Skip to content

En lisant la revue « Mémoires en jeu » – 1/3

 

En Header, Dora Bruder et ses parents.

 

Je viens de recevoir le n° 9 (été-automne 2019) de la très belle revue Mémoires en jeu, la revue transdisciplinaire de l’association « Mémoires des signes », publiée par les Éditions Kimé (Paris). Dans la partie « Retour sur l’Italie / Back to Italy », l’entrevue avec Edith Bruck menée par Patricia Amardeil, à Rome, le 18 février 2019 (page 31 à page 37).

Cette revue se présente ainsi : « Mémoires en jeu (Memories at Stake) est une revue traitant des questions de mémoire et de témoignage liées, notamment, aux violences collectives aussi bien contemporaines qu’historiques. Elle rassemble des analyses et des débats académiques ainsi que des chroniques couvrant l’ensemble des domaines culturels et artistiques. Revue hybride, traversant les genres et les disciplines, elle adopte un positionnement critique vis-à-vis des mémoires conventionnelles ou idéologiques, sans déroger pour autant aux principes de la rigueur scientifique. Si Mémoires en jeu a choisi un format magazine, c’est pour permettre le développement d’une importante ligne iconographique où l’image est mise en valeur et analysée comme telle, et non reléguée au rang de simple illustration. L’aventure intellectuelle de Mémoires en jeu est animée par un groupe d’une quarantaine de chercheurs universitaires et d’acteurs du monde culturel de provenance internationale. Elle n’est l’organe d’aucune institution. Mémoires en jeu paraît trois fois l’an. »

J’ai donc devant moi le n° 9 de « Mémoires en jeu ». Je le feuillette et lis certains articles. Cet article en trois temps est constitué de notes (paresseuses) prises au cours de la lecture de ce numéro.

 

Avis de recherche de Dora Bruder paru dans Paris-Soir, le 31 décembre 1941.

 

Un article intitulé « Vous êtes de la famille ? Ou comment partir à la recherche de soi en passant par la mémoire de l’autre. » Je connais cet exercice pour l’avoir pratiqué – et le pratiquer encore. J’ai compris en lisant « Dora Bruder » de Patrick Modiano que ma recherche s’apparentait à la sienne. Dora Bruder et Marianne Cohn… Il est vrai que Marianne Cohn pouvait se passer de ma recherche, tandis que Dora Bruber n’est connue que par le livre de Patrick Modiano. Marianne Cohn, une enquête de plus de cents pages, constituée en partie d’une importante correspondance. Mais j’en reviens à l’article. L’enquête peut être initiée à partir d’une simple plaque commémorative. Ainsi, l’une d’elles, à l’angle de la rue Monsieur le Prince et de la rue Racine, dans le Ve arrondissement de Paris : « Ici est tombé sous les balles allemandes Jean Kopitovitch, patriote yougoslave, le 11 mars 1943. » 1943 ? La plupart des plaques commémoratives relatives à cette période portent une date de l’été 1944, soit la Libération de Paris. Je suis toujours très attentif à ces plaques qui toutes me donnent l’envie d’enquêter et d’écrire, d’écrire leur histoire, avec une rigueur de détective, dans un style froid, administratif. Pas de roman, au sens péjoratif que peut avoir ce mot, en aucun cas. Les plaques aux victimes des combats de la Libération n’indiquent aucun soldat allemand. Eux aussi sont pourtant tombés par milliers sur le pavé de Paris, plus de trois mille. Eux aussi ont une histoire.

 

A l’angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue Racine (Paris, VIe arrondissement)

 

François-Guillaume Lorrain a donc enquêté à partir de cette plaque, ce qui a donné un livre intitulé « Vous êtes de la famille ? A la recherche de Jean Kopitovitch », publié chez Flammarion en 2019. Au moins ce « patriote Yougoslave » a-t-il une plaque sur laquelle passent des regards, probablement presque toujours distraits il est vrai. J’ajouterais que Jean Kopitovitch a eu de la chance, si je puis dire, il a rencontré le regard de François-Guillaume Lorrain qui a mené une longue enquête dont il rend compte.

Autre grand questionneur de la mémoire, Robert Bober. En 1979, il réalise un documentaire intitulé « Récits d’Ellis Island – Histoires d’errances et d’espoir » en collaboration avec Georges Perec. Ellis Island, un îlot à quelques centaines de mètres de la statue de la Liberté où, de 1892 à 1924, près de seize millions d’émigrants venus d’Europe sont passés. J’invite ceux qui n’ont pas lu ce livre à le lire.

Ces plaques m’évoquent dans une certaine mesure – et dans une certaine mesure seulement – les Feuilles de témoignage de Yad Vashem. Qu’est-ce qu’une Feuille de témoignage ? :

https://www.yadvashem.org/fr/archives/la-salle-des-noms/les-feuilles-de-temoignage.html

Ce livre de François-Guillaume Lorrain est bien « une recherche historique traduite par le moyen d’un récit à caractère littéraire », une recherche scrupuleuse, soucieuse de détails (le détail, la substance), une recherche qui par ailleurs engage le chercheur-écrivain – on ne sort jamais indemne de telles recherches, je puis en témoigner. Ainsi Marianne Cohn est-elle entrée dans ma vie, d’autant plus qu’elle aurait pu devenir ma tante…

Marianne Cohn… Je m’étais mis en tête de trouver le nom de ses assassins. Ses assassins de bureau sont connus par des documents. Mais ses assassins de terrain ? Car mes informations à ce sujet sont contradictoires puisqu’il est parfois question d’Allemands, parfois de Miliciens, de Français donc. Et je passe sur certains détails qui laissent entendre qu’elle n’aurait pas été tuée sur le coup mais lentement, à coups de pelles et de bêches, après avoir été violée. Les noms de ses assassins de terrain figurent peut-être quelque part dans des archives – et pourquoi pas à Lyon ? Oui, Marianne Cohn est en quelque sorte de la famille…

 

Marianne Cohn (1922-1944), un Strolperstein à Berlin-Tempelhof.

 

Et j’en reviens au titre du livre de François-Guillaume Lorrain, « Êtes-vous de la famille ? », une question posée par une visiteuse française alors que l’auteur parcourait le musée de Bitola (Monastir) en Macédoine du Nord. Elle s’étonnait de tant d’efforts.

Cette plaque, l’enquête et le travail d’écriture qui s’en suivent conduisent l’auteur dans sa mémoire, et d’abord vers des femmes aimées. Et j’en reviens à Emmanuel Berl, cet homme qui n’aura cessé d’interroger sa mémoire, d’interroger la mémoire, d’en tester la valeur, mais plus directement encore que Marcel Proust – sans passer par le roman.

Jean Kopitovitch, « Kopito », abattu le 11 mars 1943, à l’angle des rues Monsieur le Prince et Racine, en représailles à un attentat à la grenade commis par la Résistance. Et puisqu’il est question de mémoire, une autre enquête me vient, un écrit qui m’a d’autant plus marqué que j’ai vécu quelque temps à Clamart, cette commune des environs de Paris où de nombreux immigrés russes se sont installés dans l’entre-deux-guerre.  Parmi eux, Nicolas Berdiaev qui y vécut jusqu’à sa mort, en 1948 – il s’y était installé en 1924. Une plaque a été apposée sur sa maison transformée partiellement en musée, au n° 83 rue du Moulin de Pierre. Mais à Clamart il n’y a pas de plaque au n° 101 rue Condorcet où vécut Marina Tsvetaïeva. Simon-Pierre Hamelin, qui habita le petit appartement de la poétesse un demi-siècle après, découvrit que le lieu de son enfance avait été habité par elle, son époux, Sergueï Iakovlevitch Efron, et leurs deux enfants. Le roman de Simon-Pierre Hamelin a tout simplement pour titre « 101 rue Condorcet ».

François-Guillaume Lorrain dédie son livre aux archivistes, à celles et à ceux qui l’ont aidé « à progresser dans son labyrinthe mémoriel », des archivistes de nombreuses institutions parisiennes, de province et de l’étranger. C’est une intention parfaitement justifiée. Dans ma recherche de Marianne Cohn, j’ai encore mieux compris leur importance, notamment avec le Centre de documentation juive contemporaine (C.D.J.C.) mais aussi de bien d’autres institutions dont les Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques qui m’ont fait parvenir par courrier papier des photocopies de documents relatifs à l’internement d’Alfred Cohn, le père de Marianne Cohn, au camp de Gurs.

 

Je poursuis la lecture non systématique et paresseuse de cette belle revue de près de deux cents pages. La mémoire ! C’est sans surprise mais avec plaisir que je retrouve Robert Bober, né en 1931 à Berlin, et qui émigra avec sa famille pour Paris en 1933. Un article signale son livre et son film intitulés « Vienne avant la nuit », avant la nuit nazie, Vienne où se rencontraient jusqu’en 1918 toutes les composantes de l’Empire austro-hongrois et notamment la culture juive. Ce livre a été suscité par une question que s’est posée l’auteur : « Pourquoi sommes-nous émus à l’évocation des morts qu’on n’a pas connus vivants ? » Robert Bober a donc pris le train pour Vienne, en souvenir de sa famille, de souvenirs racontés, de son arrière-grand-père Wolf Leib Fränkel décédé deux ans avant sa naissance et qui fut refoulé à la frontière américaine – à Ellis Island ? – en 1904. Parti de Pryemyśl (en Galicie, Pologne), il s’en revint en Europe, à Vienne, dans le quartier de Leopoldstadt où un habitant sur deux était juif. « Une histoire dont le souvenir me manque, mais à laquelle je suis pourtant lié et qui ponctuellement se réveille en moi » nous dit Robert Bober.

 

Robert Bober (né en 1931)

 

Je pourrais évoquer une fois encore Marianne Cohn, ces lieux où je suis revenu au cours d’une enquête, à ses lieux, à Barcelone, en région parisienne et, surtout, à Moissac et à Montauban. Il y en a bien d’autres dont des lieux berlinois. Parmi ses lieux à Montauban, le salon de thé où elle et mon oncle se sont rencontrés, Le Sans Souci alors – aujourd’hui Le Flamand, 8 rue de la République. Ils se sont aimés avant d’entrer chacun dans la Résistance ; elle, dans le Mouvement de Jeunesse Sioniste (M.J.S.) ; lui, dans l’Organisation de Résistance de l’Armée (O.R.A.).

L’arrière-petit-fils, Robert Bober, s’efforce de revenir sur les pas de cet ancêtre de retour d’une émigration frustrée. Parmi les lieux visités, le Musée juif de Vienne où sont notamment présentés des objets sauvés des décombres. Et c’est dans les archives de ce musée qu’il trouve une photographie montrant cet ancêtre, un ancêtre dont il ne lui reste que deux bougeoirs fabriqués lorsqu’il était ferblantier. Et dans le cimetière juif, il trouve, abandonnée, comme tant d’autres tombes, celle de cet ancêtre. « Le passé a besoin de notre mémoire et les morts de notre fidélité » écrit encore Robert Bober dans ce livre. Faire revivre, en nommant, des parents et des ancêtres mais pas seulement. C’est toute l’entreprise des Feuilles de témoignage de Yad Vashem ; j’y reviens, je ne cesse d’y revenir. En 1953, le Centre de commémoration et de mémoire sur la Shoah, Yad Vashem, est créé à Jérusalem. Il est nommé ainsi en référence au Livre d’Isaïe : « Je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un monument [yad] et un nom [shem] qui vaudra mieux que des fils et des filles ; je leur donnerai un nom éternel, qui ne périra point » (Is 56:5). Depuis 1955, Yad Vashem a recueilli des Feuilles de témoignage en Israël et dans le monde entier. Cette entreprise a pour but de reconstruire les noms et les biographies de tous les Juifs qui ont péri dans la Shoah. Les Feuilles de témoignage sont des sépultures symboliques. Il s’agit de redonner une identité aux victimes en commençant par proposer aux mémoires un ou des indices d’une existence. L’indice se limite souvent à un nom et un prénom. Le site en anglais de Yad Vashem s’annonce par ces mots éloquents : The Search for the Six Million: Uncovering their Names, Recovering their Identities. Et le texte de présentation s’ouvre sur ces mots extraits de la dernière lettre d’un certain David Berger, à Vilna, en 1941 : « I should like someone to remember that there once lived a person named David Berger. »

 

Yad Vashem, un exemplaire de « Feuille de Témoignage »

 

Olivier Ypsilantis

1 thought on “En lisant la revue « Mémoires en jeu » – 1/3”

  1. Les feuilles de témoignages sont indispensables car elles servent à alimenter la database qui contient environ 4 millions de noms:
    https://yvng.yadvashem.org/index.html?language=en&gclid=CjwKCAjwvOHzBRBoEiwA48i6AtDETqYiuoa7qCVObCnNZpU42tlnUiBRCXmTMeurwfiZ4HylI632FBoCSbAQAvD_BwE
    Vous pouvez aussi chercher ou entrer des informations sur le site de jewishgen:
    https://www.jewishgen.org/new/?gclid=CjwKCAjwvOHzBRBoEiwA48i6AtiAYAwOp-0VdCoA5ahO4E6RVmKTxfv5TacJjyVrJGX9rvBVvjJfnhoCC4IQAvD_BwE
    Quant aux victimes des oustachis, je crois qu’il existe malheureusement seulement une liste de noms des victimes qui étaient emprisonnées à Jacenovac:
    http://www.jusp-jasenovac.hr/Default.aspx?sid=6711
    Et celui de l’international center of nazi persecution, Arolsen archives:
    https://arolsen-archives.org/en/

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*