Deuxième phase : Robert Nozick n’entre pas dans les détails d’un projet ou d’un contrat mais il en vient au concept de la « invisible hand », équivalent laïc du concept de « providence », un concept élaboré par Adam Smith dans « The Wealth of Nations » en 1776 et par lequel il explique comment les intérêts économiques individuels s’harmonisent et permettent de maintenir les structures sociales et leur éviter de se désagréger. Robert Nozick a élaboré une quinzaine de théories (tant philosophiques que politiques et économiques) qui sans le dire font diversement appel au concept de la « invisible hand ».

L’association protectrice dominante chargée d’un territoire spécifique remplit-elle les fonctions d’un État minimal ? Et quelles sont en l’occurrence ces fonctions ? Selon une tradition qui remonte à Max Weber, ainsi que le fait remarquer Robert Nozick, ces fonctions se traduisent avant tout par le monopole de l’utilisation de la force sur un territoire donné, un monopole incompatible avec l’application privée des droits. Pourtant nous dit-il, ce monopole ne suffit pas à définir l’État étant entendu qu’il existe des organisations (la Mafia, le Ku-Klux-Klan et bien d’autres) qui pourraient être considérées comme des États mais qui ne le sont pas.

Les associations protectrices garantissent à leur membres protection comme s’ils avaient payé une police d’assurance. Ces associations ont elles aussi le monopole de la force (sur un territoire donné) pour garantir cette protection ; mais pour qu’elles aient le statut d’État, une condition au moins doit être remplie, soit l’annonce publique que tous ceux qui seront surpris à faire usage de la force sans permission explicite du délégué chargé de diriger l’association concernée sont dans l’illégalité et donc passibles de sanctions. Cette condition remplie nous sommes parvenus à ce que Robert Nozick nomme « the Ultra-Minimal State ». Il propose des services de protection et d’application du respect des droits uniquement à celui qui achète ses services. Le « Minimal State » quant à lui est l’équivalent du « night watchman » ; il étend sa protection et l’application du respect des droits à celui qui n’a pas acheté ses services. Nous sommes donc parvenus à l’État redistributif puisqu’il oblige les uns à payer pour la protection des autres. Robert Nozick reprend la terminologie des compagnies d’assurances en précisant que dans ce système d’État minimal on donne à tous ou à quelques-uns (par exemple aux indigents) des bons venus des cotisations qui peuvent être uniquement utilisés pour acquérir une police de protection de l’« Ultra-Minimal state ». La mission du « Minimal State » s’arrête là, soit un État engendré par aucun contrat. Telle est la mission du « night watchman », du « Minimal State ». L’État doit s’en tenir à cette mission. Le « Minimal State » théorisé par Robert Nozick s’éloigne donc autant de l’état de nature initial tel que nous l’imaginons que de l’étatisme dominant tel que nous le connaissons, soit le « Maximal State » qui est la cible des critiques implicites de la théorie politique de Robert Nozick.

 

Olivier Ypsilantis

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