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Varlam Chalamov, notes libres – 1/2

 

Nous sommes en janvier 1982. Une quarantaine de personnes suivent un cercueil ; et dans ce groupe, des policiers en civil.

Nous sommes dans les années 1970, un homme qu’ils sont nombreux à croire mort vit encore. On le croise sur les trottoirs de Moscou. Il sort très peu de son pauvre logement, sauf pour acheter un peu de nourriture. Il voit très mal, titube, tombe même. Mais il est surveillé de près et les policiers ont tôt fait le relever. Il titube et tombe parfois mais il n’a pas bu une goutte d’alcool. Il porte sur lui le certificat de sa maladie qu’il montre à l’occasion : il souffre de la maladie de Ménière, un syndrome. Cet homme, l’auteur des « Récits de la Kolyma », Varlam Chalamov.

De retour des États-Unis, Alexandre Soljenitsyne a publié des souvenirs sur Varlam Chalamov (Novy Mir, Новый мир, n° 4, 1999), des souvenirs qui ne m’ont pas rendu sympathique son auteur dont j’avais lu avidement, lors de leur parution, les trois volumes de « L’Archipel du Goulag ». Dans ces souvenirs donc, Alexandre Soljenitsyne remet en cause la qualité littéraire du livre majeur de Varlam Chalamov et l’absence de toute condamnation, voire simple réprobation, du régime soviétique. Cet article contient par ailleurs une allusion au physique peu engageant de l’auteur des « Récits de la Kolyma ».

 

Varlam Chalamov (1907-1982)

 

Varlam Chalamov commence à travailler à son immense fresque en 1954, soit un an après la mort de Staline. Il avait été détenu à la Kolyma de 1937 à 1951. Il y travaillera aux « Récits de la Kolyma » jusqu’en 1973, année au cours de laquelle la dégradation générale de son état le contraignit à abandonner. C’est donc une œuvre inachevée, mais dont son exécuteur testamentaire, Irina Sirotinskaya, a publié en 1992 une version « intégrale » – mais inachevée –, soit cent quarante-cinq pièces articulées en six recueils.

Dans une lettre à Boris Pasternak (datée de 1956), Varlam Chalamov ne cache pas que publier est pour lui une question importante mais non primordiale. De fait, il refuse tout principe d’adaptation à la censure ; il tend depuis ses débuts, et inflexiblement, vers la vérité comme norme littéraire et norme de vie, une attitude qui dans son pays ne peut que conduire à de grandes souffrances voire à la mort.

Varlam Chalamov ne cherche en rien à épargner le régime soviétique, contrairement à ce qu’aurait laissé sous-entendre Alexandre Soljenitsyne, et il ne plane pas au-dessus des contingences tel un goéland ou un condor ; il a les deux pieds sur terre et sur la terre de son pays, la Russie, l’Union soviétique. Il a simplement une foi immense, pour ne pas dire infinie, en l’incorruptibilité des valeurs humaines absolues, valeurs que son pays est appelé à retrouver.

Il ne s’agit pas dans cet article d’opposer ces deux écrivains et de compter les points, l’entreprise ne m’intéresse pas et dans tous les cas est au-dessus de mes forces étant donné que je n’avance pas cuirassé et armé d’idéologie. Simplement, je veux inviter à envisager Varlam Chalamov autrement que comme un écrivain semi-clandestin et très politisé (voir ce qu’écrit Alexandre Soljenitsyne dans « Le Chêne et le Veau »). Je rejoins l’appréciation de Valeri Essipov, à savoir que Varlam Chalamov est proche de Pimène (voir Boris Godounov), ce moine que montre Pouchkine et qui dans sa cellule travaille à un « affligeant récit » dans l’espoir de toucher les générations à venir et peut-être même de les guider.

Dans un article du n° 37 des Cahiers du mouvement ouvrier, Marc Goloviznine fait remarquer que le thème de la Révolution de 1917 est occulté chez Varlam Chalamov par son œuvre majeure, les « Récits de la Kolyma ». Mais dans ses écrits disons subsidiaires (notes journalistiques, essais biographiques, vers (Varlam Chalamov est aussi un poète et il écrira des vers jusqu’à la fin de sa vie), journal, etc.), il ne cesse de revenir vers cette révolution, son énergie romantique, sa luminosité. Dans ses dernières œuvres en prose, il évoque les années 1920 comme les plus belles années de sa vie, des années au cours desquelles il participa en tant qu’étudiant à des débats avec les meilleurs esprits d’alors, aiguisa son jugement, s’enivra de théories, s’exerça à la déduction philosophique, lutta contre l’analphabétisme, travailla comme ouvrier et fit de la politique en rejoignant l’Opposition de gauche.

Varlam Chalamov qui a connu le pire du goulag a toujours considéré le stalinisme non comme la prolongation – la conséquence – de la Révolution de 1917 mais comme sa négation, ce que lui reprochera plus ou moins directement Alexandre Soljenitsyne. Varlam Chalamov voyait la N.E.P. (mise en place en 1921 et à laquelle Staline mettra fin peu après la mort de Lénine) comme une belle vague d’énergie qui succédait à celle de 1917.

 

Alexandre Voronski (1884-1937)

 

Varlam Chalamov n’aura cessé d’associer l’activité révolutionnaire à la capacité créatrice. Ainsi expose-t-il les mérites d’Alexandre Voronski comme critique littéraire (un talent reconnu par Lénine) mais aussi comme « rassembleur de la littérature russe », notamment par sa revue Krasnaïa Nov (Красная новь). Dans un essai qu’il consacre à cette revue, Varlam Chalamov souligne que Lénine est à l’initiative de sa création et qu’il a par ailleurs donné un article pour son premier numéro. Mais ce grand respect de Varlam Chalamov pour la Révolution de 1917 ne l’a pas pour autant poussé à devenir membre du Parti bolchevique. De fait, Varlam Chalamov n’a été le membre d’aucun parti. Même à la fin des années 1920, alors que l’activité dans l’Opposition de gauche est soutenue, il ne s’y inscrit pas. Il souligne que ce parti n’est pas une caste, qu’on peut ne pas en être membre et en partager les préoccupations, que le sans-parti peut (et doit) prendre part aux questions que les circonstances posent au parti et aider à y répondre. Il évoque volontiers les forces qui ont participé à la Révolution d’Octobre mais sans jamais établir de préférence entre l’une ou l’autre d’entre elles. A ce sujet, il se garde de distribuer des prix et s’élève au-dessus de toute polémique. Il considère l’apport commun, point final. Révolution d’octobre (1917) mais aussi de février (1917), « le point d’application de toutes les forces sociales sans exception, de la tribune de la Douma d’État jusqu’aux terroristes dans la clandestinité et aux groupes anarchistes ». Les marques de sympathie et de respect envers toutes ces forces émaillent son œuvre. Parmi elles, le Parti socialiste-révolutionnaire ou S-R (on peut y voir l’influence de son père), les anarchistes, les leaders bolcheviques parmi lesquels Lénine, Trotsky et Fiodor Raskolnikov (Fiodor Iline de son vrai nom), sans oublier les partisans d’une réforme de l’Église et j’en passe.

Varlam Chalamov ne pouvait être accepté avec la même ferveur qu’Alexandre Soljenitsyne, et pour des raisons tant de fond que de forme. Pour le fond : Varlam Chalamov rompt non seulement avec la littérature russe mais aussi avec la littérature soviétique qui a récupéré à sa manière le vieux fond humaniste russe. De plus les « Récits de la Kolyma » sont dénués de toute idéologie, avec dénonciations, imprécations, bref, de cette agitation à laquelle nous invite l’idéologie (et peu importe sa coloration), une branche à laquelle se raccrocher au-dessus du vide sidéral. Il n’y a pas de place pour une quelconque idéologie dans cet immense ensemble, pas d’échappatoire – l’idéologie ne pouvant être jugée en la circonstance que comme échappatoire. Il y a simplement, ainsi qu’il le dit, que la question des camps est « le problème fondamental de notre temps » ; et il appuie sa conviction sur cette thèse, à savoir que « le camp est semblable au monde », autrement dit que la résistance aux circonstances du camp est universelle et permanente. Il écrit : « Mes récits, en fait, avertissent l’individu sur la façon de se conduire dans la foule. »

Cette absence d’idéologie (le cocon protecteur de l’idéologie), de tout optimisme, de tout humanisme, loin de tout pathos, de tout discours édifiant, de tout credo, loin de Dostoïevski et de Tolstoï, ne pouvait que déplaire dans son pays. Mais en Occident, une certaine intelligentsia était prête à comprendre et accepter celui qui avait dit qu’après la Kolyma la littérature devait changer radicalement.

 

Alexandre Soljenitsyne (1918-2008)

 

Varlam Chalamov nous dit que l’art a perdu tout droit de prêcher, que la littérature (russe en l’occurrence) a trop pris ses aises, soit l’habitude de s’immiscer dans des affaires qui ne la regardent pas et auxquelles elle ne comprend d’ailleurs rien ; et, ce faisant, elle peut être meurtrière. Varlam Chalamov ne se perd pas en polémiques au sujet d’Alexandre Soljenitsyne ; il reconnaît sa valeur mais perçoit les limites de cet héritier du vieil humanisme russe de la seconde moitié du XXe siècle ; et, surtout, il refuse d’être utilisé et se faire comme lui un porte-parole. A partir des années 1960, la dissension se creuse, et elle n’est pas franchement idéologique, elle est plus profonde. Dans une lettre de Varlam Chalamov de 1972, on peut lire : « Tout Soljenitsyne est dans les motifs littéraires des classiques de la seconde moitié du XIXe siècle (…) Tous ceux qui suivent les préceptes de Tolstoï nous trompent ». Le rescapé de la Kolyma juge que l’humanisme en général et plus particulièrement l’humanisme russe de la fin du XIXe siècle n’avertissent pas l’individu, une urgence d’autant plus impétueuse que « tout enfer peut resurgir, malheureusement ! » et que la Russie n’a pas tiré la leçon essentielle qu’imposait – que hurlait – le XXe siècle : à savoir qu’un substrat des plus inquiétants perdurait sous les conceptions les plus humanistes. Il n’y a pas chez Varlam Chalamov (contrairement à Alexandre Soljenitsyne) de plaidoyer indigné, il écrit au-delà de l’indignation. Il ne compose pas une œuvre de combat, une œuvre militante, et c’est probablement en grande partie pour cette raison que Varlam Chalamov se distingue des autres écrivains. Et, pourtant, du fond de ce silence, de cet immense recul, de ce point où il n’attend aucun secours et d’où il ne lance aucun appel, il nous donne ce qui pourrait bien être un manuel de résistance, loin de toutes les illusions de l’humanisme, l’humanisme qui non seulement ne peut empêcher le retour du pire mais nous laisse désarmé face à lui, absolument nus.

Varlam Chalamov a protesté dans une lettre à la Literatournaïa Gazeta (Литературная газета) contre la publication à des fins idéologiques et commerciales des « Récits de la Kolyma ». De nombreux représentants de l’intelligentsia libérale russe, des pro-occidentaux, se sont alors détournés de lui jugeant qu’il fléchissait devant les autorités. Pourtant, il ne faisait que défendre la liberté de l’artiste face à tout engagement politique – ainsi que je l’ai écrit, Varlam Chalamov n’a été membre d’aucun parti. Par ailleurs, il n’avait guère d’estime pour le public dissident de son pays, un public selon lui capable de toutes les trahisons, capable de le pousser dans le trou pour ensuite envoyer des pétitions à l’O.N.U., ainsi qu’il le dit.

Issac Brodsky qui s’est retrouvé dans l’émigration en 1972 refusait lui aussi qu’on l’utilise à des fin politiques, tant en U.R.S.S. qu’à l’extérieur. Mais Isaac Brodsky (et pour des raisons qu’il me faudrait étudier) n’a subi aucune réprobation de la part de ceux qui avaient mis Varlam Chalamov à l’écart. Varlam Chalamov restera un sympathisant de la Révolution de 1917 – mais il me faudrait écrire, des Révolutions de 1917, celle de février et celle d’octobre – et des années 1920, les années de la N.E.P. Nous n’avons pas à le juger mais à prendre note de ses avertissements sur ce qui se tient sous la peau si fragile de l’humanisme. Dans le récit « Épitaphe », écrit en 1960, il évoque ces millions de femmes et d’hommes exterminés par le régime stalinien et qui constituaient les forces vives du pays, des femmes et des hommes qui s’étaient engagés dans la transformation de la société et qui étaient restés humains, simplement humains.

Varlam Chalamov n’enjambe pas la période de la guerre civile pour ne retenir que les moments qui lui conviennent. Il ne passe pas directement de 1917 à la N.E.P. Ainsi, dans sa nouvelle autobiographique, « La quatrième Vologda », il n’oublie pas les exécutions d’otages pratiquées en 1918 par le commandant du front Nord. Il plante le tableau sans omettre de préciser que le front est proche, qu’une offensive des armées blanches menace le Nord tandis que l’arrière est peu sûr ; et ces précisions ne sont pas rapportées pour atténuer l’inacceptable, soit ces exécutions. Il refuse l’idéologie sur toute la ligne, l’idéologie qui entre autres choses justifierait ces exécutions. Varlam Chalamov sait qu’en temps de guerre, et plus particulièrement en temps de guerre civile, quelque chose de grossier et propre à la nature humaine refait surface. Il n’empêche, l’exécution d’innocents n’est pas un facteur de révolution, il en est même le contraire ; idem avec les obtentions de privilèges par des membres du Parti bolchevique.

A l’inverse d’Alexandre Soljenitsyne il n’y a pas chez Varlam Chalamov de plaidoyer indigné ; il se place au-delà de l’indignation ; il ne compose pas une œuvre de combat : « En cela réside la supériorité particulière de Varlam Chalamov sur les autres écrivains » écrit Andrei Siniavski dans son introduction aux « Récits de la Kolyma ».

  (à suivre)

Olivier Ypsilantis

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