En Header, la Isleta del Moro (province d’Almería) du photographe Carlos Pérez Siquier
« Nuestras vidas son los ríos / que van a dar en la mar / que es el morir » José Manrique
Lorsque je suis arrivé dans la province d’Almería, au début des années 1990, j’ai lu sans tarder « Campos de Níjar » de Juan Goytisolo, cet Espagnol — ce Catalan — devenu parisien et dont l’œuvre par ailleurs m’ennuyait et m’ennuie encore. Mais « Campos de Níjar » occupait une place un peu à part dans cette production ; et ce petit livre était proposé à la vente dans toutes les boutiques de souvenirs, entre l’indalo et les serviettes de plage. J’ai retrouvé ce même phénomène avec « The Colossus of Maroussi » de Henry Miller (alors partout en vente dans les quartiers touristiques de Grèce) et « Mani: Travels in the Southern Peloponnese » de Patrick Leigh Fermor, un livre encore proposé à la vente à Gythio (Γύθειο), entre komboloï et bouteilles d’ouzo. A ce propos, je vous invite à lire ce livre qui est une merveille de la littérature de voyage, un genre dans lequel les Britanniques excellent. Mais écoutez Benedict Allen (son anglais magnifiquement prononcé) marcher sur les pas de ce voyageur (le souvenir encore) et suivez-le. Ce film BBC Four d’une durée de presqu’une heure est enivrant, tout simplement :
https://www.youtube.com/watch?v=ukwDUneJhhk
J’en reviens à Juan Goytisolo, à ce petit livre si sobre, le plus beau de ses livres. Il y rend compte d’un voyage en 1959 dans ce coin sud-est de la péninsule ibérique, un voyage en forme de triangle, avec pour pointes, Carboneras, Cabo de Gata et Almería (capitale de la province d’Almería, l’une des huit provinces d’Andalousie). C’est un monde férocement minéral que frappe une lumière sans concession en laquelle l’homme est mis à nu. Il me semble que c’est aussi pour cette raison que ceux du Nord de l’Europe, à commencer par les British, se réfugient dans l’alcool lorsqu’ils viennent s’y exiler. Jean Grenier le Méditerranéen, écrivain essentiel et trop oublié, écrit dans « Le Îles » : « Pourquoi dit-on d’un paysage ensoleillé qu’il est gai ? Le soleil fait le vide et l’être se trouve face à face avec lui-même — sans aucun point d’appui. Partout ailleurs le ciel interpose ses nuages, ses brouillards, ses vents, ses pluies et voile à l’homme sa pourriture sous prétexte d’occupations et de préoccupations… »
Une vue typique de la province d’Almería, avec ses pitas (ou henequens) et leurs pitacos.
Je suis sur une carte le parcours effectué par Juan Goytisolo en 1959. Il est passé par le Pozo de los Frailes. Pozo de los Frailes… Un fait divers (année 1928) inspirera à Federico García Lorca sa plus célèbre œuvre, « Bodas de sangre ». Almería, terre de sang et pas seulement au cinéma… Almería, terre de sang avec El caso Almería (1981). J’ai beaucoup marché avec celui qui enquêta sur ce triple assassinat, l’avocat Darío Fernández Álvarez. Il m’a décrit avec force détails son enquête sur ce crime non pas crapuleux mais politique qui allait bouleverser le cours de sa carrière et lui apporter une certaine notoriété, en Espagne, et bien malgré lui (1). J’ai profité de longues marches en sa compagnie dans les sierras de la province d’Almería pour l’inciter à écrire ses mémoires. Mais il prenait prétexte de son travail pour déclarer qu’il n’en avait pas le temps. Puis un jour il tapa à ma porte et m’entraîna chez lui, quelques maisons plus loin. Il ouvrit une bouteille de vin (un excellent Ribera del Duero), mit du Wagner, son musicien favori, puis déclara avec un large sourire qu’il avait écrit la première page de ses souvenirs, que la machine était en marche et qu’il avait pris une année sabbatique. Il parlait, parlait, tout en multipliant des gestes de chef d’orchestre destinés à accompagner l’opéra du maître — « Tristan und Isolde » en l’occurrence. Quelques années plus tard, le premier volume de ses mémoires était à la devanture de librairies, « La justicia manchada en España – Reflexiones y vivencias de un abogado » :
http://www.arraezeditores.com/index.php?apart=at&id=15
Juan Goytisolo commence ainsi « Campos de Níjar » : « Recuerdo muy bien la profunda impresión de violencia y pobreza que me produjo Almería, viniendo por la N-340, la primera vez que la visité, hace ya algunos años ». Violence de la lumière, violence d’un monde radicalement minéral.
Equipo 57, un groupe trop peu connu. Je l’ai découvert au cours de mes années cordouanes, au musée des Beaux-Arts de la ville, un lieu intimement lié à la mémoire d’un peintre cordouan emblématique, Julio Romero de Torres. Où l’on pourrait en revenir aux tópicos. Les productions d’Equipo 57 m’ont d’emblée séduit, et fortement, à commencer par les sculptures dont l’élégance m’a évoqué les plus grands, à commencer par les frères Pevsner et Gabo, le constructivisme russe donc. Equipo 57 a beaucoup à voir avec Córdoba, avec José Duarte et Juan Serrano, nés dans cette ville, respectivement en 1928 et 1929. Ce groupe a œuvré dans l’Espagne de la fin des années 1950, des années où le souvenir de la Guerre Civile et de la répression était encore terrible. L’Espagne vivait dans l’isolement. La censure était partout. José Duarte et Juan Serrano, de fervents lecteurs de la revue Domus, ne tardèrent pas à envisager l’art comme une pratique interdisciplinaire. A cette interdisciplinarité s’ajoutait un goût marqué pour la théorie. On ne peut que penser au Bauhaus, une fois encore. L’art comme totalité. Equipo 57 a lui aussi conçu du mobilier — voir les créations pour Darro S.A. Je feuillette un catalogue et nombre de ses compositions m’évoquent Jean Arp mais aussi Serge Poliakoff et Otto Freundlich. Ce sont des productions d’une grande élégance, d’une élégance vraie, à savoir d’une élégance forte.
Ci-joint un lien rend compte d’une exposition de sculptures d’Equipo 57 présentée dans Sala Vimcorsa, dans ce qui fut le palais du Duque de Rivas, poète majeur du romantisme espagnol :
Il est tout de même curieux que ce groupe qui vécut de 1957 (première exposition au Café Rond Point, à Paris, en juin 1957) à 1962 et qui produisit tant d’œuvres de qualité et dans nombre de domaines ne soit pas plus connu des historiens de l’art qui par ailleurs analysent le Constructivisme russe, de Stijl ou le Bauhaus. Je n’aurais probablement pas découvert l’existence de ce groupe si je n’avais vécu à Córdoba.
Toujours cette ivresse à lire Ortega y Gasset. Dans l’un de ses plus célèbres écrits, un essai, « España invertebrada », l’auteur se propose de « corregir la miopía que usualmente se padece en la percepción de los fenómenos sociales ». La deuxième partie de cet essai (« La ausencia de los mejores ») annonce son plus célèbre écrit : « La rebelión de las masas ». Y sont exposés certains concepts qui vont donner leur pleine mesure dans ce livre, des concepts tels que « masa » et « minoría ».
Murcia. Chez des amis anglais. Dans les W.C., au-dessus de la cuvette, un portrait de Lénine. De retour au salon, je leur demande amusé pourquoi ce portrait précisément là ? La femme : « So, he saw your willy ! He sees my butt every day ! » L’une des invitées, qui fut gérante d’une laundry aux Baléares, nous explique que les employés d’un grand hôtel, son meilleur client, ne prenaient pas peine de faire le ménage under the sheets, qu’ils en repliaient les quatre coins et les lui apportaient ainsi. « One day, I discovered a little elephant, quite charming. They obviously had used his trunk for something and it made me laugh ». Les Anglais et leur humour. Il a volontiers à voir avec une enfance qui se prolonge ou qui, poussée de côté, resurgit à l’improviste. C’est aussi Mister Bean (Rowan Atkinson) et son teddy bear sur lequel et autour duquel s’organise un rituel — un ensemble de tocs. Entre collectionneurs de jouets (qui ne se contentent pas de les aligner sur des étagères et qui jouent volontiers avec) et collectionneurs de dollhouses qui se voient plus vivre dans ces modèles réduits que dans leur propre maison, entre maîtres de chiens qui prennent prétexte du chien pour organiser des manies et fétichistes en tous genres (assez volontiers prêts à se moquer d’eux-mêmes), l’humour anglais a de beaux jours devant lui…
Mr Bean, l’un de mes héros avec Winston Churchill et bien d’autres Britanniques
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(1) « El caso Almería » est le titre d’un film de 1983. Il rend compte d’une affaire particulièrement atroce survenue en 1981. Brièvement. Trois jeunes gens qui travaillent dans le nord de l’Espagne décident de traverser le pays en voiture et de se rendre à l’autre bout du pays, dans la province d’Almería, pour assister à la communion du petit frère de l’un d’eux. L’Espagne connaît alors de multiples violences, avec ces assassinats menés par l’ETA et les GRAPO, sans oublier les groupes d’extrême-droite. Deux jours avant cette affaire, l’ETA a gravement blessé le général Joaquín de Valenzuela et tué trois militaires de sa suite. Chemin faisant, les trois jeunes gens sont pris pour les membres de l’ETA responsables de ces assassinats. Ils sont arrêtés et torturés dans une caserne désaffectée. Mais comprenant leur méprise, des agents de la Guardia Civil s’efforcent de masquer les traces de leur crime. A cet effet, ils criblent de balles les corps et la voiture pour faire croire à un échange de tirs avant de la précipiter avec les cadavres des trois hommes dans un fossé puis d’y mettre le feu.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis