Israël devant le monde grec. Premières traces historiques de l’antisémitisme
Ve siècle (siècle d’Esdras pour le judaïsme), siècle de Périclès, le génie grec est à son apogée. L’un des plus typiques représentants de ce génie, Hérodote. Ce voyageur et observateur hors du commun a parcouru tout l’Orient mais, curieusement, il ne parle nulle part explicitement du peuple juif. Il est passé par la Palestine de Syrie mais ne mentionne pas Jérusalem. Il évoque les Syriens de Palestine mais sans plus de précision. Lorsqu’il est à Éléphantine (une île-ville sur le Nil), il ne rapporte pas que la garnison perse est une installation juive. Lorsqu’il dénombre les contingents de l’armée du Grand Roi, Xerxès, il ne mentionne pas les contingents de Juifs, pourtant réputés bons soldats. Qu’en conclure ? Le préjugé antijuif n’existait alors sans doute pas. Par ailleurs, le peuple juif était un petit peuple peu visible qui aurait pu échapper même à un voyageur aussi attentif qu’Hérodote. Et de par leurs qualités propres (on pourrait évoquer les défauts de leurs qualités), goût de la clarté, de la netteté, de la mesure, les Grecs se sentaient vite perdus dans l’immense monde « barbare » au sens grec du mot. Leur capacité d’ignorance et d’incompréhension envers Israël sera incommensurable ; elle ne sera dépassée que par celle des Latins, « leurs mauvais élèves ». Il est vrai qu’un abîme séparait le monde grec et le monde juif. Et je pourrais à ce propos rapporter certaines remarques de Léon Askénazi consignées dans « La parole et l’écrit ».
Jules Isaac (1877-1963)
Entre le Ve siècle et le début du IIIe siècle, période de splendeur de l’esprit grec, le peuple juif n’obtient aucune mention, au point que Josèphe (Ier siècle ap. J.-C.) en est humilié et cherche des explications – des excuses – à un tel désintérêt. Pourtant, de petites allusions au peuple juif peuvent être relevées chez des auteurs grecs, plutôt secondaires il est vrai, des allusions « exemptes de toute hostilité préconçue ». Pas la moindre allusion chez les grands du Ve siècle, chez l’immense Platon et l’immense Aristote. Ce n’est qu’à la fin du IVe siècle, avec des disciples d’Aristote comme Théophraste ou Cléarque de Soles, qu’il est un peu question des Juifs. En effet, ils affirment que « les philosophes en Syrie s’appellent Judéens » ; et, selon Cléarque de Soles, qu’ils « descendent des philosophes de l’Inde », une opinion assez courante (voir Mégasthène). Plus tard, Hermippe de Smyrne donnera une origine juive à certains préceptes pythagoriciens. On ne relève pas le moindre indice d’antisémitisme mais plutôt de discrets témoignages d’estime sur fond d’ignorance, et jusqu’au IIIe siècle av. J.-C.
Avec Alexandre le Grand commence l’hellénisation de l’Orient qui se poursuit tout au long du IIIe siècle avec les monarchies issues du partage de l’Empire d’Alexandre, notamment les Séleucides (base mésopotamienne) et les Ptolémées (base égyptienne), des États parents et rivaux, surtout en Syrie, en Palestine. Au cours des trois derniers siècles avant l’ère chrétienne, les guerres ravageront cette région avec une intensité accrue, et c’est au cours de cette longue période que la Diaspora prendra une ampleur considérable, en Orient puis en Occident avec l’arrivée des Romains. L’hellénisation puis, surtout, la romanisation se doublent d’une expansion juive, expansion qui se fait dans la souffrance : les Juifs sont recrutés, déplacés, vendus comme esclaves et en masse, lorsqu’ils ne fuient pas les dévastations et persécutions en s’efforçant de rejoindre les leurs – et quoi de plus normal – et le moins loin possible, dans une région plus accueillante, la voisine Égypte.
Les Judéens ont bonne réputation, ils sont bons soldats, bons pionniers et, surtout, loyaux. C’est pourquoi Alexandre le Grand et ses successeurs les installent dans les pays conquis. La Judée est un marché à soldats pour les Séleucides et plus encore pour les Ptolémées qui en recrutent des dizaines de milliers. Ainsi, les établissements militaires et agricoles de Judéens se multiplient ; et c’est ce courant migrateur qui participe essentiellement à l’augmentation de la Diaspora.
Mais ces aptitudes militaires et agricoles ne cadrent pas avec le préjugé selon lequel les Juifs auraient le commerce et la finance dans le sang. Les contemporains des Judéens d’alors n’ont rien remarqué de particulier qui aille dans ce sens, tout au moins n’ont-ils rien dit à ce sujet qui nous soit parvenu. Les dirigeants macédoniens orientent l’installation des Juifs vers les villes et les ports, les villes nouvelles surtout, à commencer par Alexandrie où ils vont occuper deux des cinq divisions et seront plus de cent mille. Un citadin n’est pas un agriculteur, qu’il soit juif ou non – est-il utile de le préciser ? Il fait un métier de citadin, commerçant en est un parmi d’autres. Cette émigration relativement heureuse n’est pas la plus nombreuse. La plus nombreuse est constituée de convois de captifs destinés aux marchés d’esclaves. Tels sont les Juifs qui « s’insinuaient partout, commençaient à être une force internationale » pour reprendre les mots d’un certain Pierre Jouguet dans « L’impérialisme macédonien et l’hellénisation de l’Orient » (ouvrage publié en 1926).
Portés par une foi et une espérance volontiers indestructibles, nombre de ces esclaves judéens parviennent à s’affranchir puis à se regrouper. Se regrouper est ce qui fait la force de la Diaspora et explique sa singulière durée. Où qu’ils soient, les Judéens finissent par se regrouper pour former une communauté distincte autour des lieux de prières : leur foi ainsi que l’observation de la Torah l’exigent. Pourtant, la séduction de l’hellénisme les touche aussi. En une génération, ils délaissent leur langue (hébreu ou araméen) au profit du grec. Dès le IIIe siècle, la Diaspora parle, lit et écrit grec au point qu’il faut traduire en grec la Torah (Pentateuque) puis les Prophètes et autres livres canoniques. Du IIIe au IIe siècle se constitue la Bible « de Septante », une entreprise monumentale qui ne pouvait se faire que dans cette capitale de l’érudition, métropole de l’Orient hellénisé, Alexandrie.
Il n’est donc pas étonnant que le premier texte (non biblique) important et relatif au peuple juif qui nous soit parvenu vienne d’un Grec, Hécatée d’Abdère, contemporain du premier Ptolémée (règne de 306 à 285), un texte qui mêle renseignements exacts et erreurs, des erreurs parfois dues à l’incompréhension, une incompréhension que traduit la considération suivante : « Moïse croyait que le ciel qui environne la terre est le seul dieu et le maître de l’univers ». On doit y réfléchir car elle est sincère, sans fard, et découvre l’extrême difficulté pour une intelligence grecque à pénétrer la mentalité religieuse du judaïsme. Cette incompréhension n’est pas nécessairement suivie d’hostilité. Le texte d’Hécatée d’Abdère est même plutôt bienveillant. Il rend compte du séparatisme des Juifs mais sans insistance et avec le souci de comprendre et d’expliquer. Ce texte n’est pas dénué de fantaisie mais il est dépourvu d’intentions malveillantes. Son intérêt tient aussi à ce qu’il est le premier écrit où l’on perçoit, assourdis, des racontars égyptiens relatifs à l’Exode, avec la masse juive sous la conduite de Moïse quittant l’Égypte pour la Judée ; et l’élite juive sous la conduite de chefs quittant l’Égypte pour la Grèce, un racontar destiné pour les Égyptiens à atténuer une blessure d’amour-propre, un départ pour la Grèce paraissant plus glorieux qu’un départ pour la Judée.
Nous en venons à Manéthon, auteur d’une histoire d’Égypte écrite en grec entre 270 et 250. Manéthon passe pour être le premier des écrivains antisémites, une appréciation très discutable. Josèphe, dans « Contre Apion », en cite deux extraits mais environ trois siècles et demi après. Il n’aurait pas eu accès à l’original mais à une version altérée. Bref, faire de Manéthon un antisémite – le premier antisémite de l’histoire – à partir de ces deux extraits (voir « Contre Apion » : I, XIV-XV et I, XXVI -XXVII), c’est aller vite en besogne. Jules Isaac : « A supposer que Manéthon ait inséré dans son ouvrage ces fables grossières, il ne les a pas prises à son compte ». Ne s’exprime-t-il pas en tant que témoin d’un certain antisémitisme égyptien ? Cette question est elle-même aventureuse et on ne peut bâtir grand-chose sur quelques lignes d’une authenticité douteuse. Bornons-nous à ce qui suit : on relève chez Hécatée d’Abdère et (peut-être) Manéthon quelques notes dont l’antisémitisme se saisira pour les amplifier et les propager. On peut déduire que le séparatisme juif commençait à être remarqué, mal considéré et mal interprété, généralement par ignorance. C’est peu et c’est déjà beaucoup. « En Égypte surtout, où la xénophobie était une maladie nationale, héréditaire (à la fin du IIIe siècle et au IIe, elle se tournera contre les Grecs, fomentant de furieuses, interminables révoltes). Hors d’Égypte – et du peuple égyptien –, aucun indice que des sentiments antijuifs aient eu cours à cette époque chez d’autres peuples, et notamment dans le monde grec. »
IIe siècle (av. J.-C.). Le heurt de l’hellénisme et du judaïsme
Il n’y a presque rien à rapporter en matière de textes antisémites au IIe siècle hormis quelques sarcasmes de l’historien Agatharchide de Cnide quant au repos sabbatique. Il se moque de ce que les Judéens le respectent même en temps de guerre, ce qui leur amène de terribles mésaventures – voir la prise de Jérusalem en 320 par le premier Ptolémée. Mais peut-on pour autant évoquer un véritable préjugé antijuif ? Dans « Contre Apion », il est question d’un certain Mnaséas de Patara (fin IIIe, début IIe siècle), le premier à avoir transmis la fable de la tête d’âne en or (que les Judéens étaient supposés adorer dans leur sanctuaire de Jérusalem), une fable colportée durant des siècles contre les Juifs mais aussi, et non moins, contre les Chrétiens. Cette fable est une preuve de l’incompréhension à laquelle étaient exposées la religion des Chrétiens et celle des Israélites. Peut-on pour autant en déduire l’existence d’un antisémitisme qui conduirait directement à ce qu’il donnera jusqu’à nous ? Ce serait vouloir ériger un colossal édifice sur une tête d’épingle. Rien ne prouve que les Grecs aient prêté la moindre attention à ces enfantillages et persiflages.
Un événement autrement grave et aux conséquences incalculables va avoir lieu au IIe siècle. Cet événement : la première grande persécution religieuse que l’Histoire connaisse (la persécution des Juifs d’Égypte sous Ptolémées IV Philopator n’a aucun fondement historique) : la victime, le judaïsme ; l’ordonnateur, l’Hellénisme (en la personne d’Antiochos IV Épiphane). On ne peut toutefois rendre l’hellénisme responsable de tous les délires de ce Séleucide. Le scepticisme a en horreur la conviction religieuse, le polythéisme s’accommode mal du monothéisme, le Grec s’estime supérieur par sa culture et, de fait, hellénisme et civilisation en viennent à s’identifier absolument.
Les raisons de cette crise sont complexes. Très brièvement. Depuis le début du IIe siècle, la Palestine était passée des Ptolémées aux Séleucides, mais à Jérusalem le parti pro-égyptien (favorable aux Ptolémées donc) se maintenait. Les nouveaux maîtres se mirent à pratiquer une politique d’hellénisation plus autoritaire et peu s’y opposaient. En Israël même, à Jérusalem, la séduction exercée par la culture grecque était également forte, notamment dans le haut sacerdoce et dans les familles de notables. Mais ce n’était qu’un mouvement superficiel. La fidélité à la Loi se maintenait dans les profondeurs et lorsque la religion fut menacée, cette fidélité se manifesta soudainement et violemment.
En 168, au retour d’une campagne frustrée en Égypte, Antiochos IV Épiphane met le Temple à sac, massacre, déporte et vend comme esclaves un grand nombre de Judéens. Les murailles de Jérusalem sont rasées et une citadelle est érigée pour contrôler la ville. Antiochos IV Épiphane et ses conseillers ont écrasé toute résistance mais ils veulent porter un coup qu’ils jugent fatal : interdire la religion juive et tous ses rites, contraindre à l’apostasie, exiger que les Judéens rendent hommage aux idoles grecques. Dans le Temple même est élevé et consacré un autel à Zeus Olympien, un culte auquel s’efforce d’assister Antiochos IV Épiphane. La partie est engagée entre l’un des plus grands empires du monde et Israël, peuple singulier par la foi léguée par les Prophètes, mais un petit peuple assujetti et divisé, en Judée, avec une diaspora qui n’est que poussière dispersée. La partie est extraordinairement inégale et pourtant… D’autres surprises ont marqué l’Histoire. Souvenons-nous d’Athènes face à l’Empire achéménide et, il n’y a pas si longtemps, Israël face à la Ligue arabe.
Tout commence par une sourde résistance ; puis Matathias donne le signal de la révolte. Ses cinq fils (dont Judas Macchabée) en deviennent les leaders. Après vingt-cinq ans d’une guerre d’indépendance – une guerre sainte pour Israël –, la Judée redevient un État libre, sous une dynastie macchabéenne ou hasmonéenne (vers 142-140). Ce nouvel État se fait conquérant et pratique par endroits une judaïsation forcée, débordant vers la fin du IIe siècle les frontières du temps des rois David et Salomon. Cet expansionnisme a entre autres effets durables la rejudaïsation de la Galilée. L’épreuve confirme le judaïsme dans la conscience de son être, de son unité, de sa vocation, de sa mission. Le prosélytisme juif prend son essor et part à la conquête du monde païen.
Le monde grec va se montrer plus attentif à cet Israël tenu pour négligeable, plus attentif mais aussi enclin à l’hostilité. Pouvait-il en être autrement se demande Jules Isaac ? Israël était le seul peuple qui, fort de sa foi, avait durement contrarié l’hellénisme triomphant. Les Grecs considéraient avec le plus grand étonnement ce peuple extraordinairement singulier, « dépourvu de tout ce qui, aux yeux des Grecs, donnait à la vie humaine sens, lumière et beauté ; sans civilisation visible, sans œuvre d’art ; fanatiquement pieux, mais d’une foi sans clarté, sans dieux concrétisés et rendus adorables par le ciseau du sculpteur. » Les Grecs ne comprenaient pas qu’un peuple « de rien » non seulement leur tienne tête mais leur fasse la leçon, « se donnait pour maître à penser, pour Élu de la Divinité. » Et Jules Isaac pose le diagnostic suivant : « L’antijudaïsme qui prit naissance dans certains milieux grecs fut d’abord cela : une riposte à des prétentions jugées intolérables et extravagantes, une réflexion d’amour-propre blessé, compliqué de mépris, d’ignorance et d’incompréhension. » Cet antijudaïsme qui va se propager dans tout le monde plus ou moins hellénisé est l’un des aspects du violent antagonisme entre Judéens et Grecs en Palestine.
La religion est cause première de ce conflit mais qu’autres éléments vont activer l’antagonisme judéo-grec hors de Palestine, dont le plus nocif : l’esprit de concurrence mercantile. « Guerres d’argent, guerres de religion, les pires de toutes ». Les Grecs se heurtent à présent aux Judéens par le commerce. Partout où les Grecs fondent un comptoir, ils se trouvent en concurrence avec les Judéens de Palestine ou de la Diaspora dont la plus puissante communauté est celle d’Alexandrie qui comme nous l’avons dit dépasse les cent mille individus, une communauté dotée de la plus large autonomie, administrative, judiciaire et religieuse. Cette communauté très hellénisée entretient d’étroites relations avec les Juifs de Judée qui fuient les violences et ne cessent d’affluer à Alexandrie. Ce judaïsme alexandrin qui gagne en importance et en influence entre en concurrence avec les voisins grecs. « Dans toute la Diaspora la force de la réaction antijuive se mesure à la force des établissements juifs, à leur activité, leur prospérité. » En Égypte, l’antijudaïsme des Grecs peut à l’occasion être activé par de profondes traditions de xénophobie visant en particulier Israël. « Ainsi s’explique que le foyer central sinon le berceau de l’antisémitisme païen ait été la nouvelle métropole du monde antique, la florissante gréco-judéo-égyptienne, Alexandrie : les Judéens s’y trouvaient pris entre deux feux. »
(à suivre)
Olivier Ypsilantis