Cet article m’a été inspiré par la lecture de Jean-Marie Delmaire (1943-1997), « De Jaffa à Jérusalem – Les premiers pionniers juifs (1882/1904) ». Jean-Marie Delmaire était directeur de l’Institut de Recherche en Histoire des Religions, professeur d’hébreu et de civilisation juive et hébraïque à l’Université de Lille III. Historien du sionisme, hébraïsant hors-pair, très actif dans tous les mouvements de l’amitié judéo-chrétienne, il a créé avec son épouse, Danielle Delmaire (également professeur à l’Université de Lille III), la revue « Tsafon », revue d’études juives du Nord. En lien :
http://www.tsafon-revue.com/?Association-Jean-Marie-Delmaire
Moïse Montefiore. On reconnaît derrière les murailles de Jérusalem le moulin offert par ce philanthrope.
La présence juive en Palestine a été continuelle, et depuis les temps bibliques, même si elle s’est amenuisée à certaines périodes. Quant au lien spirituel avec cette terre, il est resté bien vivant en diaspora, enrichi à l’occasion par le pèlerinage à Jérusalem puis la visite aux « tombeaux des Pères ». La Jérusalem « céleste » et la Jérusalem « terrestre » vont de pair. Aux époques médiévales, des penseurs majeurs comme Juda Halévi (lire l’excellente étude de Masha Itzhaki : « Juda Halévi. D’Espagne à Jérusalem 1075-1141 » chez Albin Michel, collection « Présences du Judaïsme ») et Maïmonide partent pour la Terre d’Israël et s’y font inhumer.
Jusque vers l’an mil, des communautés juives dynamiques, et plus nombreuses qu’on ne le croit généralement, perdurent ou s’installent en Galilée, dans la plaine côtière et en bordure du désert de Judée. Leur présence en Terre d’Israël décline de l’époque byzantine à celle des Croisés et reste faible aux périodes suivantes, avec Saladin, les Mongols et les Mamelouks. C’est à partir de 1492, année de l’expulsion des Juifs d’Espagne, que l’immigration juive en Palestine retrouve une certaine vigueur. Entre 1516, début de la domination ottomane, et la fin du XIXème siècle se constitue le Vieux Yishouv, ensemble composite qui s’installe dans les quatre « communautés saintes » : Jérusalem, Safed, Tibériade et Hébron. La moyenne d’âge est élevée dans ces communautés majoritairement ashkénazes qui comptent par ailleurs de nombreuses veuves. Les professions, ainsi que le montrent les enquêtes de Moïse Montefiore, sont liées aux pratiques communautaires, traditionnelles mais aussi à l’âge… Les deux tiers des fabricants de cercueils sont juifs… Ces communautés qui prient assidûment pour toute la diaspora proclament être en Terre d’Israël pour « la travailler et la garder ». Les Juifs d’Europe et du Bassin méditerranéen respectent la spiritualité de ces communautés et envoient des dons (halouqa) afin de subvenir à leurs besoins. Ces dons sont répartis différemment chez les Ashkénazes et chez les Séfarades : les Ashkénazes les distribuent à l’ensemble des membres de la communauté tandis que les Séfarades en attribuent une large part aux rabbins et aux étudiants, leurs communautés dépendant moins de la charité.
Le système de la halouqa va provoquer certaines tensions au sein du Vieux Yishouv, avec l’arrivée de groupes fort divers : Hassidim, Mitnagdim (des Juifs orthodoxes qui s’opposèrent au XVIIIème siècle au judaïsme hassidique naissant) et Juifs maghrébins. Les groupes les plus riches qui vivent essentiellement de la halouqa refusent toute ingérence. Ainsi la halouqa va-t-elle être dénoncée par les acteurs de la modernisation comme favorisant la paresse et l’injustice.
La transformation s’accélère après 1840, sous l’influence occidentale (ouverture de consulats, fondations missionnaires hospitalières, scolaires et autres) mais aussi grâce à des hommes d’affaires locaux : Arabes, Grecs, Arméniens et Séfarades. La Guerre de Crimée (1853-1856) et les revers ottomans dans les Balkans n’empêchent pas les réformes (Tanzimat, la période des réformes dans l’Empire ottoman de 1839 à 1876), même si les sentiments anti-européens et antirusses gagnent les Turcs. Les confessions chrétiennes avant tout soucieuses du statu quo des Lieux Saints (signé en 1852) se neutralisent mutuellement. Bousculé en Europe, le sultan Abdul Hamid II (1876-1909) conduit une politique habile, d’autant plus habile que sa marge de manœuvre est bien faible avec l’étranglement financier que lui imposent les puissances occidentales. Aussi concède-t-il sous la pression nombre de réformes tout en traînant des pieds à l’heure de les appliquer. Le pouvoir ottoman s’efforce par ailleurs de jouer avec les rivalités entre les grandes puissances,
Le Vieux Yishouv ne reste pas indifférent à la transformation continuelle du pays. Le moulin à huile installé devant les murailles de Jérusalem, un cadeau de Moïse Montefiore, comme la presse à imprimer de Safed, sont autant de symboles qui peuvent laisser penser que le pays se développe exclusivement grâce aux dons de la diaspora.
L’arrivée d’immigrants et la raréfaction de la halouqa vont stimuler l’activité financière et économique locale. Le Vieux Yishouv ne peut toutefois se suffire à lui-même. La défense grève lourdement ses finances, les razzias des Druzes et des Kurdes ralentissent la mise en valeur des terres et les catastrophes naturelles ne manquent pas, comme le tremblement de terre du 1er janvier 1837 qui détruit Safed. Les apports extérieurs qui soutiennent le développement de la Palestine sont le fait de chrétiens d’Occident, de notables juifs, comme Moïse Montefiore ou certains membres de la famille Rothschild. En 1870, la ferme-école de Mikveh Israël est fondée par l’Alliance Israélite Universelle de Paris, une association créée en 1860 par des Juifs de Paris dans le but de venir en aide à leurs coreligionnaires d’Europe centrale et du Bassin méditerranéen.
Le Vieux Yishouv est de plus en plus divisé. Il s’épuise en querelles intestines, notamment sur la question du partage de la halouqa, des querelles qui laissent la voie libre au Nouveau Yishouv et plus encore aux tierces forces des organisations juives occidentales désireuses de faire évoluer le pays sans se perdre en chamailleries.
A Jérusalem, de nouveaux quartiers sont construits par le Vieux Yishouv. La population a triplé en un demi-siècle et la ville offre un aspect misérable. Le quartier juif n’occupe qu’un quart de la superficie de la ville alors que depuis le milieu du XIXème siècle les Juifs y sont majoritaires : 8 000 habitants sur 15 000 habitants. Les travaux lancés par le consul britannique James Finn, par l’évêque Samuel Gobat (deux personnages qui mériteraient un long article) et par les orthodoxes russes vont stimuler non seulement la construction dans la Vieille Ville mais aussi à l’extérieur des murailles, face à la porte de Jaffa. Haïfa qui ne bénéficie pas de la halouqa multiplie les initiatives, stimulée par l’exemple que donne la magnifique colonie des Templiers allemands installée sur la pente du mont Carmel. Le Vieux Yishouv se montre préoccupé par l’idée du retour à la terre pour des raisons religieuses mais surtout économiques. Le premier projet d’envergure est conduit par des Juifs de Jérusalem, en 1878, dans la plaine côtière, près du fleuve Yarkon, avec la colonie agricole Petah Tikva. Mais en 1881 l’exploitation est abandonnée. Cette réalisation suscite le dédain du Nouveau Yishouv ; il n’empêche, elle constitue bien une première.
Le Nouveau Yishouv naît en 1882, suite à une vague de pogroms en Russie. Ainsi, en une vingtaine d’années, deux millions et demi de Juifs quittent le pays. Quelques dizaines de milliers d’entre eux émigrent vers la Palestine où beaucoup ne restent pas. Après cette date, une partie des nouveaux immigrants s’intègre au Vieux Yishouv et, inversement, des membres du Vieux Yishouv trouvent du travail chez ces immigrants qui fortifient leur identité en s’opposant à ceux qui les ont précédés et qu’ils envisagent comme une entité confite dans le passéisme, la passivité et le conservatisme religieux auxquels ils opposent respectivement le modernisme, la créativité et le sionisme éclairé. Cette représentation plutôt sommaire fait fi, d’une part, de l’esprit d’entreprise des Séfarades, d’autre part, du conservatisme religieux d’une partie des nouveaux immigrants. Ainsi, dès 1882, Zalman David Levontin, pour ne citer que lui, fondateur de la première colonie du Nouveau Yishouv, écrit des lignes méprisantes à propos de Petah Tikva.
Eliezer Ben Yehouda travaillant probablement à son dictionnaire.
Je ne puis terminer cet article sans évoquer l’autobiographie du créateur de l’hébreu moderne : « Le rêve traversé » d’Eliezer Ben Yehouda (1858-1922). C’est un livre d’à peine quatre-vingts pages publié aux Éditions du Scribe et traduit de l’hébreu par Gérard et Yvan Haddad. Dans cette autobiographie d’une belle vigueur, l’auteur qui débarqua à Jaffa en septembre 1881 brosse un tableau de la Palestine bien antérieur à la déclaration Balfour. Eliezer Ben Yehouda est l’auteur du « Dictionnaire complet de l’hébreu ancien et moderne », soit dix-sept volumes publiés entre 1910 et 1959. L’œuvre fut poursuivie après sa mort par sa femme et son fils. Ci-joint une notice biographique, en anglais :
http://www.zionism-israel.com/bio/E_Ben_Yehuda_biography.htm
Faut-il rappeler qu’Israël ne serait pas ce qu’il est et ne serait peut-être pas sans cet homme né en Lituanie, Eliezer Isaac Perelman Elianov de son vrai nom ? Dans sa préface, le traducteur, Gérard Haddad, note : « Mais rien de l’édifice complexe (l’État d’Israël) ne tiendrait un seul instant si ne cimentait le tout ce fait de la langue hébraïque qui sature l’espace. Aussi, sans grand risque d’erreur, peut-on penser que par cet acte linguistique Ben Yehouda fut le véritable fondateur d’Israël, bien mieux, bien plus que tous les Herzl et bureaucrates tenaces du mouvement sioniste ». Le fait linguistique est central pour Gérard Haddad ‒ et l’auteur du présent article acquiesce sans retenue ‒ qui cite volontiers Ferdinand de Saussure et choisit de placer en exergue à sa préface une réflexion de ce dernier : « C’est dans une large mesure la langue qui fait la nation ».
Mais lisez ce petit livre ! Je vous en cite un passage afin de vous mettre l’eau à la bouche, si vous me permettez l’expression : « Mais cette conversation me prouva aussi la difficulté de parler cette langue (l’hébreu), qu’elle était encore inadaptée aux nécessités de la vie quotidienne. Aussi éprouvai-je le besoin d’établir pour mon propre usage une liste des mots hébreux nécessaires à la conversation et commençai-je à les rechercher dans les livres savants aussi bien des générations précédentes que contemporaines. Cette liste fut le début du dictionnaire. Quant elle commença à s’allonger un peu, je lui cherchai un nom court, car l’expression habituelle « livre de mots » 1 ne me parut pas commode. Soudain l’idée me vint à l’esprit de lui trouver un nom nouveau et après y avoir réfléchi quelques jours, tous à coup ce mot surgit devant mes yeux : milon 2. Ce fut le premier mot nouveau que je créai en hébreu. »
- Le mot « dictionnaire » n’existe pas en hébreu ancien.
- Du mot mila qui signifie « mot ». Avec Eliezer Ben Yehouda, milon signifie « dictionnaire ».