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La chute de Goa, décembre 1961.

 

J’ai devant moi un petit livre intitulé « Invasão da ĺndia » et sous-titré « Notas de um ex-prisioneiro de guerra » de Francisco Calheiros Ortigão de Oliveira, publié chez Gráfica Ouvidor, à Rio de Janeiro, en 1976. L’auteur le dédie à la mémoire de son frère Manuel, tué en Angola, ao serviço da Pátria, le 6 décembre 1962, ainsi qu’au général Manuel António Vassalo e Silva « à qui, indubitablement, les militaires et civils portugais présents en Inde, le 18 décembre 1961, sont grandement redevables grâce à un acte d’indubitable courage de son Comandante-em-Chefe qui, ayant nettement perçu d’incommensurable différence entre les forces en présence,  accepta de se rendre afin d’éviter un massacre tout en endossant pleinement les conséquences de son acte ». J’y reviendrai.

 

Ce petit livre est enrichi d’une dédicace au stylo-à-bille bleu : Ao Frederico e a Berta com toda amizade do Chico. Foz (?) 18-12-76. Je ne suis pas certain de lire Foz ; il pourrait toutefois s’agir de Foz do Douro, ce quartier de Porto en front de mer, une hypothèse que renforce la dédicace au général Manuel António Vassalo e Silva rédigée à Porto le 14 juillet 1974, soit moins de trois mois après la Revolução dos Cravos (25 avril 1974) qui vit la chute de l’Estado Novo. Je ne sais qui sont Frederico et Berta mais il me semble que Chico (diminutif de Francisco) est l’auteur. En couverture, une carte de l’Inde aux tonalités sépia, avec en lettres noires les possessions portugaises d’alors, soit Goa et, plus au nord, Damão et Diu. Toutes se rendirent dans la soirée du 19 décembre 1961 au Major General Kunhiraman Palat Candeth après une guerre de trente-six heures.

La disproportion des forces est écrasante avec près de cinquante mille soldats indiens, dont le nombre peut être au moins doublé en très peu de temps, face à moins de quatre mille soldats portugais mal équipés et mal entraînés, dépourvus de tout appui aérien et soutenus par quelques navires vétustes dont le NRP Afonso de Albuquerque, lancé en 1934. Il sera le point fort de la résistance portugaise avant d’être détruit.

Le carnet tenu par Francisco Calheiros Ortigão de Oliveira rend compte de la pression psychologique exercée par les forces indiennes afin de décourager les Portugais. Elles déploient de puissantes formations aériennes au-dessus de Goa (le Portugal ne dispose à Goa d’aucune force aérienne et d’aucune artillerie antiaérienne) et font manœuvrer au large de Goa leurs formations navales. Le découragement des Portugais ne cesse de transparaître dans ces pages.

L’aviation indienne commence par bombarder l’aéroport de Mormugão avant de déclencher l’attaque terrestre sur plusieurs points du territoire de Goa, un territoire de plus de 3 700 km2 (ce qui correspond à la superficie d’un département comme le Tarn-et-Garonne), mais aussi sur les territoires de Damão et Diu. La résistance portugaise est sporadique et de courte durée. On compte une trentaine de tués et une cinquantaine de blessés de chaque côté.

Cette attaque indienne n’est pas inattendue. L’Inde qui est indépendante depuis 1948 a tenté à bien des reprises d’entrer en pourparlers avec le Portugal, soit l’Estado Novo. Mais Salazar n’a cessé de se montrer intransigeant : pas question de toucher à une seule de ses colonies, officiellement désignées comme provincias ultramarinas ou provincias de ultramar. L’Inde (União Indiana) quant à elle considère que ce territoire enclavé dans son immensité lui revient. Tout au long des années 1950, la question est débattue au cours de conférences internationales et à l’O.N.U. Les opinions publiques internationales se montrent toujours plus défavorables aux positions intransigeantes de Salazar. Jawahardal Nehru (Premier ministre indien de 1947 à 1964) finit par employer la force après avoir compris les limites de la voie diplomatique. Ainsi, en 1961, peu après les premières révoltes en Angola, il décide de concentrer des forces aux frontières des possessions portugaises, prélude à l’attaque du 18 décembre 1961.

Malgré de terrible déséquilibre des forces en présence, Salazar repousse toute idée de reddition. Le général Manuel António Vassalo e Silva finit par désobéir, évitant ainsi de nombreuses morts et destructions. Les Portugais sont faits prisonniers puis libérés après une captivité de quelques mois. Ils sont relativement bien traités par les soldats indiens. L’essentiel de ce petit livre, une sorte de journal de bord rédigé dans un style concis et alerte, rend compte de cette captivité : voir le chapitre IV (il y en a cinq), de loin le plus important.

 

 

De retour au Portugal, le général Manuel António Vassalo e Silva (1899-1985) sera traduit devant un tribunal militaire, expulsé de l’armée, privé de sa pension et exilé. Il réintégrera l’armée après la Révolution des Œillets. En 1980, de visite à Goa, il sera reçu avec effusion par les autorités et la population.

Ce livre tiré à peu d’exemplaires et dont il n’existe à ma connaissance qu’une édition est un précieux document humain et historique. Ainsi que le précise l’auteur dans sa préface, ces pages étaient simplement destinées à la famille et à des proches. Une conversation avec le professeur Arlindo de Magalhães l’incita à les extraire d’un tiroir dans lequel elles étaient rangées depuis treize ans. Francisco Calheiros Ortigão de Oliveira déclare qu’il les a rédigées avec la certitude qu’elles ne seraient jamais lues, mis à part quelques intimes.

Dès les premières pages, j’ai été captivé par ce récit.  Francisco Calheiros Ortigão de Oliveira commence par décrire son voyage par mer à bord du « Rovuma », 45 000 tonnes, avec pour point d’embarquement les quais de Santa Apolónia, la belle gare bleue de Lisbonne que j’ai évoquée sur ce blog même, un voyage de dix-huit jours : océan Atlantique, mer Méditerranée, canal de Suez, mer Rouge, et océan Indien, un voyage touchant trois continents, l’Europe, l’Afrique, l’Asie enfin. Le « Rovuma » quitte l’estuaire du Tejo, avec à sa droite Cascais, avant de s’engager sur l’Atlantique. Escales en Égypte puis à Aden, le port de Mormugão enfin, point de chargement d’un minerai de fer d’excellente qualité.

Un très intéressant document a été mis en ligne, publié par UNIVERSIDADE DE LISBOA FACULDADE DE LETRAS DEPARTAMENTO DE HISTÓRIA, intitulé « PRISIONEIROS NA ÍNDIA 1961-1962 » et signé Diogo Manuel Simões Roque Moço. Je le mets en ligne pour les lusophones :

https://core.ac.uk/download/pdf/12426621.pdf

Peu de documents rendent mieux compte de l’attitude (intransigeante) de Salazar envers les Províncias ultramarinas que ses discours publiés par le Secretariado Nacional da Informação (S.N.I.), des bulletins placés sous la désignation O pensamiento de Salazar, des discours prononcés par sua excelência o Presidente do Conselho, Professor Doutor Oliveira Salazar. J’ai acheté chez des bouquinistes lisboètes nombre de ces bulletins vendus à très bas prix, documents essentiels pour comprendre l’Estado Novo, des décennies d’histoire portugaise, une ambiance unique, une idéologie très particulière. J’en ai extrait deux des boîtes dans lesquelles je les ai rangés : « O caso de Goa » (discours prononcé le 30 novembre 1954) et « Invasão e ocupação de Goa pela União Indiana » (discours prononcé le 3 janvier 1962). Le style de Salazar est précis, ferme, avec toujours une volonté didactique sous-jacente. A lire ses discours, on a l’impression qu’il s’adresse à des étudiants sagement assis dans un amphithéâtre plutôt qu’au pays. On ne peut oublier que le Professor Doutor est passé par le séminaire de Viseu puis par la prestigieuse université de Coimbra dont il est sorti avec un doctorat en sciences économiques. Salazar est le seul dictateur d’alors à avoir été pourvu d’un très solide bagage académique. Même remarque pour son successeur Marcelo Caetano, un homme qui à sa manière, très discrète, a assuré une sorte de transition entre l’Estado Novo et l’après.

 

 

Donc, dans « Invasão e ocupação de Goa pela União Indiana », Salazar déclare que l’occupation de Goa par la União Indiana est l’un des plus grands désastres de l’Histoire du Portugal. On peut en rire mais l’homme est sincère, me semble-t-il. Ce désastre est qualifié de moral, l’impact économique et politique est jugé négligeable. Il explique que le Portugal a eu un rôle clé dans les relations entre Orient et Occident, ce qui n’est pas faux, ce pays a ouvert les routes maritimes mondiales, routes que les autres puissances européennes ont suivies. Bref, ce petit pays devrait être honoré par toutes les Nations civilisées qui bénéficient de l’action du Portugal dans le monde. Salazar se rapporte aux Découvertes (Descobrimentos) mais il oublie que les temps ont changé. Cet homme a voulu figer le Portugal dans son histoire, à commencer par celle des Découvertes, le plus glorieux temps de la geste de ce pays (du début XVème siècle au milieu XVIème siècle), un temps célébré par tous les livres scolaires d’alors, temps que poursuit le sebastianismo (seconde moitié du XVIème siècle), un mouvement qu’il faut étudier pour se pénétrer de l’esprit portugais.

Il faut lire ce discours de plus de vingt pages pour prendre la mesure de l’attachement de Salazar envers l’Império Português, premier empire global de l’histoire, le plus ancien des empires coloniaux et celui dont la durée de vie a été la plus longue, de la conquête de Ceuta en 1415 à Macao revenu à la Chine en 1999. Salazar déclare que son attachement pour Goa est sans rapport avec la petitesse de ce territoire. Le ton de ce dictateur est décidément très particulier, rien à voir avec l’agressivité de Mussolini, de Hitler ou de Franco, chef d’État issu d’une guerre civile.

Je relis ce petit livre, « Invasão da ĺndia » sous-titré « Notas de um ex-prisioneiro de guerra », un document dont j’apprécie le style précis comme celui d’un journal de bord, loin des interminables discours de Salazar. Mais il me faudrait replacer « discours » par « sermons ». Lisez l’un de ses discours et vous comprendrez pourquoi j’insiste à ce point sur l’aspect sermon de ses discours. Je relis ce petit livre, j’en inspecte tous les détails. Je me demande si l’auteur est encore en vie, cet auteur qui s’inquiétait de savoir si son livre serait lu. J’aimerais lui dire combien il m’a intéressé. Si tous les témoignages pouvaient avoir cette rigueur !

Chaque livre à son parcours en tant qu’écriture (tous ce qui a contribué à donner substance à un écrit), en la circonstance l’histoire d’un officier portugais en 1961, du Portugal à l’Inde puis retour au Portugal, mais aussi en tant que chose, en la circonstance un livre composé et imprimé à Rio de Janeiro et que j’ai trouvé par hasard (je ne l’ai pas commandé par Amazon), chez un bouquiniste de Lisbonne, dans un recoin. Je l’ai emporté avec moi en Espagne et il reviendra à Lisbonne. Mais entre l’imprimerie de Rio de Janeiro et moi, quel a été le parcours de ce livre ? Il y a bien Frederico et Berta (qui sont-t-il ?) en dédicace mais ce livre ayant été imprimé en 1976, il y a donc quarante-cinq ans, je puis supposer qu’il est passé entre d’autres mains. Le lieu de naissance de ce livre est précisé (Empresa Gráfica Ouvidor S.A., rua do Lavradio, 162, Rio de Janeiro) et je me suis promené dans cette rue grâce à Google Earth avant de revenir au livre, à cette photographie qui montre un groupe de soldats portugais à bord du navire « Moçambique », de retour vers la Métropole, deuxième quinzaine de mai 1962. Je me suis attardé sur la reproduction du menu (un dîner, jantar) servi à bord de ce même navire, en mer, le 27 mai 1962, un menu couvert d’autographes.

La vie des hommes, la vie des livres…

Olivier Ypsilantis 

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