« Les Grecs furent les premiers à étudier les particularités des peuples étrangers », c’est ainsi qu’Arnaldo Momigliano commence le chapitre 4 de « Sagesses barbares » (Alien Wisdom). Les Grecs le firent en marchands et en colons. Hérodote a montré qu’ils s’intéressaient à des régions qu’aucun Grec n’avait visitées. Mais cette curiosité avait ses limites puisque, par ailleurs, les Grecs n’éprouvaient que peu de curiosité pour des régions placées dans leur zone d’influence économique et culturelle. Ils ne se risquaient pas dans les arrière-pays ; ainsi en Palestine où ils se limitaient aux ports et négligeaient Jérusalem. Les échanges entre Palestiniens de toutes religions et origines ethniques et Grecs empruntèrent plusieurs canaux, et d’abord par le monde des mercenaires. Il est possible que David (qui parlait probablement le grec) ait fait appel à des mercenaires crétois. Joas fut placé sur le trône par des mercenaires, soit de Carie, soit de Crète. L’étude du monde des mercenaires (notamment grecs) est un sujet des plus passionnants dans la mesure où il a intensifié les échanges entre différentes cultures. Ainsi, un roi de Judée aurait disposé de mercenaires grecs au centre de la Judée ; voir les fouilles de Joseph Naveh, à Mesad Hashavyahu. On sait qu’en Égypte, pharaons et rois perses enrôlèrent comme mercenaires des Grecs et des Cariens mais aussi des Juifs.
Avant Alexandre le Grand, les Grecs fréquentèrent les Juifs mais, semble-t-il, sans avoir remarqué leur spécificité. Les Juifs ne sont mentionnés dans aucun texte parvenu à notre connaissance et antérieur à la période hellénistique. Cette absence de référence aux Juifs dans les écrits grecs dérangea les Juifs hellénisés — on les comprend. Et les Grecs vus par les Juifs ? Dans la Bible, ils apparaissent comme lointains et insignifiants, une impression générale que confirment les découvertes archéologiques. Cette indifférence ne tenait pas vraiment à la spécificité religieuse des Hébreux puisque nous savons que même à l’époque postérieure à l’exil, la plupart des Juifs étaient encore polythéistes. Le monothéisme pur (solidement établi dans le deuxième Temple) était encore chancelant et on restait généralement polythéiste à toutes fins utiles.
Avant Alexandre le Grand, les Juifs en savent un peu plus sur les Grecs que les Grecs n’en savent sur les Juifs. Pourtant, les Grecs commercent en Palestine alors que les Juifs ne commercent pas en Grèce. Pourquoi donc Grecs et Juifs qui ont alors tant en commun s’ignorent-ils à ce point ? Tout d’abord, ils ne disposent pas d’une langue commune. Le Grecs ne parlent qu’une langue, les Juifs sont bilingues et leur deuxième langue, l’araméen, leur permet de s’entendre avec des Perses, des Babyloniens et des Égyptiens. Mais les obstacles linguistiques n’étant pas insurmontables, il faut chercher des raisons plus fondamentales à cette méconnaissance mutuelle. Tout d’abord, sous la conduite de Néhémie et de ses successeurs, les Juifs tentent de s’isoler des nations qui les entourent. Quant aux Grecs, confiants en leur intelligence et en leur esprit d’initiative, ils montrent une certaine agressivité qui dérange la tranquillité de l’Empire perse dont dépend la reconstruction du judaïsme. Cent-vingt ans plus tard, Grecs et Juifs se retrouveront sous la domination d’Alexandre le Grand, un Macédonien de langue grecque qui se voit comme l’héritier des souverains perses.
Arnaldo Momigliano (1908-1987)
Dans une caisse d’archives, un fascicule intitulé « Cent millions de Catholiques martyrs » avec en couverture la reproduction d’une mauvaise peinture de mauvais goût : un Christ sanguinolent pend d’une svastika, les deux mains clouées sur l’un des bras de cette croix. C’est une publication du Bureau d’Information Allié. Dans l’iconographie, un portrait de Martin Bormann, le successeur de Rudolf Hess en tant que Stellvertrerer du Führer. Ce fascicule a tout de même le mérite de rappeler que c’est dans le mémorandum de 1943 rédigé par Martin Bormann, sur les rapports entre la Chrétienté et le National-Socialisme, que l’on trouvera l’expression la plus durement formulée de l’hostilité nazie envers la Chrétienté. Parmi les idées exposées : la Chrétienté vieille de près de vingt siècles repose sur des dogmes de plus en plus invraisemblables tandis que le National-Socialisme, appelé à remplacer l’Église, repose sur des bases scientifiques. Martin Bormann dit regretter que les Empereurs allemands (notamment les Hohenstaufen) aient essayé de mettre de l’ordre dans l’Église et aient aidé le Pape à dominer ses rivaux. Selon lui, il aurait été préférable qu’au lieu d’un pape, il y en ait eu deux et même plus afin de mieux diviser et, ainsi, affaiblir l’Église, le véritable chef du pays et non l’État. Martin Bormann signale que le Führer a soustrait le Gouvernement d’État à l’emprise de l’Église, le Gouvernement d’État seul autorisé à gouverner le peuple. Le Reich doit par ailleurs entretenir les dissensions entre les divers partis ecclésiastiques afin d’achever de soumettre les Églises. Le mémorandum de Martin Bormann est un document assez peu connu, beaucoup moins connu que « Mein Kampf » ou que « Dernier avertissement aux catholiques allemands » de Joseph Goebbels. Il est pourtant essentiel pour ceux qui veulent mieux comprendre la nature du nazisme dans sa version la plus « pure ».
Le « chien » représente chez Franz Kafka une catégorie à caractère métaphysique. Il est celui qui se soumet sans broncher aux autorités. Où je pourrais en revenir à Block aux pieds de l’avocat. La honte qui doit survivre à K. (voir la dernière ligne du « Procès ») est d’être mort comme un chien, sans même rechigner. Franz Kafka est probablement l’écrivain qui a le plus implacablement — et le plus discrètement — dénoncé l’autorité au sens le plus large du mot.
On a cherché à relier Franz Kafka à la gnose et autres écrits ésotériques. Pourtant rien n’indique qu’il les ait étudiés avec assiduité ; ses carnets, son journal ou sa correspondance nous auraient donné des indices à ce sujet. Mais rien ! Un chercheur, Michael Löwy, nous suggère plutôt de consulter les écrits de certains de ses amis juifs de Prague : Hugo Bergmann et Felix Weltsch. Franz Kafka avait lu « Die Heiligung des Namens » de Hugo Bergmann, un essai dans lequel l’auteur montre que ce qui distingue l’homme des objets c’est la liberté. Dans la conception juive, l’homme est à la fois créature et créateur. Il est créateur lorsque poussé par des forces extérieures il échappe à ces forces et s’élève par sa propre volonté à l’action éthique. Le Talmud nous dit explicitement qu’en tant qu’être moral l’homme est son propre créateur (Selbstschöpfer), ce que dit le Zohar : l’homme ne doit plus se contenter d’être un récipient qui reçoit des eaux venues d’ailleurs ; l’homme doit devenir une source. Dans un livre écrit en 1920, « Gnade und Freiheit », Felix Weltsch célèbre le judaïsme comme « religion de la liberté ». Selon lui, on trouve aussi dans le judaïsme la notion de « religion de grâce » mais dans une moindre mesure. Car si la foi en la Grâce conduit logiquement au quiétisme, la foi en la Liberté conduit à l’action, à une éthique de l’action libre qui en tant que telle se voit valorisée, qu’elle mène au succès ou à l’échec. Franz Kafka évoque son intérêt pour ce livre (en particulier pour son dernier chapitre, « Schöpferische Freiheit als religiöses Prinzip » soit « La liberté créatrice comme principe religieux ») dans une lettre à son auteur. Certes, il ne s’agit pas de vouloir « expliquer » Franz Kafka par telle ou telle influence. Par ailleurs, son écriture et plus généralement la littérature ne sont pas réductibles à des idées, à des systèmes philosophiques, théologiques ou autres. Néanmoins, il est certain que l’on peut déceler un air de famille — une communauté d’ambiance — entre les écrits de ses deux amis Hugo Bergmann et Felix Weltsch et certains textes à caractère religieux de Franz Kafka.
Max Brod se rallie à la religion de la liberté qu’il célèbre dans son roman « Tycho Brahes Weg zu Gott » dédicacé à Franz Kafka. Mais quelques années plus tard, il s’éloigne de cette notion selon laquelle Dieu lui-même dépend de l’action humaine pour en venir à une théologie de la Grâce divine (Gnade) et de l’impuissance humaine dans « Heidentum, Christentum, Judentum ». Franz Kafka qui s’est montré enthousiaste à la lecture de ce premier livre prend ses distances. Dans une lettre à Max Brod (datée du 7 août 1920), il critique la présentation que ce dernier fait du paganisme : l’univers religieux des Grecs « était moins profond que la Loi juive, mais peut-être plus démocratique (il n’y avait guère de chefs ni de fondateurs de religions), plus libre peut-être (il retenait, mais je ne sais pas par quoi)… » Le ton paraîtra quelque peu provocateur ; on l’aura compris, Franz Kafka ne se fait pas le laudateur du paganisme mais d’un idéal de religion sans chef ni autorité.
Dans « Charlie Hebdo » du 16 mars 2016, un entretien avec Jean Birnbaum, auteur de « Un silence religieux, la gauche face au djihadisme ». Il arrive qu’un bon article passe dans cet hebdomadaire. Dans l’entretien en question, Jean Birnbaum illustre ce propos essentiel d’Élie Barnavi (dans « Les religions meurtrières ») qui m’avait frappé à la manière d’une révélation : « La religion est l’angle mort de votre regard d’Occidental ». Et je me revois annotant ce livre, un été, dans une chambre mansardée d’une villa de La Baule. Je résume cet entretien. La gauche dans son ensemble est incapable de penser le fait religieux ; ainsi ne parvient-elle pas à envisager le moindre rapport entre islam et terrorisme. Or, il faut être capable de penser « la religion comme causalité spécifique » (au terrorisme). Par cette incapacité, la gauche plante un couteau dans le dos (je reprends l’expression employée par Jean Birnbaum) des intellectuels musulmans qui savent que si l’islam ne se résume pas au djihadisme, il n’est pas pour autant sans rapport avec lui. A force de laïcardiser, la gauche française est devenue incapable d’appréhender le fait religieux pour mieux le critiquer et lui limer dents et griffes. (Je me permets une parenthèse. Il faudrait évoquer le manque de courage d’une gauche devenue pantouflarde et affalée dans ses petites rentes — qui s’épuisent —, une gauche qui préfère conspuer le « catho » et le « facho », devenus plutôt falots, qu’affronter les adeptes de l’explosif et de la kalachnikov, du couteau et du hachoir). La dernière question de l’article : « La gauche peut-elle renouer avec cette espérance, capter à nouveau cet espoir ? La politique peut-elle être porteuse de cette espérance ? » Et je cite l’intégralité de la réponse tant je la juge pertinente : « Qu’elle soit révolutionnaire ou réformiste, la gauche a toujours proposé un ‟au-delà” du monde présent : il s’agissait de dépasser le capitalisme. Aujourd’hui, cet idéal est de plus en plus lointain… Pour Karl Marx, il y a un effet de balancier : si l’espérance révolutionnaire déserte, l’espérance religieuse prend fatalement la place. Aujourd’hui, la seule force qui défie l’hégémonie du capitalisme globalisé, c’est l’islamisme. Face à la montée de cette force, une certaine gauche a longtemps pensé qu’elle pourrait faire alliance avec l’islamisme contre l’‟ennemi principal” (l’État bourgeois, le libéralisme, etc.). Mais la réalité est cruelle : partout où l’islamisme a triomphé, la gauche est en sang ; partout où règne la démocratie ‟bourgeoise”, au contraire, la gauche demeure libre de prôner le dépassement du capitalisme. Dès lors, si la gauche doit vraiment choisir un ‟ennemi principal”, on peut penser qu’elle ferait mieux de désigner l’islamisme ». A bon entendeur, salut !
Olivier Ypsilantis
A propos du roi David, on sait qu’il avait dans son armée une troupe d’élite composée de Crétois et de Philistins :
“A sa suite sortirent les gens de Joab, les Kerêthi (Crétois) et Pelêthi (Philistins), tous les vaillants; ils partirent de Jérusalem à la poursuite de Chéba, fils de Bikhri” (de la tribu de Benjamin qui ne voulait pas reconnaitre le pouvoir de David) , 2 Samuel 20,7.
Pourquoi ces Crétois et Philistins ? Il semble que ces deux groupes se sont installés dans le Neguev chassés de leur ile par des invasions venues des régions nord-balkaniques qui mirent fin à la civilisation minoenne. Bien qu’ils donnent du fil à retordre à David, ces Philistins sont à la fois des vassaux, sans autonomie politique, mais aussi des guerriers estimés qui s’enrôleront dans l’armée et l’administration du pays. L’un des plus proches conseillers de David, Ittay est un Philistin.
Nous avons une longue histoire commune, faite d’ententes temporaires, de mésententes souvent longues car ces deux civilisations ont une conception différente de ce qu’est le monde et de leur place respective
Amicalement
Chère Hannah,
Cette histoire de mercenaires est passionnante. Il y eut aussi ces mercenaires grecs qui formèrent les troupes les plus aguerries des armées achéménides. Les historiens estiment qu’un soldat grec valait au combat sept soldats perses. Voir la bataille du Granique.
L’histoire des Crétois est mystérieuse. Vous évoquez très justement ces invasions venues du Nord (des invasions qui restent hypothétiques, les Doriens ?) mais, surtout, il y a eu cette catastrophe naturelle qui a volatilisé la civilisation minoenne, avec pour épicentre Santorin. Voir les travaux de Spyridon Marinatos. Mais après ? Cette histoire de Crétois dans le Néguev m’intrigue. Avez-vous à ce sujet des informations en hébreu qui ne seraient pas disponibles dans d’autres langues ?
Cher Pierre,
Bien d’accord avec toi. La religion juive est intrinsèquement démocratique entre toutes, ce que nie Simone Weil qui a tenu au sujet du judaïsme des propos particulièrement atroces parce que particulièrement injustes. Pour cette « sainte », les Juifs ont assassiné Jésus, et tout suit. Elle m’est par moments insupportable et sans vouloir donner dans la psychanalyse bon marché je lui trouve quelque chose d’hystérique et masochiste.
Merci Olivier,
Très intéressant!
L’idée de Kafka selon laquelle l’univers religieux des Grecs serait “plus démocratique” que la loi juive est erronée, en réalité il n’existe pas de religion plus démocratique que le judaïsme, c’est pourquoi la notion même d’une “théocratie juive “agitée comme un épouventail pour certains est un leurre, une impossibilité.
A propos de Grecs et Juifs, cette récente infomation :
https://www.i24news.tv/fr/actu/international/1618727038-accord-securitaire-historique-entre-israel-et-la-grece-de-plus-d-un-milliard-d-euros
Cher Olivier,
L’origine des Philistins n’est pas très claire, leur entrée en Canaan non plus, même leur nom semble sujet à caution (et pourtant ils sont mentionnés de nombreuses fois dans la Bible dès le livre de la Genèse, et jusqu’aux prophètes). Pour certains, il signifierait simplement envahisseur sans indiquer l’origine géographique.
J’ai simplement cité un cours de Madame Neher d’il y a bien longtemps!
Ces deux articles peuvent vous intéresser:
https://www.dw.com/en/german-archaeologists-suggest-biblical-era-philistines-came-from-europe/a-49467592
http://cojs.org/how-did-the-philistines-enter-canaan/
Amicalement
@ Pierre: J’espère qu’Olivier me pardonnera d’utiliser son blog pour vous dire combien j’apprécie vos articles car malheureusement pour une obscure raison mes commentaires ne passent pas sur le votre.
Encore merci
Chère Hannah, cet espace n’est pas ma propriété, vous pouvez communiquer comme vous bon vous semble. Et puisque vous évoquez Pierre Lurçat, je me permets de vous conseiller son livre qui vient de paraître, « Seuls dans l’Arche ? », sous-titré « Israël, laboratoire du monde ». J’en rendrai compte.
Ce que vous dites des Philistins me renvoie aux Doriens dont on ne sait pas vraiment qui ils étaient, et même s’ils ont existé. L’invasion dorienne reste une hypothèse.
Pardonnez-moi d’insister mais vous écrivez : « Pourquoi ces Crétois et Philistins ? Il semble que ces deux groupes se sont installés dans le Néguev chassés de leur île par des invasions venues des régions nord-balkaniques qui mirent fin à la civilisation minoenne ». En savez-vous plus concernant les Crétois dans le Néguev ? Je vous communique cet article à titre de curiosité :
https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2005-4-page-175.htm