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En lisant « Peuple juif ou problème juif ? » de Maxime Rodinson – 4/4

Maxime Rodinson : « Si ces agressions se sont perpétuées à l’égard de gens issus de la même souche ou se croyant tels au cours de trois millénaires, cela est dû simplement à la perpétuation d’une entité juive, placée la plupart du temps dans une position minoritaire et subordonnée – quand elle a été majoritaire ou hégémonique, elle n’a pas manqué naturellement d’agresser et d’opprimer les autres. » Bel exemple de sophisme pour la première partie de ce passage. Si Hitler a assassiné des Juifs, c’est qu’il en restait. Plus simplement, si j’ouvre la porte c’est qu’elle était fermée et si je la ferme c’est qu’elle était ouverte. Ce sont de remarquables déductions, décidément Maxime Rodinson a par moments un côté Père Ubu, et je pèse mes mots. Quant à la deuxième partie de ce passage, l’auteur ne donne certes pas dans l’essentialisme (pour reprendre son mot fétiche) mais je préfère m’en remettre à Heinrich Graetz dans sa monumentale « Histoire des Juifs » (Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart). Maxime Rodinson me semble avoir des connaissances bien moins sérieuses sur l’histoire des Juifs, en particulier celle du dernier souverain juif du royaume yéménite, Yusuf Dhu Nuwas, auquel il fait brièvement allusion dans son « Mahomet », ainsi qu’il le signale dans une note en bas de page. Maxime Rodinson écrit : « L’État juif d’Arabie du Sud sous Dhou Nowâs au VIe siècle a commis contre les chrétiens des atrocités qui firent une impression d’horreur sur ses contemporains » ; et il ajoute : « Ne parlons pas de l’État d’Israël d’aujourd’hui », ce qui ôte beaucoup de crédibilité à ce qu’il rapporte sur cette lointaine affaire et le fait apparaître plus comme un propagandiste (un idéologue) qu’un historien digne de ce nom. Je préfère donc m’en remettre à Heinrich Graetz qui évoque cette affaire dans le détail, en élargissant le champ de vision (très confiné chez l’idéologue Maxime Rodinson). Ces exécutions menées par des Juifs contre des Chrétiens s’inscrivent dans un cycle de violences, les Juifs étant rendus furieux par les persécutions que subissent leurs compatriotes dans l’Empire byzantin et l’incendie des synagogues dans la ville majoritairement chrétienne de Najran. Ces exécutions ont été relatées et diffusées par des prêtres et des moines survivants qui en ont fait matière à martyrologie. Les Juifs maniaient les armes et fort bien. Ils savaient se défendre et pratiquaient eux aussi la vengeance dans des époques où la violence était générale. Voilà qui est dit et que dire de plus ? Aurait-il fallu qu’ils se laissent assassiner au nom de je ne sais quoi ? Je me permets d’insister : il me semble à ce sujet plus utile de lire cet extrait de « Histoire des Juifs » de Heinrich Graetz que les remarques un peu courtes de Maxime Rodinson qui prennent appui sur une faible documentation. Le propagandiste suit son chemin et ne retient que ce qui va dans le sens de sa propagande ou, tout au moins, ne la contredit pas :

https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_des_Juifs/Troisi%C3%A8me_p%C3%A9riode,_premi%C3%A8re_%C3%A9poque,_chapitre_XII

Donc, je n’essentialise pas les Juifs, Monsieur Rodinson, je vous demande juste un peu de sérieux et de modestie. Et j’en viens à la deuxième partie du passage ci-dessus cité. Des Juifs d’Israël ont commis individuellement et collectivement des injustices envers les Arabes de Palestine (désignation que je préfère à celle de Palestiniens, les Palestiniens ayant été les Juifs de Palestine), l’inverse est tout aussi vrai. Mais, surtout, et loin de moins l’idée de blanchir les Juifs d’Israël de toutes les fautes, je reste convaincu que les Arabes de Palestine ont subi beaucoup plus d’injustices de la part de leurs « frères arabes » que des Juifs d’Israël. Et je vous épargne une longue, très longue liste… Il est vrai que l’on supporte généralement mieux ce que vous infligent les « frères »…

Nous nous comprenons donc, Monsieur Rodinson. Je me suis toujours gardé de tout essentialisme, vous prêchez un convaincu. Personne n’est exempt de critique, les Juifs pas plus que les autres ; et, à ce propos, vous n’ignorez pas que l’une des particularités des Juifs consiste en la pratique une autocritique parfois violente (vous n’êtes pas le seul à la pratiquer et certains Juifs sont encore beaucoup plus violents que vous) et une autodérision qui peuvent passer pour de l’antisémitisme. Cette remarque s’applique bien sûr aux Juifs de la diaspora autant qu’à ceux d’Israël.

Concernant les agressions envers les Juifs, agressions qui ne font pas nécessairement couler leur sang ou qui ne les réduisent pas nécessairement en cendres, je me permets un mot, Monsieur Rodinson. Ne pensez pas m’intimider ou me terroriser (au moins intellectuellement) avec votre essentialisme. La persistance des agressions (avec des périodes de répit, je vous l’accorde) qu’ont eu à subir les Juifs tient non pas à la persistance des Juifs (et à leur statut de minorité), pour reprendre votre sophisme, mais à quelque chose de plus profond que votre sympathie communiste ne vous permet probablement pas d’appréhender : elle tient à l’antijudaïsme, à des croyances qui ont muté, car les croyances mutent à la manière des virus. Et j’en reviens à cette remarque que j’ai souvent faite et que je ferai encore, à savoir que l’antisémitisme, et dans tous les cas, a à voir avec l’antijudaïsme aussi sûrement que la branche a à voir avec le tronc, ce qui ne signifie pas que l’antijudaïsme soit dans tous les cas antisémitisme. L’antisémitisme peut se limiter à lui-même et ne pas muter. Me comprenez-vous ? L’antisémitisme n’est pas une constante et, surtout, il ne se manifeste qu’épisodiquement d’une manière violente, paroxysmique ; il n’est pas nécessairement nazi, nous sommes d’accord. Pourtant, il a tendance à resurgir sous des formes très diverses. Vous êtes mort en 2004, dommage, j’aurais aimé vous écrire – et je vous écris quand même. J’aurais aimé que vous nous parliez de l’assassinat d’enfants juifs dans une école de Toulouse ou de celui de Sarah Halimi. « Cela est dû simplement à la perpétuation d’une entité juive » pour reprendre vos mots, mais après ? Si je ne puis vous foutre mon poing dans la gueule, c’est que vous n’êtes plus parmi nous. Je vais vous dire quelque chose Monsieur Rodinson, je n’essentialise pas les Juifs, mon philosémitisme n’est pas béat, la preuve, je vous botterais volontiers le cul, à vous le Juif !

Votre essai me fait curieusement revenir à une lecture, « Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre » de Jean-Paul Sartre, une lecture faite en 1986 (année de la parution dudit livre), dans un appartement d’Athènes. Je me revois donc en compagnie de ce livre publié chez Gallimard, dans la collection Arcades. Je revois le plancher blond, le bureau massif en bois sombre et, par la fenêtre, l’arbre de Judée en fleurs, la Tour des Vents, l’Acropole côté Érechthéion ; je me revois entre colère et admiration ; car, enfin, des passages de ce livre sont admirables d’intelligence tandis que d’autres sont à peine dignes d’un vieux gâteux.

Pour ma part, je me bats contre l’antisémitisme et l’antisionisme avec mes faibles moyens. Je me bats contre l’antisémitisme et l’antisionisme non par apitoiement, parce que « ces pauvres Juifs qui ont tant souffert », etc. Je rejette tout sentimentalisme, le gnangnan, la larme au coin de l’œil, l’émotion voyeuriste, obscène, terriblement obscène. Mais je crois au tikkoun, une très belle idée juive qui ne s’adresse pas qu’aux Juifs mais à tous les hommes pour tous les hommes et, plus encore, à toute la Création, au monde minéral, végétal et animal, à tous les éléments enfin.

Je ne vous traiterai jamais d’antisémite juif comme certains l’ont fait, je ne vous assénerai pas le jüdischer Selbsthaß, trop facilement asséné, je respecte votre combat contre l’essentialisme (qui s’appuie sur des cas concrets, des situations précises), j’apprécie votre combat contre le révisionnisme (par exemple contre cette jeune Autrichienne qui vous demanda de la documentation destinée à prouver que le nombre de victimes (juives) n’avait pas été si élevé), je partage votre lutte contre le sentimentalisme au nom de la raison, etc., etc. Mais votre antisionisme me pose problème car il procède d’une posture idéologique, d’un parti pris, plus que d’une analyse sérieuse.

Vous écrivez : « Le sionisme a été un choix historique, inscrit depuis longtemps dans les faits, et il n’est plus question de remettre en cause le résultat auquel il est arrivé, la nation israélienne… » Fort bien, mais vous poursuivez : « … même si ses fruits amers peuvent permettre de douter pour le moins de la sagesse dudit choix ». Suit une analyse que je juge faussée car vous semblez ignorer (probablement par posture idéologique, une fois encore) que les chances de dialogue avec les Arabes de Palestine (désignation historiquement plus exacte, je le répète, que celle de Palestiniens) n’ont pas été sabotées exclusivement par les Juifs d’Israël. Vous nous évoquez avec émotion votre ami Waël Zu’ayter en début et fin de votre essai, chef du bureau romain de l’O.L.P., abattu à Rome par les services secrets israéliens. Vous lui dédiez même cet essai. Je ne connais pas cet homme (probablement sympathique comme vous le dites) mais je connais mieux Yasser Arafat, son supérieur, ses manœuvres constantes destinées à faire échouer toute négociation afin de se maintenir sur la vague tel un surfeur, de se maintenir au pouvoir. Et vous avez une fâcheuse tendance à refaire l’histoire. Ce n’est pas tant parce que l’O.L.P. était impliquée dans des attentats qu’Israël refusait le dialogue mais bien parce que son chef le refusait habilement pour conforter son pouvoir.

Si Maxime Rodinson avait vécu plus longtemps aurait-il modifié son jugement ? Je ne sais. Mais sa sévérité envers Israël est plus le fait d’une posture idéologique que de l’analyse à 360° d’une réalité toujours changeante. Maxime Rodinson ne retient que ce qui l’arrange, que ce qui le conforte dans sa posture, il n’est pas crédible. « On peut parler de tout avec les Arabes », écrit-il. Oui, mais lorsqu’il s’agit de passer aux actes, la parole est vite oubliée, poussée de côté lorsqu’elle n’est pas piétinée. Les Arabes parlent beaucoup et avec conviction, ce qui ne les empêche pas de faire le contraire de ce qu’ils ont dit ; il est vrai qu’ils ne sont pas les seuls. Dans tous les cas, cette remarque est révélatrice de la mauvaise foi de l’auteur, de son regard sélectif – le regard de l’idéologue.

Maxime Rodinson est malhonnête lorsqu’il déclare qu’Israël refuse le dialogue avec l’O.L.P. parce que cette organisation a été impliquée dans des attentats. J’insiste. C’est la nature de son chef Yassef Arafat qui posait problème, ce que Maxime Rodinson est probablement incapable d’envisager. Yasser Arafat, un Arabe avec lequel on pouvait parler de tout, et après ? L’auteur ne serait-il qu’une oie blanche ? Non, c’est un idéologue, tout simplement ! Yasser Arafat… J’avais oublié de préciser que le présent essai a été inséré dans un recueil dédié à la mémoire de Waël Zu’ayter, intitulé « Per un Palestinese. Dediche a piú voci a Wael Zuaiter » et préfacé par… Yasser Arafat. Enfin, rappeler que certains groupes juifs ont pratiqué le terrorisme contre la puissance mandataire dans ce qui n’était encore que la Palestine servirait-il à justifier le terrorisme palestinien ?

L’auteur termine son essai dans un axel : « Que l’esprit de Wäel nous guide sur cette voie difficile ! Si difficile que beaucoup peuvent légitimement hésiter à s’y engager. Mais, encore une fois, si ce n’est nous, qui donc ? Et si ce n’est maintenant, quand donc ? Après le nouveau Massada que préparent avec obstination, par des chemins peut-être encore une fois temporairement et mortellement victorieux, les chefs que s’est donnés Israël ? » Maxime Rodinson quitte la patinoire après cet axel et le lecteur se dit qu’il vient d’assister à un numéro avec quelques beaux moments certes mais plutôt médiocre dans son ensemble.

     Olivier Ypsilantis

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