Quelles sont les perceptions juives et judéophiles des judéophobes ?
Premièrement. La littérature israélite ancienne a une perception plutôt neutre des « nations », y compris des puissants empires incomparablement plus puissants que le petit Israël, des empires qui s’envisagent comme centre du monde, comme centre d’un ordre cosmique. Mais tout peuple se considère comme le sujet prioritaire de l’histoire (et de ce point de vue Israël ne fait pas exception) ; c’est pourquoi il percevra comme des attaques les luttes où il se trouve engagé. Une très ancienne tradition (à laquelle les exégètes attribuent une origine pré-israélite, cananéenne) montre les peuples ligués contre Israël, contre Sion, puis dispersés par Yahweh, un mythe qui semble intemporel et non lié à un événement précis. Ce mouvement prophétique va se développer alors qu’Israël subit catastrophe sur catastrophe. Yahweh, dieu national, devient dieu universel, d’où conceptions contradictoires : les attaques contre Israël sont considérées comme des punitions infligées par Yahweh à son peuple infidèle et les peuples en guerre contre Israël ne sont que des instruments de punition entre les mains de Yahweh, ce qui décharge logiquement ces peuples de toute responsabilité. Par ailleurs, ces puissances hostiles sont elles aussi porteuses de vérités et de vertus et par ses prophètes Israël les illuminera et les ralliera.
Deuxièmement. Époque hellénistique et romaine, dispersion des Juifs et perte de l’indépendance nationale de la communauté juive palestinienne. Le peuple juif proclame des vérités universelles sous l’égide d’un dieu universel, ce qui suppose que l’adhésion à ces libertés exige qu’on s’agrège à lui, le peuple juif ; et le refus de s’y agréger entraîne de l’hostilité car ce faisant on pèche contre le Dieu de l’Univers. Israël est en partie responsable de cette situation. Le culte exclusif de Yahweh en Israël même a compliqué à l’extrême les rites, des rites destinés à protéger une exclusivité. Ces complications rendent le culte difficilement accessible aux non-Juifs, alors que le culte rendu par les Juifs s’adresse bien à un dieu universel, donc également aux non-Juifs. La complexité de ces rites va se renforcer, une réaction nationaliste du peuple juif contre la tendance universelle à l’hellénisation culturelle. Vient une religion ouvertement universaliste, simple dans ses rites, une hérésie juive, le christianisme, que Paul de Tarse, principalement, va dégager sans tarder du particularisme juif – une fois encore difficile à adopter car fort compliqué.
Cette hostilité des autres fut à l’occasion activée par l’idéologie religieuse juive et ses représentants qui désignaient cette hostilité comme essentielle et irrémédiable. Les rapports courants avec les « nations » tempéraient toutefois cette idéologie et les Juifs reconnaissaient qu’il y avait des justes parmi les Gentils.
La situation dans laquelle se trouve le judaïsme religieux, placé dans une situation d’infériorisation très marquée en regard du christianisme, explique que le judaïsme religieux, à une période donnée, n’ait pas été avare de formulations parfois brutales. De telles formulations se feront plus rares, avec une théologie plus auto-critique de la part des Juifs, suite à l’évolution du panekhthrisme vers le yahwisme ancien puis le judaïsme. Les prophètes avaient des mots implacables pour dénoncer les péchés et les infidélités du peuple juif – une explication pour certains Juifs aux malheurs qui les frappaient. Et la perception de l’élection d’Israël en sortit affinée.
(Une parenthèse. Le mot panekhthrisme est un néologisme forgé par Maxime Rodinson à partir du grec pan, «tout», et echthros, «ennemi, homme du dehors étranger à toute relation sociale», pour désigner le fantasme selon lequel «Tout peuple, tout groupe social tend à voir dans les attaques dont il est l’objet — voire dans les résistances à ses propres attaques — les manifestations d’une haine gratuite du reste de l’humanité envers lui, d’une conjuration universelle du Mal contre le Bien qu’évidemment il représente». Ce terme désigne donc l’altérophobie radicale, la prénotion selon laquelle tout autre est forcément hostile.)
Troisièmement. Les « nations » haïssaient donc Israël parce qu’Israël avait été choisi par Dieu, une vision cohérente, une explication théologique courante diffusée par les cadres des communautés juives. En islam, l’animosité entre communautés tenait à des raisons plutôt prosaïques tandis qu’en chrétienté des raisons et prétextes théologiques ne cessaient de revenir.
En Europe, avec la laïcisation massive, avec l’évacuation des conceptions théologiques chrétiennes, avec la relative déjudaïsation des Juifs venue d’un mouvement interne et leur non confinement à des activités particulières (comme l’usure), on pouvait supposer que l’apaisement viendrait. Il n’en sera rien.
Maxime Rodinson se met à développer un raisonnement que je juge faussé mais que je rapporte. Je résume. L’identité des Juifs s’affaiblissant au sein des sociétés sécularisées (je rappelle que cet essai a été écrit en 1979, il y a donc plus de quarante ans), il ne reste plus pour redonner de la cohérence et de la vigueur à la société juive qu’à lui rappeler les persécutions qu’elle a subies et ainsi « prolonger la mentalité narcissique de base ». Et Maxime Rodinson poursuit : « Parmi les motivations variées de l’option pour le particularisme, la plus importante est peut-être celle-là. L’appartenance à la souche juive, malgré le mépris dont elle a été accablée ou à cause de lui, porte en elle tant de prétextes potentiels d’orgueil narcissique qu’il est dur à beaucoup d’y renoncer ». Je laisse à ceux qui me lisent le soin de juger. Pour ma part, je dois dire que j’ai rarement lu chose plus pernicieuse sur les Juifs – et elle vient d’un Juif ! Mais ce n’est pas fini. Je vous résume donc la suite, non sans répulsion par moments, j’insiste.
Maxime Rodinson reconnaît tout de même que le développement des nationalismes européens dans un sens toujours plus raciste renforça chez les Juifs le sentiment d’appartenance à une communauté, un effet observable chez n’importe quel peuple confronté à de telles circonstances. Et, nous dit l’auteur, tout cela donna naissance à l’idéologie et au mouvement sionistes. Je tiens à apporter un bémol : le sionisme, ce mouvement complexe et multiforme, ne s’explique pas exclusivement par une pression extérieure, il procède aussi d’un mouvement intérieur, qu’il soit religieux ou laïque. Et, en la circonstance, je pourrais adresser à Maxime Rodinson le reproche que j’adressai à Jean-Paul Sartre pour son essai « Réflexions sur la question juive ». L’un et l’autre sont quelque peu restrictifs, pour des raisons idéologiques (dans le cas de Maxime Rodinson), par méconnaissance (dans le cas de Jean-Paul Sartre).
On sent une sourde hostilité envers le sionisme et l’État d’Israël chez ce Juif imprégné par le communisme. Je résume sa position : avant la création de l’État d’Israël l’ethnocentrisme juif est plutôt modéré mais avec la création de cet État et ses succès cet ethnocentrisme s’accentue. Il me semble que Maxime Rodinson confond l’ethnocentrisme avec la défense d’un pays et ses frontières, un pays entouré de voisins qui ne lui veulent pas vraiment du bien. Mais, poursuivant dans la logique de l’auteur, on pourrait en venir à penser que la propagande sioniste a grossi l’animosité arabe envers Israël pour mieux partir en guerre… Maxime Rodinson ajoute : « … les plus convaincus ou les plus intéressés à le défendre (l’État d’Israël) ont souvent produit des discours dont il est difficile de dépasser la démesure ». Maxime Rodinson force la note : ces discours sont marginaux, dictés par des inquiétudes nullement imaginaires car je ne crois pas exagérer en affirmant qu’Israël a été le pays le plus menacé au monde et qu’il reste le plus vilipendé car… c’est un État juif, l’État des Juifs.
Maxime Robinson : « Les périodiques et journaux juifs sont encombrés depuis trente ans d’une floraison de proclamations délirantes de supériorité ». Ah bon ! Trente ans ! Cet article ayant été écrit en 1979, trente ans nous reportent à l’année qui suivit la fondation de l’État d’Israël. Il me semble que l’auteur doit souffrir de fièvre antisioniste, cette floraison ne constitue pas l’essentiel des publications juives. Par ailleurs, peut-on en vouloir à un peuple aussi menacé, en Palestine puis en Israël, par des coalitions désireuses de repousser les Juifs à la mer ? Maxime Rodinson dépasse la mesure dans la sévérité avec les siens ; et ce qu’il tolère chez les autres, il ne le tolère pas chez les siens. Fort bien ; mais il faut prendre garde à ce que cette sévérité ne tourne pas à l’injustice, que la dénonciation ne devienne pas ivre de puissance et fasse fi des circonstances – et des circonstances atténuantes. Maxime Rodinson qui a réponse à tout avec ses réponses toute faites répondra que les Juifs venaient coloniser, qu’ils n’étaient donc pas légitimes en Palestine et, surtout, qu’ils n’étaient pas vraiment menacés par leurs voisins. Maxime Rodinson était un ami des Arabes et des Arabes de Palestine en particulier, ce qui est son droit mais ce qui ne l’autorise pas à déclarer les Juifs comme illégitimes en Palestine et à en prendre à son aise avec l’histoire, une attitude assez fréquente chez les gens de gauche qui préfèrent la posture morale (simple) à l’étude historique (compliquée). Et pour finir, il m’assénera que les Juifs n’avaient pas été si menacés, hormis l’interlude nazi, et que les sionistes en rajoutaient pour mieux justifier leur entreprise de colonisation en Palestine. Je m’en tiens à sa logique.
Il faut étudier ce qu’a été la guerre d’Indépendance (1948-1949) menée par un État tout juste né pour comprendre combien Israël était menacé. Ce fut probablement la plus angoissante des guerres menées par Israël. On peut comprendre sans peine que sur fond d’angoisse existentielle, il y ait eu des réactions « hystériques ». Maxime Rodinson qui jusqu’alors essayait de se tenir devient pour le coup hystérique. Après le « narcissisme apologétique » et le « complexe de supériorité », il en vient à la « colonie sioniste de Palestine devenue l’État d’Israël ». Cette dernière accusation provient de l’aire idéologique. On ne peut pas grand-chose contre elle comme tout ce qui relève de la foi religieuse. Nous sommes dans l’idéologie pure et dure sur laquelle la connaissance historique n’a aucune prise car l’idéologie est durement fermée sur elle-même ; elle est comme une sphère d’acier qui enfonce et écrase tout dans sa lancée. J’apprécie la sévérité en famille, je la pratique, mais il faut éviter qu’elle ne devienne une fin en soi et qu’ainsi elle ne tombe dans l’auto-sanctification.
A ce propos, il est instructif de noter que l’autocritique juive qui procure tous les avantages de la gymnastique peut aussi donner des crampes, de sérieuses crampes. Voir le cas de Maxime Rodinson sur cette question. Il est également instructif de noter qu’une bonne partie de l’argumentaire anti-judaïque, antisémite (judéophobe) et antisioniste (hormis le racisme pseudo-scientifique qui culmina avec le nazisme) a été élaboré par des Juifs pour être récupéré par des non-Juifs. C’est un constat assez triste mais la fécondité juive est plus portée à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, contrairement à ce que prétend le sieur Rodinson. Elle a malgré elle donné des idées à des non-Juifs tout contents de trouver des Juifs pour caution, ce qui les garantissait de l’accusation d’antisémitisme devenue particulièrement lourde depuis la Shoah (1). C’est aussi pourquoi toute une faune de gauche ne peut s’empêcher d’associer le Juif et le capitalisme (héritage marxiste) et de diversement conspuer Israël accusé d’être colonialiste, d’être une « colonie sioniste » comme le dit si joliment Maxime Rodinson.
Donc, selon cet ex-directeur d’études à l’École pratique des hautes études, les idéologies de l’hostilité ont eu entre autres conséquences « une surenchère dans le narcissisme apologétique » (il aime décidément cette expression le sieur Rodinson, il s’en délecte comme d’une friandise) qui dissimula les facteurs particuliers et généraux de l’hostilité, facteurs qu’il était interdit d’évoquer, le peuple juif étant par essence l’objet d’une haine universelle parce qu’il représente intrinsèquement le peuple du Bien – je paraphrase l’auteur ; et, bouquet final : « Au mythe essentialiste “antisémite” de sa malfaisance innée répondait le mythe essentialiste juif de sa pureté, de son innocence et de sa supériorité intrinsèques ». On croirait lire du Israël Shahak.
Maxime Rodinson a raison de rappeler que la situation des Juifs dans l’espace et dans le temps n’a pas été qu’un cauchemar, qu’ils ont pu vivre heureux en certains lieux et à certaines époques. Il le répète à plaisir. Pour ma part, je n’ai jamais donné dans l’essentialisme, qu’il repose sur des justifications théologiques, philosophiques, sémiologiques, voire psychanalytiques. Je suis trop sensible aux situations concrètes, aux fluctuations dans le temps et dans l’espace, aux aléas de l’Histoire, l’Histoire à laquelle je suis bien incapable de trouver un sens.
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(1) – Hanna, une amie de Jérusalem, m’a envoyé le courrier suivant, suite à la publication de cette deuxième partie de l’article consacré au livre en question de Maxime Rodinson. Je reproduis ci-joint son courrier suivi que ma réponse :
Cher Olivier
Vous écrivez : « C’est un constat assez triste mais la fécondité juive est plus portée à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, contrairement à ce que prétend le sieur Rodinson. Elle a malgré elle donné des idées à des non-Juifs tout contents de trouver des Juifs pour caution, ce qui les garantissait de l’accusation d’antisémitisme devenue particulièrement lourde depuis la Shoah. »
Pour moi, ce n’est pas triste s’il s’agit d’une critique constructive. Toute la pensée juive est fondée sur la ma’hloket, la discussion argumentative. Ça le devient lorsqu’il n’y a plus de discussion et que le Juif en question, en général ignorant de sa tradition et de son histoire, préfère pour diverses raisons (souvent par désir de plaire) accepter comme juste le raisonnement antisémite.
Et c’est vrai aussi que les critiques émises par des Juifs, même justifiées, sont utilisées depuis toujours par des antisémites qui par ce fait se sentent complètement dédouanés de toute accusation de haine antijuive.
Ralph Schor y a consacré tout un chapitre dans son livre : « L’Antisémitisme en France dans l’entre-deux-guerres, prélude à Vichy ».
Amicalement
Chère Hanna,
« C’est un constat assez triste mais la fécondité juive est plus portée à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, contrairement à ce que prétend le sieur Rodinson. Elle a malgré elle donné des idées à des non-Juifs tout contents de trouver des Juifs pour caution, ce qui les garantissait de l’accusation d’antisémitisme devenue particulièrement lourde depuis la Shoah. »
Vous avez raison. Le « C’est un constat assez triste » ne fonctionne pas car je passe trop vite d’une idée à une autre. « Le constat assez triste » est que des Juifs puissent donner des idées antisémites à d’autres (mais l’autocritique reste dans tous les cas fondamentale, nous sommes d’accord) et non pas qu’ils soient plus portés à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, bien sûr. Je vais donc restructurer ma phrase qui a quelque chose de bancal. Merci pour votre regard attentif.
Olivier Ypsilantis
Cher Olivier
Vous écrivez:
C’est un constat assez triste mais la fécondité juive est plus portée à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, contrairement à ce que prétend le sieur Rodinson. Elle a malgré elle donné des idées à des non-Juifs tout contents de trouver des Juifs pour caution, ce qui les garantissait de l’accusation d’antisémitisme devenue particulièrement lourde depuis la Shoah.
Pour moi, ce n’est pas triste s’il s’agit d’une critique constructive. Toute la pensée juive est fondée sur la ma’hloket, la discussion argumentative. Ça le devient lorsqu’il n’y a plus de discussion et que le Juif en question, en général ignorant de sa tradition et de son histoire, préfère pour diverses raisons (souvent par désir de plaire) accepter comme juste le raisonnement antisémite.
Et c’est vrai aussi que les critiques émises par des Juifs, même justifiées, sont utilisées depuis toujours par des antisémites qui par ce fait se sentent complètement dédouanés de tout accusation de haine antijuive.
Ralph Schor y a consacré tout un chapitre dans son livre: l’Antisémitisme en France dans l’entre deux guerres, prélude à Vichy.
Amicalement
Hannah,
« C’est un constat assez triste mais la fécondité juive est plus portée à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, contrairement à ce que prétend le sieur Rodinson. Elle a malgré elle donné des idées à des non-Juifs tout contents de trouver des Juifs pour caution, ce qui les garantissait de l’accusation d’antisémitisme devenue particulièrement lourde depuis la Shoah. »
Vous avez raison. Le « C’est un constat assez triste » ne fonctionne pas car je passe trop vite d’une idée à une autre. « Le constat assez triste » est que les Juifs puissent donner des idées antisémites à d’autres (mais l’autocritique reste dans tous les cas fondamentale, nous sommes d’accord), et non pas qu’ils soient plus portés à l’autocritique qu’au narcissisme apologétique, bien sûr. Je vais donc restructurer ma phrase qui a quelque chose de bancal. Merci pour votre regard attentif.
Pierre,
Au cours de ma lecture de Maxime Rodinson, je me suis dit : heureusement que le bonhomme n’est pas devant moi car j’aurais pu être tenté de lui envoyer un coup de pied dans le cul. Ce n’est pas très pilpoul mais c’est ainsi.
Cher Olivier,
A propos de Rodinson, j’ai dans ma bibliothèque son Mahomet, que je n’avoue n’avoir pas lu, mais dont le Monde diplomatique rendait compte à l’époque (1967) dans les termes suivants :
“Le moins passionnant n’est certes pas l’aspect humain de cet homme de Dieu, souvent si opposé à nos idées sur la sainteté et même sur la morale élémentaire. Je ne parle même pas de la vie conjugale et amoureuse de Mahomet : il y a une sorte d’humilité touchante dans le spectacle de ce fondateur d’un empire spirituel et temporel, aux prises avec sa dizaine de femmes, et les plus féminines du monde…”
En lisant ce commentaire presque comique, je comprends mieux la critique de Rodinson envers les Juifs, qu’il accuse de ‘narcissisme”, tout en dépeignant un Mahomet plein d’humilité…
Amitié
Pierre