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Lettre à Jessie Bensimon

 

« La chorégraphie du mouvement perpétuel, la description du passage plus que de l’immuable » Jessie Bensimon 

 

Chère Jessie,

J’ai « intercepté » ton dernier courrier en début d’année par la Wi-Fi d’un aéroport. Je te réponds tardivement mais il n’y a pas d’interruption entre ton dernier courrier et celui que je t’adresse.

J’en reviens au souvenir. Je revois notre premier professeur aux Beaux-Arts commenter les travaux que lui présentaient des étudiants. Je me souviens de l’emplacement exact qu’il occupait et que nous occupions, de la lumière qui venait par les larges fenêtres de l’atelier en ce jour d’hiver, une lumière riche en gris, dans le ciel et sur les toits du Louvre. Il commentait donc des travaux, dont les tiens et les miens ; et il eut une remarque (je ne sais si tu t’en souviens) par laquelle il nous rapprocha : il évoqua me semble-t-il une communauté d’ambiance. Cette remarque me fit plaisir, tout simplement plaisir.

 

Jessie, l’amie des années d’études.

 

Tu avais une présence très particulière dans ce vaste atelier. Discrète, silencieuse, avec une lenteur précise dans les gestes. Tu habillais ce vaste espace à l’éclairage magnifique, surtout par temps couvert, mais froid, avec ce sol carrelé et ces murs blancs comme ceux d’un hôpital. C’est une impression très étrange dont je t’ai fait brièvement part et que je ne sais comment exprimer. Quand tu entrais dans cet espace j’avais l’impression qu’il se meublait, que le carrelage était remplacé par un parquet aux tonalités chaleureuses avec tapis persans, que les murs s’ornaient de lambris avec renfoncements doucement éclairés, que d’épaisses tentures encadraient les baies vitrées, que sais-je encore ? Je ne m’explique toujours pas cette impression, ta lenteur précise, tes gestes et expressions peut-être. Et lorsque nous discutions, cette impression se confirmait.

Lorsque j’ai été reçu chez toi, dans le salon d’un grand appartement au rez-de-chaussée, avenue d’Eylau, j’ai eu immédiatement l’impression que (sans même le connaître) c’est lui qui prenait la place de l’atelier de l’hôtel de Chimay lorsque tu y entrais. Il est possible que certaines de tes gravures à la pointe de diamant (une technique que toi et moi étions les seuls à utiliser dans cet atelier) aient participé à ce phénomène car on y voyait des tentures qui tombaient de hauts plafonds ; mais il me semble que ce sont d’abord tes gestes, ta manière d’aller d’un point à un autre, ton attention, ta voix aussi qui le déterminaient. Car tu avais une voix très particulière, lente, soignée, chaude mais retenue, avec une accentuation particulière sur les a qui dénotait… comment dire ? Je ne vais pas dire « les beaux quartiers » car tu pourrais y voir de l’ironie ; je vais donc dire « une éducation soignée » tout en me répétant qu’une éducation soignée ne se caractérise pas nécessairement par une intonation particulière donnée à la lettre a.

 

Madame de Pompadour (1756) par François Boucher

 

J’en reviens à la vidéo prise au Centre d’Art et de Culture – Espace Rachi (39, rue Broca à Paris, dans le Ve arrondissement). Tu évoques Vienne mais sans jamais citer un nom qui ne cessait de revenir dans ta bouche au cours de ces années d’études : Gustave Malher.

Tu évoques la Fée Viviane (de l’avenue d’Eylau) ou la Dame du Lac, et tu y reviens. Tu es donc romantique (d’où ton admiration pour Gustave Mahler dont l’éclat bien que différent rejoint celui de Camille Saint-Saëns) mais tu es aussi baroque. Toute ton œuvre est une célébration du mouvement (comme l’art baroque, architecture et sculpture), mouvements liquides de la nature (à commencer par les eaux océanes auxquelles tu fais volontiers allusion) mais aussi artificiels, comme ces vêtements féminins, véritables architectures ainsi que tu le rappelles, avec crinoline, satin, tulle, etc. Le duc de Guise en Roy Ameriquain tel que le montre Israël Silvestre pourrait figurer dans ce monde.

Tes sculptures en toile métallique ou d’étoffes (comme celle que tu présentes au Centre d’Art et de Culture – Espace Rachi, « Valse et Contretemps ») célèbrent la liquidité et le mouvement, elles pourraient orner des pièces avec vue sur la mer ou l’océan. Ainsi, elles lui répondraient, la (le) prolongeraient. J’ai même pensé que tes sculptures en toile métallique pourraient être exposées sur la grève, dans un espace qui serait l’estran. Et pourquoi pas en orner des aquariums ? Des poissons aux nageoires fines et ondulantes comme de la mousseline de soie glisseraient dans leurs enroulements, caresseraient leurs concavités et leurs convexités.

 

Une console de style rocaille (Louis XV)

 

Ces sculptures ainsi que tes bijoux ne dépareraient pas dans un intérieur de style rococo/rocaille, deux désignations qui se réfèrent directement à des éléments naturels, entre coquillages et minéraux. Mais par cette prolongation du Baroque je remonte vers Bernini et me dis que ces deux dames prises dans le tumulte de leurs vêtements (parmi les plus extraordinaires tumultes du Baroque), soit Sainte Thérèse (en l’église Santa Maria della Vittoria, à Rome) et la bienheureuse Ludovica Albertoni (en l’église San Francesco a Ripa, à Rome), pourraient avoir à leurs doigts certaines de tes bagues. Mais pas besoin d’en rajouter, me diras-tu ; et puis les saintes et les bienheureuses ne portent pas de bijoux. Certes. Pourtant il serait amusant d’observer les rapports entre le grand tumulte (des vêtements) et le petit tumulte (des bijoux). Tes bijoux pourraient également être présentés sur des consoles de style Régence. Ils se répondraient.

Le mouvement que tu célèbres porte vers les espaces naturels mais aussi vers ces architectures, ces intérieurs et ces sculptures qui célèbrent le mouvement, une chorégraphie et ses exubérances mais toujours contrôlées, autant de créations directement ou indirectement inspirées de formes naturelles. On en vient aux crinières des Chevaux de Marly de Jean Coustou, à la chevelure du buste du Grand Condé d’Antoine Coysevox, aux intérieurs des édifices religieux et civils de Balthasar Neumann, à la robe de Madame de Pompadour de François Boucher et à tant d’objets parmi lesquels des miroirs, des pendules, des chandeliers, etc.

Je pourrais en venir aux nuages qui eux aussi et par des voies plus ou moins directes ont nourri ce style. Les intérieurs des églises des frères Johann Baptist et Dominikus Zimmermann semblent vouloir dans leurs parties hautes rejoindre les nuages, se résorber en vapeurs.

 

« Éternelle douleur » (1913) de Paul Dardé

 

Et puisqu’il est question de mouvement, d’enchevêtrements et d’enroulements qui se resserrent et s’enserrent pour mieux se déployer, je te présente la sculpture suivante, l’une des plus hallucinantes et hallucinées de l’histoire de la sculpture – de la taille directe ! –, une sculpture de Paul Dardé (1888-1963), mort dans l’oubli et la misère. Cette sculpture : « Éternelle douleur » réalisée dans un bloc de gypse en 1913, alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans. Mais tu connais probablement cette œuvre exposée à Paris, au Musée d’Orsay. Le thème de Méduse a été exploité par Bernini (Musei Capitolini) mais, en comparaison, sa sculpture semble plutôt sage. Le modèle supporte sa coiffure de serpents tandis que celui de Paul Dardé est englouti par elle.

Je suis encore tout surpris que tu aies un souvenir si précis de notre rencontre avec « cette » Odile. Nos mémoires sont pleines de trous lorsqu’elles ne sont pas en lambeaux. Peux-tu la saluer de ma part ? Et je te salue chère Jessie.

Olivier Ypsilantis

1 thought on “Lettre à Jessie Bensimon”

  1. Cher Olivier,

    Me voici enfin « atterrie », ce fût plus long qu’envisagé !

    Nos échanges ont cela de surréalistes qu’ils s’adressent en fait, à ceux que nous fûmes.
    Nous parlons à nos mémoires à l’intérieur desquelles les jeunes gens que nous avons été ainsi que les événements vécus, résident et existent toujours.
    Y a-t-il une éternité du passé, une éternité de la mémoire, une résurrection des moments révolus ? Leur évocation, l’écriture à travers laquelle nous l’expérimentons, seraient-ils les outils de leur résurrection ?
    Quoi qu’il en soit, je constate avec plaisir que ta mémoire que tu disais en lambeau, est très précise et riche de quantité de détails !

    Merci pour ton texte beau et généreux, si juste pour l’exactitude des références qui ont été les miennes.
    La manière encore une fois grâce à laquelle je l’ai découvert sur « la toile », est surprenante et pleine de sens !
    J’écoutais l’émission d’ Etienne Klein sur le K3 et K2 surfaces mathématiques et nom donné à un sommet du massif du Karakoram, le plus dangereux semblerait-il.
    Il évoquait André Weil mathématicien frère de Simone dont je ne connaissais pas l’existence. Ma curiosité attisée, je me rendais sur le net pour découvrir sa ressemblance avec sa soeur et ceci fit immédiatement écho en moi au rapport gémellaire que j’eu avec mon propre frère. Mais quelle ne fut pas ma surprise en cliquant sur le visage de sa fille, de me retrouver sur ton blog et d’y découvrir la photo d’une de mes « Chimères » puis de parvenir de là au texte de ta réponse à notre dernier échange, postée 2 jours auparavant !
    J’apprécie vivement la manière dont cette correspondance se rythme sur les rebonds hasardeux des jeux de dès mallarméens de la toile. Car décidément ton blog refuse de m’envoyer tes réponses, je dois aller les découvrir par moi-même avec parfois des mois de distance après leurs parutions. Mais cette fois-ci ni mois ni années, deux jours seulement c’est incroyable…
    Merci à Etienne Klein, aux surfaces mathématiques, aux réalisations en cours qui m’ont maintenue à l’atelier, aux averses menaçantes et dissuasives. J’aurais pu lire ton article bien plus tard. (J’avoue que le tibia de la sainte évoqué par la nièce m’a bien fait rire quoique la lecture de La pesanteur et la grâce ait marqué ma jeunesse ).

    En effet ce professeur avait rapproché nos travaux pour cet espace atmosphérique que nous utilisions et que permet la pointe diamant. Il y avait dans nos gravures toutes les nuances du gris, sa transparence et l’usage de sa subtilité.
    Il est vrai que les pointes diamants que tu évoques ont été réalisées et inspirées par cet appartement de l’avenue d’Eylau mais aussi par toute l’empreinte du baroque italien, son usage de la spirale et de sa dynamique. L’excès, le délire, la vitalité du Baroque m’enchantent. C’est là que se situe ce concerto de Vivaldi auquel tu fais allusion. Il y est question de la joie. (J’eus été ravie en ce sens de voir mes bagues aux doigts de ces « saintes femmes » !)
    Et il est également vrai qu’au baroque s’est conjugué le romantisme et qu’il était là impossible d’échapper à l’expression dramatique de cette énergie panthéiste que traduit le mouvement qu’il intègre. Une de mes premières eau-forte réalisée dans cet atelier des Beaux-Arts s’intitulait « Emportement » et représentait le violent fracas des eaux océaniques contre la roche. J’ai ensuite réalisé une série de monotype inspirés d’Amers de Saint John Perse. La lecture de ce recueil a été fondamental et ce texte la reconnaissante identitaire d’un territoire maritime et poétique. Les chimères en tissage métallique leur ont fait suite.

    Dans cet atelier des B-A de l’Hôtel de Chimay, ,j’ai le souvenir de ton pas lent lorsque tu y entrais.
    Il était inutile de se retourner pour identifier celui qui arrivait. Sans te voir, je t’entendais, tu semblais faire de grandes enjambées et appuyer conséquemment chaque pieds sur le sol comme un marcheur déterminé usant dans cet espace clos, avec la même allure qu’il aurait eu lors d’une randonnée.

    Odile habitait rue Ribera (encore un peintre baroque et graveur de surcroit) un bel immeuble dont la façade légèrement en retrait derrière le jardin privatif du rez de chaussée et de sa véranda, était couverte de carrelage bleu pâle animée de lourdes cariatides soutenant des balcons assombris par de grands arbres. Son père enseignait les mathématiques ! Là encore des algorithmes nous échappent… Lorsque tu l’as rencontrée dans cet atelier, elle faisait ses études de médecine et était passée me voir en sortant de la fac rue des Saint-Pères afin que nous rentrions ensemble.
    Elle s’est mariée peu de temps après et je l’ai complètement perdue de vue. Je ne pourrai pas lui transmettre tes salutations hélas, c’est un personnage du passé résidant dans cette mémoire évoquée.

    Cher Olivier, je t’espère toi te tes proches en excellente santé dans cet épisode très particulier que nous traversons. Affectueuses pensées

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