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En lisant la revue « Mémoires en jeu » – 3/3

 

Un article dans la revue n° 9 de Mémoires en jeu, « Grenzen – Frontières », avec photographies et textes de Régis Desoubry. Il me replace, surtout avec ses légendes sous les photographies, dans des souvenirs d’Europe centrale et orientale, des frontières que j’ai souvent traversées. J’ai parcouru des milliers de kilomètres dans cette Europe de l’autre côté du Rideau de Fer, en train surtout. Il s’agissait alors vraiment de voyage car une fois le Rideau de Fer franchi on basculait dans un espace spatio-temporel très différent. Je me voyais comme placé dans un album de photographies en noir et blanc années 1950. Il y avait peu de circulation, non seulement sur les routes mais aussi dans les villes, y compris les capitales. Il y avait bien un peu de tourisme, à Prague, du tourisme allemand, des autocars de retraités ; mais il s’agissait encore de voyage. Le voyageur laissé à lui-même ne rencontrait que très occasionnellement d’autres voyageurs. On n’en était pas encore aux mouvements de masses qui font que le voyage devient impossible, que tout n’est plus que déplacement. Le passage du Rideau de Fer imposait une fracture spatio-temporelle – j’insiste – et le franchir c’était voyager, vraiment. Et je ne vais pas faire pour autant l’éloge de cette affreuse cicatrice qui parcourait le corps de l’Europe. Pas de réservations Online alors. Le monde ne s’était pas encore airbnbisé. Une fois les visas obtenus (il fallait faire preuve de patience), on s’arrangeait sur place, ce qui favorisait des situations parfois rocambolesques, de ces situations qui nourrissent le voyage, lui donnent de la texture, ce qu’on ne comprend vraiment qu’après coup et parfois longtemps après. Le voyage n’est plus qu’un produit de consommation parmi d’autres, un produit qui se booke sur Internet. Le voyage n’est alors plus voyage, mais déplacement. Le transport aérien lowcost (inexplicable sans Internet) charge et décharge des masses partout dans le monde et en tous sens. Et qu’on ne se méprenne pas, je ne suis pas un chantre du monde d’avant même s’il m’arrive d’avoir des poussées de nostalgie car, tout de même, la massification a mis fin au voyage ; la masse ne voyage pas, elle se déplace, elle est déplacée, chargée-déchargée, ne différant en rien de la marchandise. Le tourisme de masse a par ailleurs raison de tout ; il arase ; il agit à la manière d’un glacier sur les roches les plus dures. Mais je n’oublie pas que je voyageais le cœur souvent serré : je savais que mon passeport et ses visas m’autorisaient une liberté de mouvement dont presque personne ne bénéficiait dans le bloc socialiste. C’est ainsi. Et je reviens par le souvenir (l’écriture m’y aide) dans ces moments où je me suis senti dépaysé – et il n’y a pas de véritable voyage sans dépaysement, rien que des déplacements…

 

Une vue du Rideau de Fer

 

Dans le Dossier du n° 9 de Mémoires en jeu, « Les politiques illibérales du passé », des articles relatifs à de nombreux pays dont la Hongrie avec cet article : « The Lost and Found Library – Paradigm Change in the Memory of the Holocaust in Hungary ». Le 16 septembre 2014, la Budapest University of Jewish Studies découvre dans ses caves des dizaines de milliers de livres déposés là par des Juifs en instance de déportation. Les responsables de cette institution espèrent que l’écho médiatique leur permettra d’obtenir une aide de l’État afin d’organiser cette importante trouvaille. Ils espèrent que l’année 2014, instituée « Holocaust Memorial Year », avec célébration du soixante-dixième anniversaire de la Shoah, aidera leur demande. Il n’en sera rien. 2010, 2014, 2018, autant d’années qui marquent les succès consécutifs de Fidesz appuyé par le K.D.N.P. Les raisons de ces succès sont diverses ; l’une d’elles : les politiques de la mémoire conduites par Fidesz-K.D.N.P. Au cours des dernières années, et considérant cette impressionnante série de victoires électorales, des spécialistes se sont penchés sur la question en s’efforçant de reconsidérer leurs outils et leurs concepts d’analyse du phénomène « democratic authoritarianism » ou « illiberal state », et en commençant par comparer les cas polonais et hongrois, ce qui les conduisit à admettre que nous faisons face à une nouvelle forme de gouvernance imputable à l’échec de la globalized (noe)liberal democracy. En observant son modus operandi, ces chercheurs en vinrent à nommer ce régime, « illiberal polypore state » car, tel un parasite, il se nourrit des ressources vitales du système politique dont il hérite tout en activant son affaiblissement et en mettant en place des institutions parallèles. Ce travail à l’intérieur du cadre de ce qui est compris comme « mnemonic security » touche aux formes de la mémoire et à leur propagation, un travail dont les effets s’inscrivent dans un cadre plus large, géopolitique notamment, lorsque la mémoire s’intéresse à la Seconde Guerre mondiale.

 

Dans ce même Dossier, un article intitulé « La mémoire historique en Espagne. Chronique des polémiques sociales, politiques et judiciaires ». Dans son discours du 18 juillet 1986, le président du Gouvernement Felipe González déclarait que « la guerre civile n’était pas un événement mémorable », tout en insistant sur la nécessité de l’étudier car elle restait un événement déterminant pour ceux qui l’avaient vécue et pour l’histoire nationale. Autrement dit, cette guerre civile ne devait plus être une présence vive. Au cours des années passées au gouvernement (de 1982 à 1996) le P.S.O.E. a évité toute initiative pouvant être interprétée comme une entorse faite au discours de réconciliation, officialisé par la loi d’amnistie du 15 octobre 1977, texte pré-constitutionnel qui n’a pas été voté par la droite post-franquiste, rappelons-le, et qui a été célébré par des historiens (nullement conservateurs) comme un pacte de réconciliation. Cette loi d’amnistie a été contestée par des juristes pour lesquels cette loi rendait impossible toute mise en place d’une justice de transition (voir l’article 2 de cette loi). Ce discours de réconciliation était devenu le grand mythe constitutif du régime démocratique, un discours très célébré dans bien des pays d’Europe, à commencer par la France, souvenez-vous en, un discours encouragé par presque toutes les tendances politiques à l’exception de groupuscules extrémistes. On s’émerveillait « de la maturité politique de l’Espagne », une appréciation aucunement malvenue mais qui se fondait pour l’essentiel sur une appréciation entendue.

 

Le sigle des deux grands partis qui ont dominé la vie politique espagnole : P.S.O.E. pour Partido Socialista Obrero Español (centre gauche) et P.P. pour Partido Popular (centre droit).

 

Les grands débats publics au sujet de la Guerre Civile d’Espagne ont été envisagés juste après la défaite du P.S.O.E., en 1996, et l’arrivée au gouvernement du P.P., avec José María Aznar qui prétendait placer sur un pied d’égalité vaincus et vainqueurs tout en accusant diversement la IIe République et plus généralement la gauche. Je n’ai pas toujours apprécié ses méthodes mais je dois dire que certaines de ses accusations n’étaient pas sans fondement et invitaient à une lecture un peu plus complexe – et juste – de l’histoire, invitaient à ne pas s’en tenir à une vision manichéenne, avec d’un côté les Bourreaux et de l’autre les Victimes séparés par une cloison parfaitement étanche.

La victoire du P.S.O.E. aux élections législatives de 2004 va réactiver une politique désireuse de restituer la mémoire des victimes du franquisme. Auparavant, sous le gouvernement du P.P., et considérant sa relative inaction, une initiative locale avait été prise dans une localité de la province de Castilla y Léon, à Priaranza del Bierzo, et treize victimes (du franquisme) avaient été exhumées, une initiative très médiatisée qui avait permis de fonder la Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica (A.R.M.H.). Cette action et celle de plus d’une centaine de plates-formes du même genre (très présentes sur Internet) obligea les pouvoirs publics à se montrer plus réactifs et à leur emboîter le pas afin de participer à cette politique mémorielle promue officiellement depuis la Transición. Cette politique est aussi une arme tournée contre le P.P., si volontiers associé au franquisme, ce qui permet au pouvoir (socialiste) en place d’atténuer d’éventuels mauvais résultats, notamment économiques, et d’activer le rideau de fumée – cortina de humo.

Lors du débat parlementaire débuté le 14 décembre 2006, le Gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero doit faire face à un amendement porté par l’ensemble du P.P. et à un autre par Izquierda Unida (I.U.) et l’Esquerra Republicana de Catalunya (E.R.C.). Ces deux derniers partis s’élèvent contre le fait que la réparation concerne toutes les personnes ayant subi des préjudices et des violences. Cette attitude partisane est une façon de réactiver de vieux antagonismes et de jeter aux ordures les très nombreuses victimes de la terreur rouge. Autrement dit, quand on décide de laver son linge sale (la guerre civile et la répression franquiste) en famille, il faut tout laver et ne pas commencer à faire le tri… Le linge sale est du linge sale… Par ailleurs, et je ne suis pas un calotin, mais que les milieux dits « progressistes » aient accusé l’institution ecclésiastique de n’avoir jamais demandé pardon pour sa complicité dans la répression de l’après-guerre ne me satisfait pas vraiment. Le nombre de religieux assassinés au cours de la Guerre Civile d’Espagne par des « progressistes » simplement parce qu’ils étaient des religieux est effroyable. En conclusion : si les « progressistes » veulent un pardon de la part de ladite institution, soit ; mais qu’ils se fendent eux aussi d’un pardon auprès d’elle et tout le monde sera quitte…

 

La Ley de Memoria Histórica. Parmi ses propositions, changer des noms de rues, avenues, places, etc., liés à la mémoire franquiste.

 

La Ley de Memoria Histórica est approuvée le 31 octobre 2007 avec le vote contre du P.P. et de l’E.R.C. Dans ce vaste ensemble est énoncée une série de dispositions comme l’élimination des symboles ou des monuments exaltant l’un ou l’autre camp. L’idée est plutôt sympathique, avec cette volonté d’apaisement ; elle ne stimule cependant pas la curiosité. Ainsi m’est-il arrivé plusieurs fois de vouloir, en découvrant un nom inconnu sur une plaque, en savoir plus et de m’adonner à des recherches ; et que l’individu soit un Blanc ou un Rouge, que m’importe ! Je n’ignore pas que mon objection est fragile et peut sans peine m’être retournée ; et pourtant…

La droite espagnole a accusé la Ley de Memoria Histórica de cacher un désir de vengeance menaçant la cohésion – la convivencia. Cette dénonciation me trouve partagé. Le P.S.O.E. a été un grand parti dont le rôle positif ne peut être nié, et son fondateur figure dans mon panthéon des hommes politiques espagnols. Mais en observant les diverses manœuvres de José María Rodríguez Zapatero, un médiocre, j’ai l’intime conviction que cette Ley de Memoria Histórica fait partie de toute une panoplie de mesures destinées à dissimuler (j’en reviens à la cortina de humo) les faiblesses de son gouvernement, à diviser pour mieux régner – et je pourrais en revenir à l’instrumentalisation de la question catalane qui entre par ailleurs dans des manœuvres électorales que le P.S.O.E. pratique avec une certaine virtuosité, reconnaissons-le.

J’ai des reproches à faire à la droite et à la gauche espagnoles d’aujourd’hui, disons au P.P. et au P.S.O.E. Je déteste Franco, ce qui ne signifie pas, une fois encore, que ses adversaires me soient a priori sympathiques ; mais j’accuse une bonne partie de la gauche de vouloir instrumentaliser cette guerre civile en commençant par accuser ceux du P.P., les accuser sitôt que la chose l’arrange d’être des suppôts de Franco, des enfants de Franco. Ce faisant, elle simplifie outrancièrement un événement particulièrement embrouillé – une guerre civile ; et je défie quiconque n’est pas un idéologue de départager Gentils et Méchants. On peut certes au nom de la mémoire vouloir dépasser la « nécessaire réconciliation nationale » et ce pacte de cohabitation politique entre les élites politiques, toutes tendances confondues ; la mémoire exige de reconnaître les victimes et la localisation des disparus – la mémoire répare – mais, de grâce, que cette mémoire agisse dans l’amplitude et la liberté, qu’elle ne soit jamais un prétexte utilisé par des politiciens essentiellement – pour ne pas dire exclusivement – désireux de gagner des élections et de s’accrocher au pouvoir aussi longtemps que possible.

Olivier Ypsilantis

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