Lorsque je séjournais chez mes grands-parents, Papou m’emmenait dans des musées, au cinéma et, surtout, nous avions de grandes discussions littéraires. J’étais subjuguée par son immense culture. Il parlait grec, français, anglais, italien et hollandais. Il vénérait les philosophes grecs et les œuvres de Platon constituaient ses livres de chevet. Je n’oublierai jamais son regard bleu.
(J’ai dans ma bibliothèque quelques livres en anglais qui lui ont appartenu, dont des Charles Dickens, avec son nom et son adresse, 4 rue Le Châtelier. Et des souvenirs d’un oncle toujours vivant me reviennent, des souvenirs relatifs à ce grand-père. Il le revoit après sa faillite, enfoncé dans un fauteuil, lisant la presse britannique et faisant des allers-retours à la cuisine pour se préparer du thé. Il se souvient que ce grand-père l’avait giflé parce qu’il lui avait lancé en guise de plaisanterie que la famille royale anglaise était alcoolique.
A propos de regard bleu, une remarque. Lorsque je vivais à Athènes, dans les années 1980, jamais je n’ai remarqué d’yeux clairs ; mais en allant en Thessalie, à Volos en particulier, Volos à mi-chemin entre Athènes et Thessalonique, j’ai surpris des regards bleus, d’un bleu très intense. Pourquoi ? Volos n’est qu’à peu de distance d’Athènes. Dans certaines îles, les Cyclades en particulier, les yeux clairs ne sont pas rares, des yeux plutôt verts. L’explication avancée est que les Vénitiens se sont implantés dans ces îles lors de la Quatrième croisade (début XIIIe siècle). Ces îles furent distribuées en fiefs à de grandes familles vénitiennes, l’ensemble étant placé sous l’autorité des ducs de Naxos.
Le duché de Naxos
Et j’en reviens au regard. La femme la plus belle que j’ai vue au cours de mes voyages est une Grecque, une evzone (membre d’un régiment d’infanterie chargé de la protection des frontières), peau mate, des traits identiques à ceux de la plus belle Korè (visible au Musée de l’Acropole, Athènes), la Korè dite « aux yeux en amande », inv. N° 674, et des yeux d’un vert de gemme.)
Ma grand-mère m’emmenait volontiers à Montmartre qu’elle aimait plus que tout autre lieu parisien. Lorsqu’il faisait beau, nous nous installions à la terrasse d’un café afin de mieux goûter cette atmosphère encore provinciale, presque villageoise. Il y avait peu de touristes alors. Elle aimait le cinéma. Nous allions souvent dans un grand cinéma aujourd’hui disparu qui se trouvait à l’emplacement de l’actuel Monoprix, rue de Courcelles, dans le XVIIe arrondissement. Je me souviens d’y avoir vu en sa compagnie « Manon Lescaut » (S’agit-il de la version de Carmine Gallone ?) et « La Ville dorée » de Veit Harlan. Papou aimait tout particulièrement Charlie Chaplin qui le faisait rire aux larmes. Je me souviens aussi d’un petit cinéma aujourd’hui disparu, rue de Courcelles. Je le fréquentais assidûment car on y projetait des films inspirés du théâtre de Shakespeare ave Laurence Olivier.
1939. La guerre. Papa ne voulut pas nous laisser à Paris. Il pensait que nous serions plus en sécurité à Milly-la-Forêt (alors Milly-en-Gâtinais) dans l’Essonne où nous avions une maison. Il venait nous rejoindre quand son travail le lui permettait. Il n’avait pas été mobilisé car il avait été dispensé de service militaire. (Né en 1900, il aurait pu être engagé dans la Grande Guerre). A ce propos, je crois savoir qu’il eut quelques problèmes pulmonaires mais ce n’était heureusement pas la tuberculose. Ce fut la cause de sa réforme. Il était un élève brillant et sérieux mais son père, inquiet, lui fit interrompre ses études, assurant que seul le grand air lui convenait.
(Un parent m’a rapporté que la cause de sa réforme tenait surtout à sa taille, 1 m 92, taille tout à fait exceptionnelle pour un homme de cette génération, et à sa minceur ; bref, un rapport taille-poids qui contrariait les critères de l’armée. Lorsque j’étais enfant, je m’étais convaincu qu’on ne l’avait pas envoyé dans les tranchées parce que sa tête aurait toujours dépassé et qu’il ne pouvait pas s’y tenir en permanence à quatre pattes, ou presque…)
Milly-en-Gâtinais et ses halles construites sur les ordres de Louis Malet de Graville en 1479.
La grande maison de Milly-en-Gâtinais était alors éclairée par des lampes Pigeon. Mon grand-père avait refusé d’y installer l’électricité qu’il jugeait dommageable pour la vue ! L’hiver 1939/1940 fut très rigoureux et les poêles à bois se révélèrent bien insuffisants. Ma sœur et moi étions inscrites à la petite école de Milly-en-Gâtinais où nous avons brillé non par nos résultats mais par nos absences. Nous ne cessions de tomber malades, bronchites, angines, otites…
Le 10 mai 1940, « la drôle de guerre » prit fin et les Allemands envahirent la France. Papa décida d’évacuer sa femme et ses enfants vers Royan chez l’un des anciens employés de son père. Nous n’y restâmes guère et il nous fit revenir à Milly-en-Gâtinais puis à Paris où nous retrouvâmes le grand appartement occupé par les Allemands qui finirent par le quitter, je ne sais plus comment ni pourquoi. Nous l’avons retrouvé en bon état. Le berceau de mon petit frère avait été rempli de verres sales, ce qui n’était pas bien grave.
Papou était resté à Paris avec sa femme et sa fille, Tata Zette. Leur fils était passé en zone libre. Papa qui était fort ingénieux avait entre autres choses bricolé un poste à galène qui lui permettait de capter Radio Londres (B.B.C.) qu’il écoutait avec assiduité. Un message codé résonne encore dans ma mémoire, avec cette intonation très particulière : « Nous avons mangé des haricots verts, nous en mangerons bientôt des secs » qui annonçait le bombardement de Noisy-le-Sec par l’aviation alliée, en prévision de l’opération Overlord. Cette voix résonne toujours en moi : « Ici Londres… Les Français parlent aux Français… »
L’internement de mes grands-parents (notes prises à partir des cahiers d’internement tenus par ma grand-mère). Le 5 décembre 1940, mes grands-parents furent embarqués par la police (ou la gendarmerie ?) française qui agissait sur ordre des Allemands. Ils furent embarqués pour une destination inconnue. Mes grands-parents se retrouvèrent avec des personnes de tout âge, y compris des enfants (parmi lesquels des nourrissons), et des deux sexes. On sépara femmes et hommes, on les entassa dans des cars direction la gare de l’Est où on les fit monter dans des wagons plombés (S’agissait-il de wagons de voyageurs ou de marchandises ?).
Arrêt, Besançon. Ma grand-mère note son soulagement d’être toujours en France et non en Allemagne. Ils sont nombreux à descendre du train d’où ils sont conduits à la citadelle de Besançon, un ensemble conçu par Vauban. Mes grands-parents se cherchent, se retrouvent, l’angoisse s’apaise au moins un peu. Ils ne peuvent vivre ensemble mais au moins se retrouvent-ils de temps en temps. La vie s’organise, rude, mais rien à voir avec ce qu’ont enduré les Juifs et autres peuples. On leur distribue de vieilles capotes prises dans les stocks de l’armée française ; elles ne sont guère élégantes mais au moins leur tiennent-elles chaud. Des pastels réalisés par un interné et que j’ai en ma possession les montrent dans cette tenue. Nous sommes restés sans nouvelles d’eux durant un temps qui nous parut une éternité.
La citadelle de Besançon construite au XVIIe siècle par Vauban
Le gouvernement anglais se plaignit du traitement infligé à ses ressortissants. Il menaça si rien n’était fait. Les Allemands prirent l’avertissement au sérieux. Mes grands-parents furent donc extraits de la citadelle de Besançon et envoyés à Vittel, le 22 avril 1941, soit quatre mois et dix-sept jours après leur arrestation. Et quel ne fut pas l’étonnement de mes grands-parents lorsqu’ils arrivèrent à l’hôtel Continental de Vittel, un ensemble luxueux, avec de vrais lits, des draps et des oreillers ! Et, surtout, ils étaient réunis. On les filma, propagande oblige… La nourriture restait aussi mauvaise, mais les colis envoyés par Queen Mary compensaient. Et ils recevaient des colis de la Croix Rouge Internationale, aliments mais aussi vêtements. Mes grands-parents réussirent même à nous envoyer quelques délicieuses denrées devenues introuvables pour nous qui n’étions pas internés… Restait la souffrance de la séparation, séparation de leurs enfants et petits-enfants.
(Des passages sont consacrés à cet internement. Ils s’appuient sur le journal tenu à Besançon puis à Vittel par cette parente. Je ne les rapporterai pas ici. On les trouvera dans un article publié sur ce blog : https://zakhor-online.com/?p=5508)
Ma grand-mère fut libérée pour « raisons de santé » le 2 juillet 1941. Papou restait seul. Elle regagna l’appartement de la rue Le Châtelier où elle retrouva sa fille. Son fils avait réussi à gagner Londres et à s’engager dans les Forces navales françaises libres (F.N.F.L.) en tant qu’officier sous-marinier. Ma grand-mère avait besoin de soins. Ils lui furent prodigués à l’Hôpital Franco-Britannique de Levallois-Perret où des internés britanniques libérés soignaient bénévolement. Cette libération était assortie d’une assignation à résidence. Il lui était interdit de quitter Paris et elle devait chaque jour se rendre au commissariat du boulevard Malesherbes dans le XVIIe arrondissement afin de signer un registre. Il lui arrivait d’enfreindre le règlement et de se rendre à Milly-en-Gâtinais pour nous y voir. Après avoir signé au commissariat, le matin, elle prenait aussitôt un autocar et rentrait à Paris, le soir, par la même ligne.
Son mari fut libéré le 3 juillet 1942. Sa santé était ébranlée et il dût être opéré de la prostate, en deux temps comme cela se faisait alors. Il supporta assez bien ces interventions faites à l’Hôpital Américain de Paris, à Neuilly-sur-Seine, où ceux qui avaient été internés étaient pris en charge et sans frais.
Nos parents nous ont scolarisées ma sœur et moi dans une école plus proche de chez nous que le Cours Désir. Ils nous ont inscrites à un cours de la rue de Chabrol, dans le Xe arrondissement, le Cours Bossuet. Il y régnait une discipline de fer à laquelle nous avons tenté de résister. L’atmosphère était étouffante au point que les descentes dans les caves au cours des alertes ne nous déplaisaient pas et que nous les attendions même (ce que ma mère m’a confirmé). Mais les alertes devinrent si fréquentes que nous n’avons pas terminé l’année scolaire. Une jeune fille venait à domicile nous donner des leçons.
Nous avons quitté Paris en avril ou mai 1944, me semble-t-il, pour Milly-en-Gâtinais car les bombardements s’intensifiaient. Papa est resté à Paris, une fois encore, et il nous rejoignait lorsque son travail le lui permettait. La maison de Milly-en-Gâtinais était occupée par des soldats allemands. Combien étaient-ils ? Je ne me souviens plus. Ils furent d’une parfaire correction, soigneux, bien éduqués, discrets, ils s’essuyaient les pieds avant d’entrer et laissaient leurs bottes en bas des escaliers pour ne pas salir et faire de bruit. Et pendant ce temps, l’Occupant torturait, fusillait, déportait…
Milly-en-Gâtinais était toujours occupé par les troupes allemandes et ses habitants devenaient fébriles. Le fracas des combats se rapprochait. Les Milliacois se demandaient si les Allemands allaient résister dans l’agglomération même qui se verrait ainsi transformée en champ de bataille. Notre maison n’ayant pas de cave, mon père fit creuser une tranchée dans l’une des allées du jardin, sous les fenêtres du salon. Nous, enfants, étions enchantés. Nous y jouions et nous espérions qu’elle ne serait jamais comblée. Mais elle le sera vite, à notre grand regret.
Milly-en-Gâtinais, 22 août 1944.
L’aviation alliée nous survola en rase-motte et nous pouvions saluer les aviateurs dans leurs cabines. La canonnade s’amplifia, puis nous entendîmes des tirs d’armes automatiques. Contre toute attente, les Allemands répliquèrent à peine. La bataille de Milly-en-Gâtinais n’aurait pas lieu.
(Un Milliacois a donné un récit plus détaillé de la libération de Milly-en-Gâtinais, le 22 août 1944, par les troupes du général Patton. J’en rapporte l’essentiel.
Depuis plusieurs jours, un détachement de S.S. stationne sur le boulevard Lyautey. Dès le matin du 22 Août, par un temps chaud et clair, des tirs de l’artillerie alliée entre Étampes et Milly-en-Gâtinais se rapprochent, des avions de reconnaissance alliés survolent le plateau des fermes et orientent le tir. On s’attend au pire et c’est grâce à des renseignements précis que la ville est épargnée. Vers quatorze heures, le tir reprend de plus belle ; il est dirigé cette fois sur la route de Fontainebleau et la route de Nemours par lesquelles fuient les soldats allemands en déroute. Les S.S. quittent brusquement le boulevard en direction de l’Est et sont surpris par des avions anglais qui les mitraillent. Une fumée noire s’étend sur la route de Fontainebleau et sur celle de Nemours ; il y a des morts et des blessés parmi les Allemands en déroute. Les obus sifflent au-dessus de la ville. Une pièce d’artillerie allemande est réduite au silence sur la route de Fontainebleau et un char ennemi est détruit non loin de la ferme Saint-Georges. Les tirs d’artillerie sont appuyés par l’aviation. Quelques obus tirés par les Alliés tombent sur le Sud de la ville, le faubourg Saint-Blaise, à une cinquantaine de mètres du Monument aux Morts où la toiture d’une maison est percée par un obus ainsi qu’un coin de la Chapelle Saint-Blaise. Vers dix-sept heures environ, le tir reprend de plus belle puis s’arrête. Suit un grand silence. A dix-huit heures, on entend le crépitement de mitraillettes. Apparaissent les premiers résistants milliacois ; ils annoncent l’arrivée imminente de l’armée américaine.)
Milly-en-Gâtinais, 22 août 1944.
Les Américains arrivaient. Dans la crainte de tireurs isolés, nos parents nous avaient interdit de sortir et nous regardions derrière les interstices des volets. Lorsqu’ils jugèrent qu’il n’y avait plus de danger, nous pûmes sortir et nous nous retrouvâmes dans la rue avec la population. Les cloches sonnaient, les gens pleuraient, acclamaient et serraient les soldats dans leurs bras, des soldats qui nous lançaient toute sorte de choses que nous avions oubliées ou qui nous étaient inconnues : friandises, chocolat, conserves, cigarettes, chewing-gums, etc. Mais pour ces soldats, la guerre était loin d’être finie.
(Lorsque j’étais enfant, ma grand-mère me commenta des photographies prises par son mari qui témoignaient de cette journée du 22 août, des petites photographies en noir et blanc d’une parfaite netteté – je me souviens de les avoir détaillées à la loupe. Elles avaient été prises pour la plupart d’une fenêtre du premier étage. Une série montrait la fuite des Allemands – par des volets entrebâillés ; une autre série montrait l’arrivée des Américains – volets grands ouverts. Enfin, une dernière série montrait des soldats américains posant avec la famille dans une allée du jardin. Je reconnus ma mère. Ma grand-mère me signala qu’un des soldats avait été tué peu après, quelque part sur ce qui était devenu la Voie de la Liberté.)
Arriva la reprise des classes et d’une scolarité normale. Ma sœur et moi sommes retournées au Cours Désir, alors situé rue Jacob, au 41 me semble-t-il. Mon petit frère y fera ses débuts. J’ai retrouvé mon école avec bonheur. J’y ai poursuivi mes études jusqu’au premier baccalauréat. Le Cours Désir était une institution religieuse libérale. Certes, la discipline y était plus rigoureuse qu’aujourd’hui. J’ai eu des professeurs de grande valeur et je ne les ai jamais oubliés. C’est au Cours Désir que j’ai acquis l’amour des études. Toutefois, je voulais poursuivre l’enseignement de la philosophie avec un professeur laïc. Le prêtre qui nous l’enseignait était un homme de grande valeur, mais j’estimais que cette discipline devait être détachée de toute religion. Papa respecta mon souhait et je préparai ma philo en milieu laïc. Après l’obtention de mes baccalauréats (il y en avait alors deux), j’entrepris des études à la Sorbonne. Mon père jugeait que ces études n’offraient guère de débouchés, aussi posa-t-il une condition : que je suive parallèlement une formation de secrétariat, ce que je fis, jugeant que son avis était sage. Ces années passées à la Sorbonne m’ont passionné. J’ai eu la chance d’avoir pour maîtres des philosophes éminents tels que Maurice Merleau-Ponty, Gaston Bachelard ou Jean Wahl. J’assistais à tous les cours, y compris ceux qui n’étaient pas au programme. Les aléas de la vie ne m’ont pas permis de poursuivre dans cette voie.
Olivier Ypsilantis