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La Grèce des années 1950-1974 ou l’héritage de la guerre civile – 1/2

 

A ces parents grecs dispersés sur toute la terre, du Canada à l’Australie, de l’Afrique du Sud à la Volga et qui ont navigué sur toutes les mers et océans du monde.

 

L’histoire de la Grèce des années 1940 est atroce et je n’ai pas l’habitude de forcer la note. Les souffrances du peuple grec ont été pires que celles de bien d’autres peuples alors ; et loin de moi l’envie de m’adonner à un hit-parade (de la souffrance) et de céder à cette mode qu’est devenue la victimisation. Je me garderai de cette inclinaison vulgaire, médiatisée, hypermédiatisée. L’histoire grecque des années 1940 a donc été atroce. Elle est par ailleurs (très) peu connue hors de Grèce, ce qui ajoute au sentiment d’accablement qui prend tous ceux qui étudient cette période. Et la guerre civile grecque (1946-1949) est la séquence la moins connue de cette période. La période qui l’a précédée, soit l’occupation, n’a pas été moins destructrice et sanglante que l’occupation de la Pologne ou de la Biélorussie.

 

L’Acropole d’Athènes sous l’Occupation

 

Le peuple grec a été un peuple de combattants – et oublions pour un temps l’Antiquité ; mais n’oublions pas que les premières victoires des Alliés contre l’Axe est le fait des Grecs, fin 1940 – début 1941. Je n’ai aucune sympathie pour le gouvernement du général Ioánnis Metaxás (1936-1941) mais je reconnais qu’il a refusé l’ultimatum de Benito Mussolini, pourtant proche idéologiquement, un refus qui entraînera l’engagement de la Grèce aux côtés du Royaume-Uni et des Alliés. Au cours du terrible hiver 1940, l’armée grecque, bien inférieure en hommes et en matériel, repousse les Italiens de quelque soixante kilomètres à l’intérieur de l’Albanie, dans une région que les Grecs appellent encore « l’Épire du Nord », soit le Sud de l’Albanie où vit depuis des siècles une importante communauté grecque. L’Albanais Ismail Kadare fait allusion à cette guerre dans son premier roman (1963), « Le Général de l’armée morte » (Gjenerali i Ushtrisë së vdekur) porté à l’écran par Luciano Tovoli en 1983.

La résistance grecque, tant individuelle que collective, a été l’une des plus engagées de toute l’Europe occupée. La Grèce a été dépecée par trois pays avec leurs zones respectives : le IIIe Reich, l’Italie et la Bulgarie. Les représailles ont été massives, surtout de la part des Allemands. Il y a eu en Grèce beaucoup d’Oradour-sur-Glane. Aux représailles ajoutez la famine. On avait faim à Paris sous l’Occupation mais à Athènes on tombait d’épuisement pour ne plus se relever. Et que dire des Juifs de Grèce ? Ils les ont traqués de Corfou à Rhodes. Les Juifs de Grèce ont été au bord de l’anéantissement, avec Salonique vidé de ses Juifs (présents depuis des siècles) comme l’a été Varsovie et tant d’autres villes d’Europe orientale. Il faut étudier dans le détail le plan nazi à Salonique (et à Varsovie) pour comprendre ce qu’est vraiment la planification de la destruction d’un peuple, avec puissance bureaucratique et technique d’un État moderne.

A toutes ces souffrances se sont ajoutées les dissensions meurtrières entre Grecs et d’abord dans la Résistance même, des dissensions sur fond de lutte entre les deux grandes puissances d’alors, les États-Unis (et le Royaume-Uni) et l’Union soviétique. Cette guerre civile a dévasté un pays dévasté ; elle a probablement été plus meurtrière encore que la guerre contre l’occupant, contre les occupants.

La guerre d’Indépendance des années 1820 et le schisme national généré par la Première Guerre mondiale ont laissé de très profonds clivages dans la société grecque. Il ne s’agit pas pour autant d’expliquer l’horreur des années 1946-1949, ces atrocités infligées par des Grecs à des Grecs, et des deux côtés, comme toujours dans une guerre civile. Pourtant, on peut supposer un lien entre, grosso modo, les partisans de Venizélos et les opposants à Venizélos, soit entre Républicains et Monarchistes (des années 1920), puis entre communistes et anti-communistes (des années 1940). Au cours de la deuxième moitié des années 1940, les maigres ressources du pays sont affectées non pas comme partout ailleurs en Europe à la reconstruction mais à la lutte contre l’ennemi intérieur – « the enemy within ». A la fin de la guerre civile, les forces armées et de sécurité s’élèvent à environ 250 000 hommes. Plutôt que de stimuler l’économie, l’aide américaine est engloutie par ces forces. La dépendance du gouvernement grec envers les États-Unis se confirme, tant dans le domaine économique que politique, ce qui va de pair. La Grèce libérée n’avait jamais connu une telle situation de dépendance, même quand l’hégémonie britannique était à son apogée.

L’écrasement de l’aile communiste de la résistance grecque avait préservé la Grèce de cette dictature que subissaient les autres pays des Balkans ; mais la période qui fit suite à la guerre civile ne fut pas pour autant un modèle de démocratie. Les ressentiments engendrés allaient assombrir les politiques des décennies 1950-1960, comme ceux engendrés au cours de la Première Guerre mondiale avaient assombri la vie nationale dans l’entre-deux-guerres.

 

Elefthérios Vénizelos (1864-1921)

 

Les gouvernements qui se succèdent après la guerre civile donnent la priorité à la lutte contre le communisme tant à l’intérieur qu’à l’extérieur plutôt que d’œuvrer au développement économique et social du pays. Des signes laissent pourtant présager un apaisement. En février 1950 la loi martiale en vigueur depuis 1947 est levée et le mois suivant des élections sont organisées suivant le système de représentation proportionnelle en cours de 1936 à 1946. Mais le désordre grec s’installe une fois encore et le People’s Party de Vassili Tsaldaris se détache péniblement de ses concurrents. Au moins fait-il montre d’unité car au centre de l’échiquier politique trois partis se disputent l’héritage de Venizélos, trois partis qui totalisent plus de la moitié des 250 sièges : Liberals / National Progressive Centre Union / Georgios Papandreou Party, respectivement dirigés par Sophocles Venizélos (fils du grand Venizélos), par le général Nikolaos Plastiras (l’un des instigateurs du coup d’État vénizéliste de mars 1935) et par Georgios Papandreou, autant de partis et de personnalités qui n’ont pas les sympathies de l’extrême-gauche. Signe d’espoir : la majorité de l’électorat a voté pour des partis désireux de parvenir à une réconciliation nationale, refusant le programme revanchard du People’s Party.

Les premiers gouvernements de l’immédiat après-guerre civile (des coalitions centre/centre-droit) s’épuisent en chamailleries dans un pays épuisé. Ils sont éphémères. Aux élections de 1951, deux nouveaux partis se présentent : le Greek Rally (dirigé par le prestigieux maréchal Papagos) et le United Democratic Left. Le Greek Rally dépasse le People’s Party et prend de l’avance sur tous les autres partis. Les résultats restent toutefois mitigés et une autre coalition s’organise au centre. Excédé par ce désordre, l’ambassadeur américain menace officiellement de réduire l’aide de son pays si le système électoral ne passe pas de la représentation proportionnelle au scrutin majoritaire, un système qui favoriserait nettement le parti dirigé par le maréchal Papagos, une garantie pour les Américains alors qu’ils s’engagent en Corée. La classe politique grecque proteste contre cette interférence, mais rien n’y fait et le nouveau système est adopté pour les élections de novembre 1952 que remporte massivement le Greek Rally. Ce système fait passer les sièges de 49 % à 82 % pour ce parti. Une certaine stabilité s’en suit – la droite se maintiendra au gouvernement jusqu’en 1963. Une nouvelle constitution garantit les libertés politiques fondamentales mais dans la pratique elles sont volontiers poussées de côté par les lois de l’état d’urgence promulguées au cours de la guerre civile. Précisons tout de même que la répression en Grèce au cours de cette période n’a rien à voir avec celle qui est pratiquée chez les voisins tant albanais que bulgares pour ne citer qu’eux. Mais la réconciliation nationale n’est malheureusement par une priorité pour le gouvernement du maréchal Papagos qui préfère s’atteler à la reconstruction économique. Des efforts considérables sont faits pour redonner de la crédibilité à une monnaie qui a été dévorée par l’inflation tout au long des années 1940. Les mesures prises à partir de 1953 stimulent l’entreprise privée et inaugurent une période de vingt ans de stabilité monétaire et de croissance économique. L’investissement se porte malheureusement trop massivement dans la construction – entre 1961 et 1980, pas moins de 65 % des investissements se font dans ce secteur. Au cours de la guerre civile, sept cent mille personnes avaient dû abandonner leur habitation, un exode rural qui se poursuivra. Entre 1951 et 1971, le pourcentage population urbaine / population rurale passe respectivement de 38 % – 48 % à 53 % – 35 %, le pourcentage restant (14 % – 12 %) correspondant aux populations semi-urbaines. Des dépenses militaires extraordinairement élevées pour ce petit pays constituent un frein à l’investissement productif, d’autant plus que la Grèce ne possède aucune industrie d’armement. Hormis quelques notables exceptions, l’activité industrielle se limite à de petites entreprises familiales avec production à faible valeur ajoutée (alimentation, boissons, textile, tabac). Le secteur tertiaire est en forte croissance. La dépendance économique envers les États-Unis reste forte et déséquilibre la balance des paiements. Entre 1951 et 1980, 12 % de la population du pays émigrent. Les fortunes constituées par les armateurs grecs commencent pour nombre d’entre elles dans les années de l’immédiat après-guerre avec l’achat de Liberty ships. Nombre des supertankers construits dans les années 1950-1960 appartiennent à des Grecs, même si la plupart d’entre eux naviguent sous pavillon de complaisance (flag of convenience). La marine marchande grecque ne va pas tarder à devenir l’une des plus importantes au monde. A la fin des années 1950, le tourisme de masse commence à se développer, avec effets bénéfiques sur la balance des paiements, sans oublier l’impact sur les mentalités, un phénomène observable dans tous les pays devenus des destinations pour le tourisme de masse, comme l’Espagne, alors franquiste. Au cours des années 1950-1960, le niveau de vie augmente régulièrement. Le revenu per capita double quasiment entre 1955 et 1963 tandis que le coût de la vie n’augmente que de 17 %.

 

Maréchal Alexandros Papagos (1883-1955)

 

La Grèce est une pièce importante au cours de la Guerre Froide. Au nord, tous les pays frontaliers sont sous contrôle communiste – avec, il est vrai, des variantes, surtout dans le cas yougoslave. Il y a donc urgence à ce que la Grèce soit pleinement intégrée au système de défense chapeauté par les États-Unis. En 1952, la Grèce et la Turquie intègrent l’O.T.A.N. Les relations entre les deux pays semblent devoir s’apaiser. Mais en septembre 1955 des violences éclatent à Istanbul, dirigées contre la minorité grecque, une crise activée par l’affaire chypriote. En effet, les Grecs de Chypre (soit 80 % de la population de l’île) réclament à grands cris et depuis bien des années le rattachement à la Grèce, soit l’enosis (ἔνωσις), l’union. Les Britanniques qui administrent l’île depuis 1878 (avant de l’annexer en 1914 et d’en faire une dépendance de la Couronne en 1925) sont peu portés à satisfaire cette demande. Mais avec l’effacement britannique, l’accession à l’indépendance de nombre de leurs possessions et la montée en puissance des États-Unis, peu favorables aux empires coloniaux, les Grecs de Chypre jugent que le moment leur est favorable, d’autant plus que le Premier ministre, le maréchal Papagos, se montre disposé à les soutenir.

En avril 1955, le général Grivas, un Grec originaire de Chypre, déclenche une campagne de désobéissance civile appuyée par des violences politiques coordonnées par la National Organisation of Cypriot Fighters (E.O.K.A.) avec l’appui tacite de l’archevêque de l’île, Mgr. Makarios III. Afin d’enrayer ce processus, le gouvernement britannique incite les Turcs à mettre leur nez dans cette affaire, ce qui explique, en partie au moins, les émeutes de septembre 1955 à Istanbul (des Grecs sont tués et les dommages matériels sur les biens grecs sont considérables) qui vont précipiter le déclin de la communauté grecque de cette ville. Et les Turcs ne vont pas tarder à opposer le taksim (la partition) à l’enosis. Le maréchal Papagos décède en pleine crise chypriote et le roi Paul 1er choisit Konstantinos Karamanlis pour le remplacer au poste de Premier ministre. Ce dernier va devenir une figure centrale de la vie politique du pays au cours des trente-cinq années à venir. Il commence par restructurer le Greek Rally en National Radical Union et convoque des élections nationales auxquelles les femmes prennent part pour la première fois. Son parti s’assure une large majorité grâce à une loi électorale d’une complexité byzantine, un procédé alors courant en Grèce. Aux élections de mai 1958, et grâce, une fois encore, à une loi électorale conçue en sa faveur, son parti malgré un nombre de voix en baisse voit augmenter le nombre de ses sièges au parlement. La droite et le centre sont néanmoins inquiets : au cours de ces élections, le United Democratic Left (un écran pour le Parti communiste interdit) se présente comme le principal parti d’opposition et engrange près d’un quart des votes exprimés. Le désarroi qui règne au Centre explique ce succès, le United Democratic Left ayant adroitement tiré parti du ressentiment populaire suscité par l’échec des alliés de l’O.T.A.N. à soutenir la cause grecque sur la question chypriote. Mais cette affaire qui semble dans l’impasse et dont l’opinion commence à se fatiguer va se résoudre en quelque sorte d’elle-même. En effet, suite à la désastreuse affaire de Suez (1956), le Royaume-Uni commence à se demander si ses intérêts stratégiques en Méditerranée orientale ne pourraient pas être aussi bien assurés par des bases souveraines à Chypre. Au cours de l’automne 1958, Mgr. Makarios III, alors en exil à Athènes, laisse savoir qu’il est prêt à envisager l’indépendance de l’île comme une alternative à l’enosis. On s’empresse alors de boucler l’affaire. Chypre deviendrait une république indépendante au sein du British Commonwealth, le Royaume-Uni garderait la souveraineté, et pour une période indéfinie, sur deux bases.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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