Skip to content

En lisant « Peuple juif ou problème juif ? » de Maxime Rodinson – 3/4

 

La recherche d’une cause permanente (et donc essentielle) ne peut être du côté juif ou judéophile qu’apologétique. « Une fois dépassée l’optique théologique, la recherche d’une telle cause est devenue plus difficile, effrénée, souvent fantasmatique, parfois pathétique ». Je ne sais si Maxime Rodinson fait l’âne pour avoir du son ; mais s’il n’y a pas une cause, il y a des causes à l’hostilité (parfois « aimable », il existe un antisémitisme dit « courtois ») contre les Juifs, une hostilité qui lorsqu’elle tombe dans un sommeil plus ou moins profond est néanmoins toujours prête à se réveiller, ainsi que l’histoire l’a trop souvent montré. Cette hostilité a bien des nuances, elle n’est pas nécessairement paroxysmique comme l’a été le nazisme. Ce que Maxime Rodinson semble ne pas vouloir voir c’est que les Juifs, et sans donner dans l’essentialisme (je reprends la terminologie de l’auteur qui ne me satisfait guère), ne peuvent qu’être un peu nerveux (litote) : ils savant qu’une période d’apaisement n’est jamais définitive, que rien n’est jamais gagné, que les « vieux démons » n’ont probablement pas pris un congé définitif et qu’à la faveur de circonstances données…

Désolé Monsieur Rodinson, votre constat qui se veut imparable (à savoir que « l’essentialisme judéophobe dit antisémite et l’essentialisme juif et judéophile se rejoignent ») n’est qu’un écran de fumée derrière lequel vous espérez manœuvrer. Votre tentative de dissimulation relève aussi d’une tentative d’intimidation. A ce propos, je me souviens que sur un fil de discussion, sur un blog, un intervenant que j’avais épinglé m’avait lancé en guise de défense et d’intimidation (!?) que prendre la défense d’Israël revenait à augmenter l’hostilité envers ce pays et qu’il était préférable de se taire – autrement dit de le laisser se répandre tantôt en propos doucereux tantôt en accusations radicales envers Israël. C’est une forme de logique rudimentaire et fermée sur elle-même qui prétend subjuguer. Bien plus intelligent que ledit intervenant, Maxime Rodinson manie par moments cette logique.

Parmi les essentialistes (Maxime Rodinson aime décidément ce mot dont il se saoule), l’auteur cite Léon Pinsker (la judéophobie comme psychose héréditaire), Theodor Herzl, « quand même plus réaliste », qui expliquait la judéophobie par le fait que les Juifs n’avaient pas un État à eux, et Léon Poliakov qui a bâti la théorie générale qui lui manquait en affirmant que les Juifs auraient les premiers érigés une barrière infranchissable entre les hommes et les animaux contrairement à d’autres peuples qui imaginaient toutes sortes d’êtres hybrides. Il me semble que Maxime Rodinson essentialise lui aussi car il s’évertue à réduire des pensées afin d’activer sa théorie, ce qui revient pour lui (et sans même qu’il s’en rendre compte) à tomber dans le piège qu’il a creusé. Maxime Rodinson ou l’arroseur arrosé…

Troisièmement bis. Maxime Rodinson évoque les judéophiles de la gauche européenne. Cet écrit de 1979 a pris quelques rides car les judéophiles se sont faits très rares à gauche, de plus en plus rares à mesure que l’on va vers la gauche de la gauche. L’auteur note que depuis le XIXe siècle au moins les sentiments d’apitoiement se sont développés envers ceux que l’on pouvait considérer comme des « frères » lorsqu’ils étaient brimés et persécutés. Remarque intéressante : « Des individus ou des masses s’émeuvent et se mobilisent même pour les victimes des actes de leur propre communauté. Cette tendance se renforce par le développement de la notion et de la pratique de l’engagement politique individuel, par la multiplication de la vocation charitable laïque dans les sociétés à régime parlementaire et pluraliste, alors que la sécularisation a réduit les exutoires qu’offrait autrefois la charité religieuse organisée ». Des vagues de sympathie se lèvent pour venir en aide à ceux qui apparaissent plus victimes que d’autres : les Noirs esclaves, les Polonais privés de patrie autonome, les Irlandais, etc. ; puis c’est le prolétariat issu de la révolution industrielle. L’analyse marxiste assimile aux prolétaires toutes les victimes de l’économie capitaliste et de l’expansion impérialiste européenne. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que des causes traditionnelles perdent de leur attrait, des causes nouvelles sont recherchées afin de satisfaire l’appétit d’engagement. Les Juifs sont adoptés comme la Victime maximale – autre expression concoctée par l’auteur. De l’image du Juif d’avant-guerre, pourchassé et persécuté, venu de l’Est pour semer le trouble à l’Ouest et y établir sa domination, on passe à l’image du Juif embourgeoisé, partisan de l’ordre, ennemi du communisme ; et Maxime Rodinson écrit : « Leur nouvel État, établi sous le nom d’Israël, se révélait un concentré d’Europe au milieu du monde arabe inquiétant et turbulent. Il réalisait les vertus que le monde européo-américain admirait le plus : l’efficacité économique et militaire. » Ce que Maxime Rodinson oublie de préciser, c’est que l’U.R.S.S. a aidé à construire ce qui allait devenir Israël et qu’elle a été le premier État à reconnaître officiellement ce pays. Par ailleurs, lorsqu’il est question du sionisme et d’Israël, on sent sourdre chez l’auteur une profonde hostilité qu’il s’efforce de maîtriser afin de paraître objectif, mais rien n’y fait.

Juste après cette simplification outrancière et cet oubli (destiné à rendre pertinent ladite simplification), il avance une remarque très juste à propos de ces antisémites qui admirent Israël.

Donc, face à Israël, la droite (pour faire simple) se retrouva dans une situation ambiguë avec ces antisémites-sionistes dont le slogan pourrait être : « Les Juifs (enfin) chez eux ! » Maxime Rodinson oublie (c’est décidément une habitude chez lui) de rappeler que, dans les années 1970, la droite (ou plus précisément une partie de l’extrême-droite) était ouvertement anti-israélienne et pro-arabe. On se souvient des déclarations du leader du Front National, Jean-Marie Le Pen. Mais passons… La gauche quant à elle se montra plus conciliante envers Israël, tout au moins jusqu’en 1967, soit la guerre des Six Jours – pour des raisons que je n’analyserai pas ici mais qui sont particulièrement révélatrices. Cette attitude de la gauche était justifiée par une image « socialiste » d’Israël, plus vraie alors, et, surtout, par la crainte de paraître antisémite, l’antisémitisme étant considéré comme l’une des marques (d’infamie) de la droite. La gauche de la gauche s’est progressivement défaite de ce genre d’inquiétude au point que vilipender Israël est devenu pour elle un must.

Peu à peu, la Victime maximale juive s’est retrouvée en compétition avec nombre de concurrents, parmi lesquels les Arabes et plus particulièrement les Arabes de Palestine, soit les Palestiniens, avec le même « débordement essentialiste, la même tendance au panekhthrisme et à la constitution d’un groupe en modèle pur et innocent, pourvu de toutes les qualités, dont tous les actes doivent être sanctifiés, dont la victoire finale ne peut être qu’un sommet dans la marche de l’humanité vers un avenir radieux. »

Quatrièmement. Du processus de mythification de l’hostilité judéophobe plus ou moins spontané à la mythification délibérée et consciente élaborée par des idéologues et utilisée par des organisations.

Un groupe se sent en butte à une haine diffuse et incontrôlable. Il finit par l’attribuer aux forces du Mal. Il réagit en se proclamant implicitement tabou. Les cadres qui défendent sa cause en viennent à définir des dogmes destinés à renforcer la cohésion du groupe et à le structurer. Suit l’exemple des cadres du mouvement communiste (je passe) et de la judéophobie de ceux qui veulent mobiliser les hommes de bonne volonté contre les Juifs – les forces du Mal.

Maxime Rodinson place en symétrie la judéophobie qui cherche à mobiliser tous les hommes de bonne volonté contre les Juifs – soit les forces du Mal – et l’antisémitisme tel que le décrivent des mouvements juifs (à commencer par le sionisme), une dénonciation par laquelle ces derniers cherchent à annuler toute critique envers leurs mouvements ou leur idéologie. Je pourrais répliquer à l’auteur que les antisionistes de toutes obédiences, à commencer par les plus radicaux, lèvent les bras au ciel en prenant un air indigné sitôt que le mot « antisémite » est lâché dans leur direction, ce qui, dans bien des cas, leur permet de poursuivre avec un assentiment quasi-général leurs dénonciations d’Israël. Et contrairement à ce qu’insinue l’auteur, l’opposition au sionisme est trop souvent beaucoup plus qu’une simple opposition à un « projet politique particulier », beaucoup plus ; et je me permets cette remarque non pas à partir d’un présupposé mais à partir d’observations dans de nombreux face-à-face. Je ne prétends pas pour autant détenir une vérité absolue mais j’accorde quelque crédit à mes facultés d’observation. Et je tiens à signaler que les dénonciations d’Israël sont beaucoup plus fréquentes aujourd’hui qu’en 1979.

Maxime Rodinson évoque un véritable « terrorisme intellectuel » d’une remarquable efficacité. Ce qu’il semble ignorer c’est que l’autocritique est particulièrement active chez les Juifs et que les passages de la Bible où les Juifs sont durement réprimandés par Yahweh ne manquent pas – et je pense en particulier à l’épisode du Veau d’or. Maxime Rodinson force durement la note lorsqu’il veut convaincre et couper court à toute réplique. Nous prend-il pour des crétins lorsqu’il écrit : « C’est l’exaspération d’un homme catalogué comme juif de par son ascendance (et qui ne songe nullement à la nier) devant cette vague de terrorisme qui charrie les sophismes, les paralogismes, les mensonges les plus évidents en quantité démesurée, qui veut imposer à tous une image idéale et intouchable du Juif en soi avec des excès de narcissisme ethnocentrique dont on a du mal à trouver des exemples plus forcés, qui débouche sur l’apologie des pratiques les plus condamnables. Cette vague étalée sur des millions de colonnes et de pages imprimées, qui répand sans arrêt des visions fausses des événements et des structures du passé et du présent, persuadant des millions d’ignorants ou d’incompétents » ? C’est une déclaration de propagandiste, avec l’outrance maniée sans vergogne. On notera par exemple que le mot « million » figure deux fois dans ce passage. L’auteur qui ne s’en rend probablement pas compte met précisément en œuvre ce « terrorisme intellectuel » qu’il dénonce, vieille ficelle très utilisée par ceux qui sont passés par le communisme. Si vous n’acquiescez pas à ce que dit monsieur (ou madame), vous n’êtes qu’un ignorant ou/et qu’un incompétent, sachez-le… Mais face à une telle hystérie, face à ce « terrorisme intellectuel », je préfère vraiment être un ignorant ou/et un incompétent selon les critères définis par l’auteur.

Et la fièvre baisse : Maxime Rodinson s’est probablement passé la tête sous l’eau froide. Il nous dit que l’antisémitisme n’est pas un phénomène permanent, qu’il a ses hauts et ses bas, que les Juifs n’ont pas été brimés et massacrés toujours et partout, qu’il faut éviter de donner des explications métaphysiques à ce phénomène, etc., etc., que l’antisémitisme (ou judéophobie) a des formes très diverses qui tiennent aux situations diverses où les Juifs se sont trouvés placés au cours des siècles, etc., etc., que « les facteurs qui ont créé ces dispositions d’esprit sont explicables par l’histoire, par les conditions sociales et politiques », etc., etc., et qu’à l’avenir « elles pourront persister, resurgir, disparaître, selon ce que sera le cours de l’histoire dans chaque pays », etc., etc., que bien d’autres peuples ou nations ont été attaqués par leurs voisins et ont attaqué leurs voisins, que si la nation juive a été attaquée, elle a également attaqué. Je n’ai rien à redire. Et j’ajoute que contrairement à une idée reçue, les Juifs ont été d’excellents soldats comme le signale par exemple Jules Isaac dans « Genèse de l’antisémitisme ». Personne n’ignore que bien d’autres communautés religieuses et que bien d’autres peuples ont été dénigrés, persécutés, massacrés ; les Juifs sont les premiers à le savoir et hormis quelques rares exaltés aucun Juif ne joue des coudes pour se placer sur la plus haute marche du podium de la Souffrance. Ayant une partie de ma famille d’origine grecque, avec des rameaux établis en Asie mineure, je sais ce qu’a été la souffrance de nos frères arméniens et assyriens. Je sais aussi ce qu’a été le massacre des Grecs pontiques, un génocide. Et je tiens à rappeler au sieur Rodinson (aujourd’hui décédé) qu’une publication aussi sérieuse que la Revue d’Histoire de la Shoah a consacré des numéros à d’autres peuples massacrés, parmi lesquels les Arméniens.

Olivier Ypsilantis

 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*