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Edmund Burke et la Révolution française – 2/2

 

“The science of government being therefore so practical in itself, and intended for such practical purposes, a matter which requires experience, and even more experience than any person can gain in his whole life, however sagacious and observing he may be, it is with infinite caution that any man ought to venture upon pulling down an edifice which has answered in any tolerable degree for ages the common purposes of society, or on building it up again, without having models and patterns of approved utility before his eyes”. Edmund Burke, “Reflections on the Revolution in France, and on the proceedings in certain societies in London relative to that event”.  

 

 

 

 

 

Selon Edmund Burke, l’homme ne peut s’abstraire de ses conditions sociales d’existence, soit des groupes, des institutions, des hiérarchies, autrement dit de l’histoire dans laquelle il est inscrit.  Edmund Burke s’oppose ainsi aux défenseurs du droit naturel, aux abstractions qui servent de point d’appui à la Révolution française et aux régimes qui se réclament d’elle. Selon les théoriciens du contrat social (voir Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau), les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, ce qui suppose que la société se constitue et se maintienne par la seule volonté – l’accord volontaire – de chacun. Il s’agit bien d’un point de vue clairement individualiste – ou d’atomisme social – toujours actif dans nos sociétés et de divers points de vue.

Les conservateurs ont toujours critiqué une telle attitude. Selon Edmund Burke, la société et tout ce qu’elle suppose ne sont pas le produit d’un contrat, en aucun cas. Ils jugent que l’homme en tant qu’individu n’est pas un déterminant pour l’histoire mais qu’il est déterminé par l’histoire, autrement dit par la société et ses institutions.

Le réalisme sociologique d’Edmund Burke s’écarte de l’optimisme anthropologique des Lumières (qui croit en l’amélioration de l’homme et la promeut) ainsi que de tout espoir d’améliorer considérablement la société et les institutions. Edmund Burke déconstruit donc le modèle anthropologique des Lumières véhiculé par la Révolution française. La perspective anthropologique qui est la sienne n’implique pas un refus des Lumières et de la liberté individuelle. Edmund Burke n’est en rien l’un de ces « féroces réactionnaires ». Si tel était le cas, je ne m’intéresserais pas tant à lui. La pensée d’Edmund Burke est à la fois fortement structurée et souple, elle est tout simplement anti-idéologique et c’est pourquoi l’idéologue ne peut éprouver à son égard qu’un certain agacement pour ne pas dire un agacement certain.

La pensée contre-révolutionnaire d’Edmund Burke, et par nombre de ses aspects les plus significatifs, s’inscrit dans la modernité, dans une tension vers la liberté loin des miasmes et des brouillards de la métaphysique. De ce point de vue, il doit beaucoup à des penseurs britanniques tels que Francis Bacon, David Hume ou John Locke, promoteurs de l’empirisme, du réalisme et du pragmatisme. Précisons en passant (à l’adresse des idéologues et des adeptes du binaire) qu’Edmund Burke n’a pas hésité à dénoncer le manque le respect des Britanniques en Inde et en Amérique envers les populations autochtones, à prôner la tolérance envers les homosexuels, à s’en prendre aux abus de la monarchie et à défendre les institutions parlementaires. Il faudrait également évoquer sa vision libérale de l’économie, autant de sujets (pour ne citer qu’eux) qui nécessiteraient autant d’articles. Toutes ces prises de position sont parfaitement en accord avec son conservatisme, contrairement à ce que pourraient penser ceux qui pensent trop simplement…

« Reflections on the Revolution in France, and on the proceedings in certain societies in London relative to that event » aborde entre autres questions celle des conséquences sociales immédiates de la philosophie abstraite des Droits de l’Homme dans un contexte précis, celui de la France d’alors. Et ces conséquences, suivant la lecture pessimiste d’Edmund Burke, sont terribles, meurtrières et dévastatrices, puisque cette philosophie par ses généralités – ses ambiguïtés donc – conduira à la négation radicale de ce qu’elle se proposait de promouvoir : les Droits de l’Homme.

Le réalisme sociologique et historique d’Edmund Burke s’appuie donc sur un pessimisme anthropologique. Ce réalisme, caractéristique de sa pensée, renforce et magistralement la pierre angulaire de la pensée de droite depuis 1789, soit une appréciation pessimiste de la nature humaine. Ce composant essentiel du traditionalisme s’oppose et frontalement à l’optimisme anthropologique qui active le volontarisme révolutionnaire mais aussi, et d’une manière plus générale, à toutes les tentatives d’engineering social à grande échelle. Ce pessimisme (conservateur) et cet optimisme (révolutionnaire) sous-tendent et sont sous-tendus par des visions radicalement différentes de la société, des institutions et du processus historique.

Edmund Burke et d’une manière générale les conservateurs de tous les temps insistent donc sur la faiblesse de l’individu tant du point de vue biologique, émotionnel que cognitif. Dans le cas d’Edmund Burke, cette approche anthropologique a une solide base religieuse, biblique. N’oublions pas qu’il est avant tout un penseur catholique qui s’élève contre les excès critiques des philosophes ainsi que leur sécularisme déiste et athée.

Nous n’avons pas à juger de la sincérité et de la profondeur de la foi d’Edmund Burke ; ce qui nous intéresse ici, c’est la religion envisagée d’un point de vue social et politique activé par un pessimisme anthropologique, c’est la religion considérée comme élément d’un fonctionnalisme sociologique/historique. C’est ce dont il est aussi question dans son ouvrage majeur et quelques autres de ses écrits : la religion comme facteur essentiel de cohésion sociale et politique. Mais Edmund Burke ne se limite pas à ce point de vue, ce qui le rapprocherait d’un traditionalisme pur et dur. Il est homme de droite mais modéré car il se garde de confondre – de faire fusionner – l’ordre transcendant et l’ordre immanent de l’histoire et de la politique, ce que font les penseurs contre-révolutionnaires radicaux.

Une société sans une morale révélée est une société intrinsèquement malade et condamnée à la désagrégation, au désordre et, en conséquence, au despotisme avec des tentations totalitaires. Ainsi pourrait être présentée l’articulation entre l’essentialisme anthropologique et le fonctionnalisme sociologique, caractéristique de la singularité du traditionalisme conservateur d’Edmund Burke.

Dans quelle mesure cette anthropologie (à la fois moderne et traditionnelle) implique-t-elle une déconstruction du rationalisme politique véhiculé par les présupposés révolutionnaires ? Réponse : dans les aléas de la vie sociale, l’immense majorité des individus ne sont pas guidés par leur raison – et la conscience qu’ils ont de leur raison –, condition pour Jean-Jacques Rousseau d’une possibilité de liberté sociale. Par ailleurs, la méthode qu’Edmund Burke applique en politique est essentiellement sociologique/historique ; tandis que pour les partisans de la modernité, la méthode à mettre en œuvre est essentiellement rationnelle et déductive. Bref, la composante rationnelle n’est pas selon Edmund Burke dominante chez l’homme ; et un modèle théorique tel que le rationalisme politique (voir Jean-Jacques Rousseau) passe à côté de l’essentiel de la vie politique et sociale, de la composante non-rationnelle.

Selon Edmund Burke, l’homme n’est pas un être fondamentalement rationnel mais « religieux ». Le mot est placé entre guillemets car il englobe les aspects les plus profonds de l’homme qui font de lui un être essentiellement crédule tant du point de vue de la connaissance que du comportement. Ainsi, ce qui motive les hommes dans l’aire de la vie morale, sociale et politique ne sont pas les critères d’évidence rationnelle mais les passions, les émotions, les sentiments. L’exercice constant et conscient de la raison est sans cesse poussé de côté par des assauts spontanés et inconscients. L’homme est essentiellement un être d’habitudes, de préjugés, un être profondément immergé dans la tradition, ce qui fait que c’est à partir de ces données qu’une vie en société est possible dans la mesure où elles disciplinent les passions.

La tradition, cette chose qui se constitue dans la durée, sur de nombreuses générations, la tradition et ses institutions rendent possible la vie sociale parce qu’elles mettent au pas les passions individuelles, violentes, destructrices. Ainsi les préjugés (voir le sens précis de ce mot chez Edmund Burke, un concept au centre de sa pensée), les coutumes, les préceptes moraux venus d’une religion révélée participent au bon fonctionnement de la société et à sa stabilité. Le traditionalisme d’Edmund Burke envisage l’homme d’un point de vue sociologique et empirique et, de ce point de vue, il est en prise avec la modernité. Rien à voir avec le traditionalisme réactionnaire et providentialiste d’un Joseph de Maistre ou d’un Louis de Bonald. Pour Edmund Burke, tout ce qui structure l’ordre culturel et s’inscrit dans une durée historique, avec sa spécificité, doit être préservé contrairement à ce que pensent les illuminés au nom de la raison pure et d’une métaphysique qui ont par ailleurs conduit au chaos de la Révolution française, avec ses innombrables excès et violences. Je vous laisse imaginer ce que pourrait être une rencontre télévisée entre feu Edmund Burke et feu Jean-Jacques Rousseau. Ils remueraient des idées qui ne sont nullement démodées, qui sont même très actuelles pour la plupart.

 

 

La singularité d’Edmund Burke, notamment quant à son appréciation des institutions politiques, n’est intelligible que si l’on prend en compte le socle anthropologique et sociologique sur lequel il s’appuie. Edmund Burke refuse en bloc l’attitude de Jean-Jacques Rousseau, car l’objectif essentiel de la politique n’est pas de rechercher une forme de gouvernement idéal, parfait, valable toujours et partout, un gouvernement conçu à la mesure de l’Homme (avec un grand H), soit une abstraction. D’où sa critique des Droits de l’Homme et ses promoteurs, ce qui nous conduit à l’une des considérations les plus significatives (c’est pourquoi je la mets en caractères gras) de « Reflections on the Revolution in France, and on the proceedings in certain societies in London relative to that event » : « The pretended rights of these theorists are all extremes ; and in proportion as they are metaphysically true, they are morally and politically false. The rights of men are in a sort of middle, incapable of definition, but not impossible to be discerned. The rights of men in governments are their advantages; and these are often in balances between differences of good; in compromises sometimes between good and evil, and sometimes between evil and evil. Political reason is a computing principle; adding, subtracting, multiplying, and dividing, morally and not metaphysically or mathematically, true moral denominations ».

Que ceux qui ne connaissent pas Edmund Burke lisent et relisent ce passage, il leur ouvrira la porte qui leur permettra de mieux envisager cette pensée riche, paradoxale à l’occasion, rien à voir avec la caricature à laquelle des « progressistes » s’efforcent de le réduire.

Redisons-le, pour Edmund Burke la question essentielle en politique est que les institutions politiques fonctionnent indépendamment des stricts modèles théoriques et métaphysiques, fort du constat que leur validité ne peut être testée que par l’expérience, leur immersion dans l’histoire. Ainsi, pour Edmund Burke le conservateur, la durée des institutions est un indicateur fiable quant à leur utilité sociale. Les institutions se structurent et durent naturellement par le biais des « circumstances ». Il y a donc une claire articulation entre l’utilitarisme historiciste et le traditionalisme conservateur. Toutes les questions, fort nombreuses, qui entrent dans le champ politique s’articulent suivant un critère relativiste et pragmatique, l’utilitarisme historiciste.

Le conservatisme d’Edmund Burke suppose donc une fracture entre essentialisme et relativisme, un relativisme qui conduit à une vision modérée, équilibrée et cohérente envers les institutions en général et une aversion envers le despotisme, une attitude qui se retrouve chez Montesquieu et Tocqueville.

Chez Edmund Burke, le binôme liberté/autorité s’oppose à tous les radicalismes, aussi bien de gauche (jacobinisme) que de droite (réactionnaire despotique). On pourrait évoquer un autoritarisme modéré qui rejette les velléités à caractère démocratique mises en œuvre en 1789 ainsi que le despotisme démocratique, deux orientations sociopolitiques funestes qui ont en commun d’être animées par une logique volontariste, une logique qui nie le rôle régulateur (en regard des passions individuelles) des institutions déterminées par l’histoire.

La perspective tracée par Edmund Burke ne doit en aucun cas être confondue avec une quelconque forme d’individualisme qui elle aussi tend vers l’abstraction dans la mesure où l’individu se voit dissocié du contexte social et historique dans lequel il évolue. Roger Scruton écrit dans « What is conservatism » : « It is institutions (…) and not individuals, which always have been the prime object of conservative concern. (…) It is from institutions and customs that authority is born, and congenital authority is one of the goals of conservative politics. Even if, at some high philosophical level, the liberal and the conservative may live in harmony; at the level of everyday politics they are seriously opposed. The liberal seeks to emancipate the individual from authority, the conservative seeks to protect authority from individual rebellion. »

Cette divergence doit être replacée dans un contexte précis, le libéralisme ayant des formulations changeantes selon le contexte historique. Le libéralisme du temps d’Edmund Burke dénonce les abus des institutions sociales et politiques de la monarchie absolue, institutions qu’Edmund Burke dénonce lui aussi mais d’un point de vue différent. Les différences entre l’individualisme libéral et l’individualisme conservateur qui est celui d’Edmund Burke pourraient faire l’objet d’un prochain article. Il y a quelques similitudes entre les deux, comme la défense du marché (libéralisme économique) et d’institutions représentatives et constitutionnelles.

Olivier Ypsilantis

1 thought on “Edmund Burke et la Révolution française – 2/2”

  1. Bonjour,

    votre article sur Burke est intéressant. Cet homme-là rejette les Lumières par scepticisme envers la Raison et l’Homme, et non par réaction ; vous avez donc bien sais et expliqué la différence entre la réaction et le conservatisme. Le réactionnaire serait tenté, comme le révolutionnaire, socialiste ou libéral, d’embrasser l’ingénierie sociale afin de refonder la culture. Je pense toutefois que pour comprendre le conservatisme, il faut commencer par les bases : étudier les moralistes classiques (La Rochefoucauld, La Fontaine Pascal, La Bruyère,etc…) et leur vision pessimiste, anti utopique, de la vie en société. La culture ne serait qu’un cache-misère, un vernis. Ce constat est le point de départ du conservatisme classique ; il prémunit également contre toute tentative erronée d’incriminer la culture, l’éducation et la société de nos maux ou de déresponsabiliser juridiquement l’Homme de ses choix.

    Burke est, comme vous le dites, surtout empiriste ; cela le conduit à embrasser en partie le libéralisme et le conservatisme pour les mêmes raisons que Necker. Le mélange des deux idéologies le conduit à déclarer ceci : le droit et les institutions se perfectionnent grâce à des essais et des erreurs dans l’Histoire. Toutefois, le danger du libéralisme, même modéré, c’est de croire que le droit est absolu, même si nous sommes loin du compte. Thucydide, Saint Augustin, Machiavelli et les réalistes politiques contemporains diraient que seul compte la force car l’Homme est méchant, médiocre et faillible ; se soumettre à l’autorité est un moindre mal.

    Je rejoins l’irlandais sur le conservatisme, mais moins sur son optimisme libéral, car on quitte le terrain de l’anthropologie négative, réaliste. Je suis très critique des principes des Lumières tels que la liberté, l’égalité, le progrès, la raison, l’émancipation de la nature (libéralisme) ou de la culture (socialisme) et le bonheur ; or Burke adhère sincèrement à certaines de ces idées, en dépit de son scepticisme. L’autorité est une bonne chose car l’Homme est un animal trop capricieux et violent que l’on doit brider, mais la liberté je ne sais pas ce que c’est ; trop d’idéologues se réclament de cette dernière.

    Cordialement,

    Justin Gilead

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