24 juillet. Lisboa-Peniche. Des alignements d’eucalyptus au tronc gracile. Des roseaux, beaucoup de roseaux, en haies le plus souvent. Plaisir de quitter Lisboa après ces mois de confinement. Du maïs, des alignements d’arbres fruitiers. Habitat généralement soigné. Beaucoup de maisons aux volumes alambiqués : il s’agit probablement de montrer qu’on a réussi. Urbanisme plutôt éparpillé, comme en France. Des bananiers mais isolés. Beaucoup de yucas. Des jardins eux aussi soignés dans lesquels sont disposés de nombreux éléments kitsch, à commencer par des barbecues maçonnés ; certains ressemblent à des monuments funéraires. Des sculptures sentimentalistes comme on en propose chez certains pépiniéristes. Des champs de potirons, beaucoup de champs de potirons – une spécialité de la région ?
Observer, passer, ne jamais s’arrêter. Griffonner des notes qui seront reconsidérées entre le clavier et l’écran. J’ai souvent espéré vivre à bord d’un autocar ou d’un train afin d’observer le monde derrière leurs vitres. Et je repense volontiers à ces milliers de kilomètres parcourus dans des trains indiens ou d’Europe centrale et orientale, dans des autocars iraniens ou chiliens. Ils restent parmi mes plus beaux souvenirs de voyage. N’être qu’œil et prendre des notes, dans les secousses d’autocars et de trains. Et je repense au récit d’Ignacio Carrión, « India Vagón 14-24 », un merveilleux livre de voyage à bord d’un wagon très particulier.
Arrivée à Peniche. Par la fenêtre du salon, la presqu’île et son système de défense. Par la fenêtre de la chambre, la plage, Praia do Baleal, un arc de sable blond que termine une autre presqu’île, une presqu’île rocheuse reliée au continent par une langue de sable.
Marche dans Peniche. Je détaille le système de défense et ses redans, avec, à la pointe de chaque redan, une échauguette. Le cri des mouettes, les parfums salins, tant de souvenirs. Commencé la lecture de « The Battle » de Richard Overy qui s’ouvre sur ces mots : « For sixty years “The Battle” has meant one thing to the British people: the Battle of Britain ». C’est un petit livre à caractère synthétique qui s’emploie avec calme à crever l’écran du « popular narrative » afin de se porter vers « another history », une vision plus complexe, plus contrastée.
Viste de la forteresse de Peniche, haut-lieu de répression de l’Estado Novo. Dans l’entrée, une liste détaillée des évasions (as fugas), dont la plus célèbre à laquelle je reviendrai brièvement, celle de 1960. Conversation avec une guide. Elle porte un masque comme tout le monde, ce qui met en valeur son regard doux, crémeux et chocolaté. Son accent me séduit. Je lui demande (au risque de la vexer) si elle est portugaise. Elle me répond qu’elle est portugaise et penichense et ajoute aussitôt que le portugais d’ici et des environs est chantant. Et comme elle est institutrice, elle a l’habitude d’articuler, de raconter des histoires en y mettant l’intonation. Je suis subjugué par son portugais, une langue à la phonétique particulièrement délicate et qui plus que toute autre langue latine doit être prononcée avec soin pour ne pas donner de la bouillie.
Le soir, un vin de la Península de Setúbal, Papo Amarelo, accompagné d’un fromage de chèvre traditionnel nappé d’huile d’olive et saupoudré d’herbes aromatiques.
Derrière le « popular narrative », Richard Overy note que la bataille d’Angleterre – « The Battle » – n’a pas empêché l’invasion de l’Angleterre dans la mesure où (selon des documents allemands) le projet d’invasion était un bluff destiné à forcer l’Angleterre à implorer la paix, « a bluff designed to force Britain to beg for peace ». Au cours de l’été 1940, Hitler avait déjà le regard tourné vers l’Est. Par ailleurs, Richard Overy suggère que les Britanniques étaient bien moins unis qu’on ne le dit : « The British were less united in 1940 than was once universally believed. »
Par la fenêtre du salon : pôr do sol. Le soleil se couche au-dessus de Peniche et de l’archipel des Berlengas. Où vivre ? Ne jamais arriver. La silhouette de la forteresse. Je pense à ces détenus dont les quelque deux mille cinq cents noms sont inscrits dans des plaques de métal, à l’entrée de ce vaste ensemble. Combien d’entre eux regardèrent de leurs cellules le soleil se coucher, et combien de fois ?
Une vue de la presqu’île de Peniche avec, au premier plan le pénitencier et, derrière, le port de pêche.
25 juillet. Dans le jour naissant, des franges d’écume. Par sa structure et sa tonalité ce livre de Richard Overy pourrait être envisagé comme un essai. Une fois encore, il met l’accent sur la division chez les Britanniques. Il écrit (ce qui bouscule une idée reçue et que je partageais) : « Britain was a country divided by geography and social class, riven by popular prejudices and a complex structure of snobbery ». Cet écrit n’est en rien un réquisitoire, un pamphlet, il se veut simple mise au point, comme un réglage de l’objectif. Alors que les Britanniques envisagent la probabilité d’une invasion allemande, la journaliste américaine Virginia Cowles (« who watched with mounting incredulity the moral revival of the population after the shock of Dunkirk and French defeat ») note : « For the first time I understood what the maxim meant: “England never knows when she is beaten” … I was more than impressed. I was flabbergasted. I not only understood the maxim; I understood why Britain never had been beaten ». Ce petit livre me semble être un livre clé, un livre qui permet de passer dans l’envers du décor, toujours avec fermeté, calme et mesure, loin de tout sensationnalisme, ce sensationnalisme que le premier venu active à présent sans se rendre compte que son numéro ne durera pas même une minute et sera remplacé par un autre.
Marche sur la Praia do Baleal, vers la presqu’île et Baleal. Les ripple-marks, l’estran, les lointaines silhouettes sur la surface moirée. Je pense à certaines compositions d’Eugène Boudin et de David Cox. Un vent continu, un enveloppement frais. On ne peut que remercier. Me reviennent des passages de « Holiday Memory » de Dylan Thomas. Et je vous mets en lien ce poème qui révèle toute l’énergie de la langue anglaise, langue aussi picturale que musicale, aussi poétique et technique, étourdissante de dynamisme. Écoutez :
https://www.youtube.com/watch?v=SMiNjx9XzuY
Mais la plage que je longe est bien silencieuse, rien que le vent et de rares silhouettes qui passent. Des traces de pieds. Je m’efforce d’imaginer celles et ceux qui les ont imprimées. La lumière atlantique, si accueillante ; rien à voir avec la terrible lumière méditerranéenne. Il faut relire « Les Îles » de Jean Grenier. La presqu’île de Baleal est reliée au continent par une langue de sable avec plage des deux côtés. L’habitat est soigné. En bout de presqu’île, un îlot inaccessible avec un phénomène de clivage très marqué et plus ou moins à quarante-cinq degrés, une pertinence graphique qui pourrait être traduite au burin ou à l’eau-forte. Ces strates sont d’une largeur régulière, ce qui donne à l’ensemble un aspect presqu’artificiel, conçu par un artiste du Land Art. Au loin, l’archipel des Berlengas.
En terrasse, les pieds dans du sable doux comme de la farine, j’observe le bronzage des femmes et des phénomènes géologiques. Des étendues de « griffes de sorcières » (carpobrotus edulis), une plante qui, parmi d’autres, me dit ma mère ; elle en avait plantées tout autour de la maison blanche, à l’île d’Yeu.
Au chapitre II de « The Battle », Richard Overy brosse le portrait d’hommes peu connus mais qui eurent un rôle déterminant dans l’organisation de la R.A.F. avant la Bataille d’Angleterre. Ainsi d’Archibald Sinclair ou de Cyril Newall qui furent l’un et l’autre « key architects of R.A.F. expansion in the critical years between 1937 and 1940 ». L’un des points centraux de ce livre : « One of the most enduring myths of the Battle of Britain is the idea of the few against the many », un point dont il s’emploie à montrer le peu de pertinence et, une fois encore, calmement, honnêtement, sans jamais vouloir en imposer. Il y a une élégance toute britannique chez cet historien. Richard Overy signale également que le Spitfire est devenu le symbole même de « The Battle of Britain » alors que le Hurricane constituait le gros du Fighter Command et que la production du Spitfire s’est maintenue bien en-dessous de celle du Hurricane jusqu’au début 1941. Total de la production de Hurricane début juin à fin octobre 1940, 1 367 ; et de Spitfire pour la même période, 724.
Retour dans la forteresse de Peniche. Le cri des mouettes. Les bâtiments pénitentiaires Estado Novo fraîchement repeints de blanc, presqu’agréables. Des cellules donnaient sur l’océan. Les murailles trapues, avec larges embrasures pour pièces d’artillerie. Dans l’entrée de la forteresse, quatre plaques commémoratives : une en métal (pour le dixième anniversaire de la libération des prisonniers par le M.F.A., le 27 avril 1984) et trois en marbre avec respectivement les dates suivantes : 23 abril de 2004, 27 abril de 2014, 25 abril de 2016.
Le soir, repris la lecture de « The Battle » qui décidément malmène certaines idées. Une fois encore, L’auteur s’attarde sur cette considération célèbre entre toutes : « Never in the field of human conflict was so much owed by so many to so few », Winston Churchill dans son discours du 20 août 1940. Richard Overy replace cette considération dans l’ensemble du discours sans jamais chercher à amoindrir les (immenses) mérites des pilotes de Hurricane et de Spitfire. Selon l’un des secrétaires particuliers de Winston Churchill, ce discours était « less oratory than usual ». L’audience semblait somnoler dans la chaleur d’août. Seule une petite partie de ce discours est dédiée à la bataille aérienne en cours, l’essentiel ayant trait à la guerre en Afrique, contre les Italiens. Dans ce même discours, le Fighter Command est évoqué sur six lignes et le Bomber Command sur vingt-et-une lignes. « On no part of the Royal Air Force does the weight of the war fall more heavily than on the daylight bombers who will play an invaluable part in the case of invasion ». Fin août 1940, les Allemands pensent que le Fighter Command est à bout de souffle et ils décident de bombarder progressivement l’ensemble des installations industrielles, militaires et des moyens de communication du pays en prévision de Operation Sea Lion (Unternehmen Seelöwe). Ainsi, des villes des Midlands sont bombardées de nuit puis c’est au tour de Londres. Le 2 septembre, Hermann Goering ordonne la destruction de cibles déterminées sur la capitale en attendant que Hitler confirme l’ordre, un ordre qui finit par être donné mais en précisant qu’il s’agit de se limiter aux cibles stratégiques et en aucun cas de s’en prendre à la population civile. Richard Overy écrit : « The two air forces operated under almost identical instructions to hit military and economic targets whenever conditions allowed. Neither air force was permitted to mount terror attacks for the shake of pure terror ». L’absence de précision de la part des uns et des autres « explains why both sides believed that the other was conducting a terror campaign against civilian morale ». Et Richard Overy ajoute : « The problem both air forces faced was the impossibility of attacking single military targets with existing air technology without spreading destruction over a wide circle around them. This explains why both sides believed that the other was conducting a terror campaign against civilian morale », une considération qui m’importe grandement car elle contredit, et sérieusement, nombre de recherches que j’ai pu faire sur cette question. Il est vrai ainsi qu’il l’écrit que : « In an age long before smart weapons, accuracy to within a mile at night could be considered aerial sharp-shooting ». Jusqu’à la lecture de ce livre, je tenais pour acquis que les bombardements sur Londres relevaient de « a terror campaign against civilian morale ».
Olivier Ypsilantis
Merci cher Olivier pour ce voyage à la fois dans les lieux et dans les livres!
Je me fais la réflexion en te lisant que les bons écrivains nous permettent de voyager avec eux, sans sortir de chez nous, qualité appréciable aujourd’hui plus encore qu’hier…