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La guerre en Guinée portugaise (1963-1974) – 3/4

 

Deuxième phase du conflit, 1968-1974.

Début 1968. La guérilla s’affirme sur presque tout le territoire, sur terre et sur les rios, ce qui lui permet de passer à l’attaque d’agglomérations plus importantes comme Bafatá, Gabu, Farim, Mansôa et Bolama. Les guérilleros parviennent même à s’approcher de la capitale, Bissau, et de l’aéroport de Bissalanca avec des armes lourdes. Dans le dense réseau fluvial de la Guinée-Bissau, les guérilleros détruisent ou s’emparent d’embarcations de l’armée portugaise. Fin 1967, le P.A.I.G.C. dispose ainsi de toute une flottille dont des embarcations rapides de fabrication soviétique. Le réseau fluvial se fait toujours plus dangereux pour les Portugais, à commencer par le rio Corubal. En mai 1968, Arnaldo Schultz est remplacé par António de Spínola, officier de cavalerie très admiré pour ses qualités militaires mais aussi politiques. Comme son prédécesseur, il hérite de deux postes, celui de governador et de comandante-chefe. Il bénéficie de la pleine confiance de Salazar pour rétablir la situation.

Lorsqu’António de Spínola arrive en Guinée-Bissau, la situation des F.F.A.A. (Forças Armadas) est déplorable. Les guérilleros ne cessent d’accentuer leur pression sur les fronts Sud, Est et Nord, et tout indique que leur effort principal s’exercera à partir de ce dernier. Par ailleurs, la pression simultanée sur ces trois fronts montre leur intention de converger vers la capitale, Bissau, et, ainsi, de frapper le centre névralgique de la présence portugaise dans le pays.

António de Spínola veut rebattre les cartes. Il commence par définir deux plans d’action complémentaires à activer simultanément : le plan opérationnel / le plan politique. Il convoque à Bissau tous les commandants des unités des trois armes et leur expose la ligne directrice à tenir : une guerre subversive ne se gagne pas par les armes mais par la politique, avec des initiatives précises venues du Gouvernement de Lisbonne. Il demande donc aux officiers présents d’oublier la victoire par les armes et de s’employer à éviter une défaite humiliante afin de laisser au Gouvernement de Lisbonne le temps de trouver une solution politique au conflit. Il se déclare personnellement responsable des conséquences de cette orientation. Tout laisse supposer qu’António de Spínola a médité les enseignements de Carl von Clausewitz. António de Spínola et le Gouvernement de Lisbonne auront à l’occasion de sérieuses divergences mais ce régime autoritaire n’osera pas remettre en cause les décisions de cet homme indépendant qui suscite l’admiration des jeunes officiers placés sous ses ordres.

 

António de Spínola (1910-1996)

 

L’orientation donnée par le comandante-chefe entraîne une restructuration de la chaîne de commandement aux postes les plus élevés. António de Spínola s’entoure d’officiers fidèles mais également, et surtout, compétents. Je passe sur la liste de leurs noms et me contenterai de citer celui d’Otelo Saraiva de Carvalho dont il a été question sur ce blog. António de Spínola qui dispose par ailleurs de l’appui inconditionnel des responsables des unités opérationnelles veut rendre les forces portugaises plus offensives, ce qui l’amène à reconsidérer la mission de toutes les unités engagées sur le théâtre des opérations. Il identifie les zones contrôlées par le P.A.I.G.C. et en retire les unidades de quadrícula qu’il repositionne dans les zones contrôlées par les Portugais, principalement sur le front Nord. D’autres unités sont versées dans une Força de Intervençáo prête à opérer sur n’importe quel point du territoire de la Guinée-Bissau et sous les ordres du Comando-Chefe.

L’implantation des bases portugaises est donc reconsidérée. Sans cesse harcelées par le P.A.I.G.C. à partir de la Guinée-Conakry et du Sénégal, les bases aux frontières sont abandonnées ainsi que d’autres bases dont l’intérêt tant stratégique que tactique est discutable. Les zones contrôlées par le P.A.I.G.C. étant bien définies, des opérations sont lancées par des troupes mixtes (Portugais et Indigènes) de parachutistes et de F.Z.E. (Fuzileiro Especial) ainsi que par des unités retirées de leur mission de quadrícula. Ce concept de « táctica ofensiva » peut inclure des missions sur les bases du P.A.I.G.C. implantées dans les pays limitrophes. António de Spínola assume toutes les conséquences de ces interventions, comme l’attaque contre la base du P.A.I.G.C. de Cumbamori (nom de code, Operação Ametista Real), base d’entraînement et base logistique, une attaque qui pousse l’armée sénégalaise à se battre aux côtés du P.A.I.G.C.

António de Spínola porte une attention particulière au front Nord, celui qui menace le plus directement la capitale, Bissau. Puis il s’efforce de stopper l’infiltration ennemie sur le front Est, un segment très réduit considérant la forme du pays. A cet effet, il réactive ses bonnes relations avec les fulas. Il laisse le front Sud pour après, le front Sud où les guérilleros ont eu tout loisir de s’implanter depuis le début de l’insurrection et jusqu’à la nomination d’António de Spínola, soit entre le début 1963 et le début 1968. Il ne lance sur ce front que des opérations limitées afin de tâter la résistance ennemie et prendre des notes pour après. Il étudie tout l’historique opérationnel des F.F.A.A. sur le front Sud et en retient tout ce qui lui semble intéressant, comme les concepts qui ont inspiré les opérations Tridente, Rio Camexibó et Hitler, et il charge le Comando da Defesa Marítima de concevoir des opérations à partir de ces modèles.

Le 15 août 1969 est lancée Operação Nebulosa sur le front Sud dont l’objectif est de capturer ou détruire des embarcations du P.A.I.G.C. sur le rio Inxanche. Une embarcation est détruite. Mars 1970, Operação Gata Brava, une autre embarcation est détruite, son équipage est tué ainsi qu’un haut responsable du P.A.I.G.C. António de Spínola prend toute la mesure de l’importance de la Guinée-Conakry pour le P.A.I.G.C., d’où le projet Operação Mar Verde.

Au cours des années 1968-1969, António de Spínola ne cesse de se rendre sur les bases portugaises les plus avancées, des bases fréquemment soumises au feu d’armes lourdes et légères, sans compter les embuscades et les mines qui menacent les patrouilles. António de Spínola s’efforce de soutenir le moral des troupes placées sous ses ordres tout en multipliant les contacts avec la population. Il se rend d’une base à une autre en hélicoptère, n’hésitant pas à survoler des zones dangereuses. Son air martial (il porte ostensiblement le monocle) impressionne, son courage aussi. L’attention qu’il porte à ses soldats augmente son charisme, d’autant plus qu’il tient les promesses qu’il leur fait.

António de Spínola est toujours plus convaincu que le Gouvernement de Lisbonne a le choix entre une solution politique qui permette à son pays de maintenir la présence portugaise en Guinée-Bissau ou bien d’en sortir d’une manière honorable vis-à-vis de la nation portugaise mais aussi de la communauté internationale afin de ne pas avoir à subir à moyen terme une humiliante défaite militaire.

 

Sékou Touré (1922-1984)

 

Dès le début de son mandat, António de Spínola se déclare favorable à des contacts directs ou indirects avec le P.A.I.G.C. ou toute autre composante de la guérilla. Depuis 1963 le F.L.I.N.G. (Frente de Libertação para a Independência da Guiné) maintient des contacts avec les autorités portugaises en Guinée-Bissau. Le F.L.I.N.G. est soutenu par Léopold Senghor qui redoute l’ascendant de Sékou Touré sur le P.A.I.G.C., Sékou Touré qui ne cache pas son ambition d’annexer la Guinée-Bissau pour fonder la « Grande Guinée ». Par ailleurs, la tension entre ces deux dirigeants africains se porte sur le terrain idéologique. Léopold Senghor est un modéré, un démocrate, tandis que Sékou Touré est un dictateur marxiste qui arrivé au pouvoir en 1958 s’est aussitôt employé à museler toute opposition politique à son parti, le P.D.G. (Parti Démocratique de Guinée). Les Guinéens sont nombreux à s’être exilés tout en étant pour beaucoup bien décidés à en finir avec le régime de Sékou Touré. Le principal parti d’opposition est le F.L.N.G. (Front de Libération national de Guinée) qui regroupe près de six cent mille membres actifs réfugiés en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en Gambie. Léopold Senghor redoute que Sékou Touré l’ambitieux n’étende son influence dans la région après le départ des Portugais. Mais Léopold Senghor est par ailleurs un défenseur déterminé du panafricanisme, il ne peut donc rejeter les demandes du P.A.I.G.C. et de son chef Amílcar Cabral. Cette situation inconfortable le rend ouvert à toute proposition qui puisse l’en tirer.

Arnaldo Schultz avait soutenu la volonté du F.L.I.N.G. d’une solution pacifique. Son leader, Benjamin Pinto Bull, avait ostensiblement refusé tout appui actif ou passif à la lutte armée. Le F.L.I.N.G. n’avait toutefois pas réussi à s’implanter hors de la capitale, Bissau, et à se présenter comme une alternative crédible au P.A.I.G.C. A partir de 1968, António de Spínola se montre désireux d’intensifier les contacts avec Léopold Senghor. L’idée avait été émise de favoriser l’indépendance de la Guinée-Bissau sous l’égide de P.A.I.G.C. mais à la condition qu’Amílcar Cabral accepte d’intégrer une « Comunidade Afro-Luso-Brasileira », une proposition refusée.

 

Marcelo Caetano (1906-1980)

 

Marcelo Caetano (Presidente do Conselho do Estado Novo de 1968 à 1974) soutient la mise en place d’un cadre fédéraliste pour les colonies d’Afrique, un cadre qui permette à ces pays d’accéder à l’indépendance graduellement et pacifiquement. Mais cet espoir est refroidi par la plupart des responsables politiques et militaires de l’Estado Novo qui refusent toute concession susceptible de porter atteinte à la souveraineté portugaise. Marcelo Caetano ne cesse de demander du temps, « Dêem-me tempo ! » répète-t-il à la nation mais sans jamais préciser le temps nécessaire à la mise en place de son projet alors que la guerre en Afrique traîne depuis des années et s’intensifie.

Léopold Senghor se montre réceptif à la proposition de dialogue avancée par António de Spínola ; et Marcelo Caetano y est favorable. Un document est signé par lequel les Portugais s’engagent à suspendre les opérations offensives en attendant que le Sénégal amène le P.A.I.G.C. à la table des négociations. Mais une série de circonstances (sur laquelle je passe) fait capoter les négociations ; et tout indique que le Sénégal s’est saisi de l’affaire afin de compromettre le P.A.I.G.C. et restreindre sa marge de manœuvre. Léopold Senghor sous-estime Amílcar Cabral, un leader bénéficiant d’une sympathie internationale, et il semble méconnaître l’importance des forces contrôlées par ce leader, des forces bien entraînées, bien organisées et disposant d’un armement considérable. Parmi les soutiens du P.A.I.G.C., Fidel Castro, un soutien direct.

Amílcar Cabral a parfaitement analysé les causes de l’inconfort de la position sénégalaise. Au début des années 1970, l’attitude du P.A.I.G.C. est toutefois contradictoire. D’un côté, il dénonce une trahison du Sénégal ouvert au dialogue avec Lisbonne ; de l’autre, sur le terrain, les chefs de la guérilla, principalement au Nord-Ouest du pays, entretiennent des contacts directs avec des officiers portugais désignés par le Comando-Chefe de Bissau. António de Spínola est présent à la treizième rencontre. Une autre rencontre est fixée au 20 avril ; mais les corps des quatre officiers de la délégation portugaise sont retrouvés, une balle dans la nuque et mutilés. Les circonstances de ces assassinats restent floues mais laissent supposer des tendances divergentes au sein du P.A.I.G.C. Quoi qu’il en soit, ce quadruple assassinat porte un rude coup aux efforts de dialogue. Les combats reprennent et le comandante-chefe décide de revoir son orientation stratégique et tactique.

Cette tentative de dialogue activée par António de Spínola est vouée à l’échec pour la raison suivante : si les commandements militaires régionaux du P.A.I.G.C. sont en totalité ou en partie favorables au dialogue, la direction politique du mouvement ne l’est pas ; elle refuse toute solution politique, négociée donc. Les divergences entre les Guinéens du P.A.I.G.C. et son leader, Amílcar Cabral, sont discrètement perceptibles. Certes, tous ont une formation marxiste mais Amílcar Cabral a une vision très pragmatique et il se distancie des positions orthodoxes de ses coreligionnaires guinéens par sa volonté de dialogue avec le Portugal, une volonté qui s’inscrit dans la ligne de Kwame Nkrumah le Ghanéen et de Léopold Senghor le Sénégalais.

Olivier Ypsilantis

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