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Madrid, 9/12 mars 2020

 

9 mars. Dans un café madrilène. Malgré le Coronavirus, l’énergie espagnole est encore perceptible dans les lieux publics. Mon bonheur à retrouver cette langue qui me semble si claire, cristalline même, en regard du portugais, une langue que j’ai plaisir à lire, à écouter lorsqu’elle est chantée mais qui lorsqu’elle est parlée ne m’est pas toujours agréable.

 

10 mars. Cinq heures passées au Museo Nacional Thyssen-Bornemisza. Un même émerveillement devant les mêmes peintures parmi lesquelles le portrait en pied de David Lyon par Sir Thomas Lawrence et celui de Millicent Leveson-Gower, duchess of Sutherland, par John Singer Sargent, mais aussi devant ce paysage de moorland du Néerlandais Anton Mauve, devant les vedute de Francesco Guardi où je me suis tant promené en allant du détail à l’ensemble et de l’ensemble au détail.

 

Anton Mauve (1885-1888), « Crossing the Heath », au Museo Nacional Thyssen-Bornemisza.

 

11 mars. Tandis que je déambule dans le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, un constat implacable s’impose à moi : les maîtres anciens ont moins vieilli que les maîtres modernes exclusivement occupés à des recherches théoriques. Je les ai beaucoup étudiés et toujours avec avidité. Mais avec le recul je m’interroge sur mon intérêt sans pour autant le condamner. L’art moderne est fait d’idées et rien que d’idées. C’est intéressant mais l’idée limitée à elle-même a tôt fait de vieillir. Les maîtres anciens étaient eux aussi guidés par des idées mais des idées qui n’étaient pas limitées à elles-mêmes et qui avaient une épaisseur, disons, charnelle – elles n’étaient pas qu’ossatures.

Et tandis que je déambule dans cet ensemble construit sous Carlos III (par José de Hermosilla et, surtout, Francisco Sabatini, un architecte qui a particulièrement marqué la capitale espagnole), dans cet ensemble véritablement colossal, la tristesse me prend devant ces suites d’œuvres qui me semblent dérisoires lorsque je pense aux maîtres anciens vus hier, dérisoires aussi dans ces salles dont certaines ont des dimensions de basilique. Puis un malaise s’installe. J’en viens à penser que ces salles ont été le lieu de souffrances immenses. Combien y ont agonisé ? Combien y ont rendu leur dernier soupir ? Je pense d’un coup au Sanatorio de Sierra Espuña, à ces phénomènes paranormaux, des phénomènes auxquels je ne suis guère sensible mais que je ne traite pas pour autant avec dédain.

J’apprends en faisant des recherches en ligne et par un article publié dans l’ABC, en 2015, que de tels phénomènes ont été relevés par des employés avec, notamment, des voix et des cris dans des salles vides, des portes qui s’ouvraient et se fermaient seules, des alarmes qui se déclenchaient sans raison. Ce musée est d’ailleurs devenu une référence pour l’étude de ces phénomènes en Espagne. Dans les premières années de son fonctionnement, des milliers de patients moururent suite à des épidémies. Nombre de cadavres furent enterrés dans les sous-sols de l’hôpital. Au cours du XIXe siècle, des histoires se répandirent selon lesquelles des revenants montaient annoncer à des malades que leur fin était proche. Le Grupo Hepta (fondé par le prêtre José María Pilón) s’est penché sur ces phénomènes dès l’inauguration de ce musée. On a rapporté qu’ils se sont intensifiés suite au transfert contesté du « Guernica » de Picasso. En effet, de nombreux experts considéraient que cette œuvre emblématique devait rester au Casón del Buen Retiro ; et certains en sont même venus à déclarer que ces phénomènes étaient le fait du fantôme de Picasso mécontent que son œuvre soit exposée dans un hôpital convertit en musée.

 

Vue partielle du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia

 

Mon œil s’efforce tout de même d’enrayer ce sentiment de déroute et je pars à la recherche d’œuvres qui puissent me rasséréner ; et je finis par en trouver, à commencer par des photographies d’Alfonso (Alfonso Sánchez Portela) qui rendent compte d’une Espagne qui n’est plus. Ses photographies les plus reproduites ont été prises au cours de la Guerre Civile d’Espagne, notamment à Madrid où il a témoigné de la situation de la population civile au cours de la batalla de Madrid. Et j’éprouve un même plaisir devant les toiles de Juan Gris, le cubiste qui a ma préférence, avec cette élégance particulière de la composition et cette délicatesse de la palette. Rien à voir avec la lourdeur de Picasso cubiste et sa palette terne. A ce propos, tous les Picasso présentés dans ce musée sont d’une médiocrité extrême. Presque toute la production peinte de Picasso mérite les flammes. Mais Picasso fut un très grand dessinateur et graveur, la gravure étant du dessin plus soutenu que le simple dessin. Il est également l’auteur de quelques magistrales sculptures. Non, vraiment, Picasso peintre n’est le plus souvent que de la mierda. Je retrouve avec plaisir un peintre que j’avais quelque peu oublié, des compositions de grandes dimensions de José Luis Gutiérrez Solana, avec ses portraits de groupes au trait noir et très souligné qui est également l’une des marques du Basque Ignacio Zuloaga. Les gravures de José Luis Gutiérrez Solana m’évoquent quant à elles l’univers morbide et grotesque de James Ensor. Et, enfin, je détaille des dessins d’un virtuose, Carlos Sáenz de Tejada.

Dans cet immense musée qui fut un hôpital, j’éprouve une soudaine tristesse qui doit venir de la mémoire de ces lieux mais aussi d’une sensation de vacuité face à tant d’œuvres que j’ai pourtant étudiées avec enthousiasme. Je reviens vers José Luis Gutiérrez Solana, un peintre profondément espagnol. Je m’attache à ses grandes compositions, « La tertulia del Café de Pomo » et « La visita del obispo », je m’installe dans leur ambiance, je me concentre et j’oublie cette tristesse aussi vague qu’oppressante. Je n’ai pas lu ses écrits (essentiellement des livres de voyage), des livres dans lesquels on retrouve, dit-on, l’ambiance de ses peintures et gravures, avec notamment « Madrid : escenas y costumbres », « Madrid callejero » et « La España negra ». L’influence de Francisco de Goya et d’Eugenio Lucas Velázquez, lui-même influencé par Francisco de Goya.

 

12 mars. Exposition temporaire au Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Rembrandt y el retrato en Ámsterdam, 1590-1670, une exposition avec Rembrandt comme axe vertébral. Je ne me suis jamais lassé de détailler les mouvements du pinceau, de me laisser captiver par une ambiance, une ambiance d’autant plus captivante qu’elle tend vers l’unité, cette unité où tout est en tout et qui fait la pertinence d’une œuvre. Les peintures sur bois (nombreuses dans cette exposition) sont généralement plus captivantes que les peintures sur toile car la couleur y a plus de profondeur avec cette absence de grain – le grain de la toile. L’extraordinaire gamme des noirs et des blancs des portraitistes hollandais, avec les fonds et les costumes.

Marche dans Madrid dont certains bâtiments m’apparaissent comme véritablement colossaux, et ils le sont. J’avais fait ce constat il y a des années ; mais pour le lisboète que je suis devenu, les bâtiments en question m’apparaissent plus colossaux encore. C’est que Lisbonne est un gros village, que rien n’y est vraiment colossal, hormis peut-être ces ensembles Estado Novo du côté de Areeiro, à commencer par la Praça do Areeiro, un ensemble architectonique conçu par Luís Cristino da Silva et qui à chaque fois que j’y passe me replace dans des souvenirs de Berlin. Et tout en marchant dans Gran Vía me viennent des vues très précises de la Mossehaus d’Erich Mendelsohn.

 

Une vue partielle du quartier d’Aveeiro, à Lisbonne.

 

Il est toujours plus question du Coronavirus, il est toujours plus question de placer la Comunidad de Madrid en quarantaine. Il me faut avancer le départ. Les Madrilènes ne semblent guère inquiets. Le mouvement s’est toutefois considérablement réduit et personne n’aime autant fréquenter les bars et les cafés que l’Espagnol, que le Madrilène. Alors que le soleil brille et que la température dépasse les 20° C, il y a peu de mouvement autour de l’Estanque Grande et pas une barque, et presque personne sur les marches devant le monument à Afonso XII. Je note un peu plus de mouvement autour du Palácio de Cristal, fermé au public – on y installe une exposition. Je détaille une fois encore la Fuente del Ángel Caído que domine une sculpture de Ricardo Bellver y Ramón, la plus belle sculpture de ce vaste jardin, une sculpture admirablement mise en valeur par le piédestal de Francisco Jareño y Alarcón. C’est la plus célèbre œuvre de ce sculpteur ; elle a été inspirée par un passage de « Paradise Lost » de John Milton.

Coronavirus (COVID-19). Des théories de la conspiration commencent à s’activer. Certains ont des « explications » ; il est vrai qu’en ces temps d’inquiétude, les « explications » font recette. Que dire ? Cette pandémie aura-t-elle des conséquences bénéfiques doit être la seule question qui préoccupe. Et si oui lesquelles ? Depuis plusieurs années, j’observe le tourisme de masse avec ces avions low cost et ces valises à roulettes qui font un bruit si particulier, sur le pavé de Lisbonne surtout. Je regarde ces troupeaux qui regardent plus leurs téléphones mobiles que ce qui les entoure. Il faudrait que le voyage se remérite, qu’il redevienne vraiment voyage car vous m’accorderez qu’il n’est plus que déplacement. Cette pandémie est un avertissement. Mais pourra-t-elle faire cesser la marchandisation du voyage, le voyage qui n’est plus qu’un produit qui s’achète en ligne, se réserve ?

Oui, vraiment, le voyage devra se remériter. L’ère du tourisme de masse devra prendre fin car il déprime non seulement l’air que nous respirons mais aussi les peuples et leurs cultures qui deviennent de simples curiosités, comme des animaux dans des réserves zoologiques, comme des attractions foraines. Il faut que cesse cette affreuse logistique planétaire du tourisme de masse. Il faut que le voyage redevienne voyage, que le voyageur redevienne voyageur. J’en espère bien d’autres bénéfices, comme la fin, au moins relative, de cette société du spectacle.

 

Le tourisme de masse…

 

La planète a besoin de respirer et je ne suis en rien un écolo militant. J’observe, loin de chez moi et près de chez moi. Je ne suis le maître d’aucune voix, le leader d’aucun parti, je ne suis pas un idéologue et l’écologie a donné trop d’idéologues, des sous-produits du système comme la pitoyable Greta Thunberg. La planète a besoin de respirer et nous avec elle. So, just slow down. Je suis peut-être malthusien. Ce mot d’ordre de la Genèse qui commence par quelque chose comme : « Croissez et multipliez… » m’effraya dès l’enfance ; et à présent il m’effraye tout autant et me dégoûte. Bien sûr, il faut replacer cette Voix dans son contexte, car même Dieu doit être mis en situation. L’homme était alors bien faible et la mortalité était considérable pour tous, à commencer chez les nouveau-nés et les femmes en couches. Il fallait donc se reproduire autant que possible pour garantir la survie des peuples, de l’humanité. Mais, aujourd’hui, cette injonction divine a quelque chose de grossier. Le pullulement humain va finir par nous faire perdre le sens de l’humain, c’est ainsi. L’ère des masses est soit atroce soit déprimant. Je suis peut-être malthusien et qu’importe. J’espère simplement que mes descendants vivront dans un monde où la population mondiale sera bien moins nombreuse qu’aujourd’hui.

Enfin, j’apprends qu’Israël aurait trouvé un vaccin contre le COVID-19. Je m’en réjouis et je m’en inquiète car les conspirationnistes, ces imbéciles gonflés de prétentions, en concluront que les Juifs ont dans un même temps mis au point cette pandémie et le vaccin destiné à la réduire afin d’en tirer d’immenses profits.

Olivier Ypsilantis

1 thought on “Madrid, 9/12 mars 2020”

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