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Promenade en art

L’immeuble de la rue Vavin construit par Henri Sauvage reste un amer dans ma mémoire d’enfant. Plus que sa structure même (j’ai appris il y a peu qu’elle avait été influencée par l’architecture futuriste, notamment celle d’Antonio Sant’Elia), c’est son revêtement qui me le fit apparaître comme vraiment original. C’était précisément le revêtement des stations du métropolitain.

 

Autre souvenir d’enfance, Marina City, de Bertrand Goldberg, à Chicago, un complexe que j’ai découvert par une carte postale de ma mère envoyée de là-bas. J’ai détaillé à la loupe les nombreux pétales de ciment et noté les subtils changements entre les étages inférieurs (les parkings) et les étages supérieurs (les habitations). Ce fut me semble-t-il ma première émotion devant une construction contemporaine.

 

L’émotion (sexuelle me semble-t-il) qu’il m’arrive d’éprouver devant certaines compositions de Lucio Fontana, une simple fente faite d’un coup de lame dans une toile tendue sur châssis.

Lucio Fontana (1899-1968) – «Attesa» (1966) Acrylique sur toile – 73,8 cm x 60,5 cm

 

Dans mes rêveries j’entrevois un monde qui emprunte à Mark Tobey autant qu’à Mark Rothko.

 

Sam Francis, ses délicats glacis et ses non moins délicates coulures qui m’évoquent des racines chevelues.

 

Célébration de ce que le quotidien a de plus quotidien avec les vues urbaines hyper-réalistes de Richard Estes et les «tableaux-pièges» de Daniel Spoerri. Célébration avec Georges Perec aussi. Ils aident le regard, ils nous apprennent à regarder.

 

Nous avons cessé de mériter tant d’artistes, Fra Angelico ou Raphaël pour ne citer qu’eux. Que pouvons-nous comprendre à leur quiétude ? Michel-Ange et Luca Signorelli, considéré comme son précurseur le plus direct, nous parlent plus : nous sommes nous-mêmes agités. Et Giotto ! Lui aussi nous avons cessé de le mériter comme nous avons cessé de mériter la légende franciscaine que célébrèrent Giotto et Dante.

 

Le mot «maniérisme» comme tant d’autres ismes en art fut d’abord employé dans un sens péjoratif par ses adversaires, en particulier les frères Carracci, Annibale et Agostino, et le critique d’art Giovanni Pietro Bellori. L’émotion que suscitent volontiers en moi les œuvres du maniérisme —émotion que j’ai longtemps vécue ingénument — s’est mise à m’intriguer. Je l’ai interrogée et ainsi s’est-elle fortifiée. Érotisme du maniérisme avec ces étirements morphologiques mais aussi avec ces déhanchements comme celui de la nymphe Salmacis dans «Salmacis et Hermaphrodite» de Bartholomeus Spranger. Et j’allais oublier la parfaite froideur de Lucrezia Panciatichi de Bronzino, si terriblement érotique elle aussi ! Et que dire de Flora de Jan Metsys, la Flora du Kunsthalle de Hambourg ? Accusé d’hérésie, Jan Metsys quitta les Flandres pour la France puis l’Italie avant de s’en revenir au pays où il fit connaître le maniérisme. Flora à l’érotisme froid (hérité de l’École de Fontainebleau), au sourire distant, à la coiffure alambiquée, au corsage d’une légèreté et d’une transparence telles qu’il ne peut qu’être inutile, parfaitement inutile, ce qui confirme sa fonction exclusivement érotique.

 

Parmi les plus beaux portraits sculptés du monde ceux des princesses d’Aragon, Leonor et Beatriz, de Francesco Laurana, une beauté que confirment les coiffes qui enserrent les chevelures, cachant ainsi leurs complications. L’authentique beauté procède par simplification. L’extraordinaire douceur des portraits de ce sculpteur du XVIe siècle me conduit vers Medardo Rosso — une même extraordinaire douceur.

 

Les maisons idéales (celles où j’aimerais vivre et que j’esquisse sur le papier) s’organisent autour d’un atrium avec en son centre l’impluvium/compluvium. Leur morphologie est volontiers palladienne.

 

Le style Art déco possède en architecture un motif emblématique entre tous : les redans. Je me demande encore si ce motif ne procède pas de la coupole du Panthéon d’Hadrien, à Rome, dont la partie interne s’orne de caissons à redans. Le Panthéon d’Hadrien, une merveille considéré de l’intérieur, avec cette sphère virtuelle de 43 mètres et 20 centimètres de diamètre autour de laquelle l’ensemble s’organise. Considéré de l’extérieur cette harmonie se disloque : on est dans le disparate, ce qu’explique l’histoire de cet ensemble édifié à différentes époques, notamment ce portique à triple colonnade corinthienne refait en 127 sur le modèle de celui qu’Agrippa (construit en 27 av. J.-C.)

 

Parmi les plus belles poteries peintes, celles dites du «style de Suse» (protohistoire mésopotamienne, IVe millénaire av. J.-C.) avec ce naturalisme au schématisme des plus achevés. La plus étonnante d’entre elles, celle que montre l’illustration ci-dessous avec ce quadrupède à cormes.

 

L’influence des principes d’architecture d’Alberti, et par son intermédiaire de Brunelleschi, sur Piero della Francesca, une influence particulièrement sensible dans «La Flagellation du Christ».

 

Le monde grec est nervuré : cannelures et triglyphes pour les rectilignes ; gradins des théâtres (cavea) pour les courbes ; mais aussi plis des étoffes, boucles des chevelures et des barbes. Une liste à compléter.

 

Fabuleux Paolo Uccello, fascinant Paolo Uccello avec ses compositions qui se laissent considérer simultanément de plusieurs points de vue. Dans «La Bataille de San Romano» le regard est en même temps en plongée, sur les premiers plans, et en contre-plongée, sur l’arrière-plan, ce qui donne une curieuse sensation de rabattement de ce dernier vers le tout premier plan et suscite une perplexité entre les deux dimensions et la troisième. Fascinante étrangeté aussi avec ce saint Georges libérant la princesse. Il y a l’antre du dragon qui semble faite d’une pièce en plastique moulé. Il y a cette princesse qui tient au bout d’une fragile laisse (un simple cordon) un monstre vaguement comique — et peut-être franchement comique —, un monstre de bric et de broc, un monstre de bric-à-brac. Il y a comme une discrète ironie dans cet étrange chef-d’œuvre.

 

«J’ai parlé de l’analogie universelle, si chère à Baudelaire et où l’on découvre, en effet, la clé du mystère émouvant qui donne à l’œuvre d’art, quelle que soit d’ailleurs la langue qu’elle emprunte, sa valeur spirituelle et, si je puis dire, sa dignité. Je n’ai pas besoin pour la surprendre, d’explorer dans leur profondeur les merveilleux travaux des physiciens modernes qui recherchent, dans les trois règnes, les lignes de force et les équilibres moléculaires analogues d’où la formule morphologique de l’univers surgira sans doute un jour» note Élie Faure dans sa monumentale «Histoire de l’art».

 

Il serait amusant que les belles citadines circulent avec un chapeau inspiré de celui que porte la Belle Strasbourgeoise telle que nous l’a peinte Nicolas de Largillière.

 

On ne le dira jamais assez — et on ne l’a pas assez dit —, la parenté ou, si vous préférez, l’air de famille entre Fragonard et Delacroix est proprement stupéfiante.

 

A-t-on utilisé les Invenzioni di Carceri de Piranesi pour illustrer Kafka, «Das Schloss» en particulier ?

 

Je préfère Montesquieu à Voltaire pour des raisons idéologiques — faisons simple. Et leurs bustes me confirment dans cette préférence. Je pense en particulier au buste de ce premier par Jean-Baptiste Lemoyne qui montre un visage serein ; et au buste de l’ermite de Ferney de Jean-Antoine Houdon qui montre un visage chafouin.

 

William Hogarth, peut-être le premier peintre authentiquement anglais. C’est un peintre littéraire, un narrateur qui expose une morale que sous-tend généralement la satire, ce qui est particulièrement efficace ; mais peut-être me faudrait-il inverser et écrire : un narrateur qui expose une satire que sous-tend généralement la morale, ce qui est non moins efficace. On a rapproché William Hogarth de Laurence Sterne.

 

Le manque de velouté des sculptures de Thorvaldsen, velouté que son rival confère aux siennes. Son rival, l’immense Canova.

 

Le délicieux, le merveilleux Carl Spitzweg le Munichois. Ses peintures si petites qu’elles tiendraient dans un livre. Carl Spitzweg, un peintre narratif, un peintre de mœurs — avec le sourire en coin lui aussi.

 

Federico de Madrazo et le merveilleux sourire de la comtesse de Vilches. Dans ses meilleures œuvres cet artiste m’évoque volontiers Ingres, avec sa touche froide mais aussi veloutée.

 

Courbet a peint des œuvres qui comptent parmi les plus belles de l’histoire de la peinture (des autoportraits, des natures-mortes, des nus). Il a également peint des croûtes de très grands formats, les paysages, sorte de plats d’épinards. Mais qu’importe !

 

Vous qui me lisez, connaissez-vous Clovis Trouille (1889-1975) ? C’est encore plus hot que Félicien Rops. Entrez «Clovis Touille» sur Google et mettez vous en mode «Images». Ci-dessous un aperçu d’un monde singulier avec cette religieuse qui fume.

Entre la bienheureuse Ludovica Albertoni et sainte Thérèse de Bernini mon coeur balance.

 

On pense «kaléidoscope» devant les coupoles de Guarino Guarini, celle de San Lorenzo (inspirée de l’architecture islamique d’Espagne) à Turin et celle de la chapelle du Saint-Suaire également à Turin. Ces deux coupoles sont stricto sensu ahurissantes.

 

L’extraordinaire modernité de Velázquez et de Frans Hals.

 

Je me repose volontiers chez les picaresques : l’Espagne pour la littérature, la Hollande pour la peinture, chez Jacob Jordaens ou Jan Steen, Jan Steen qui fut patron d’une taverne (mal famée dit-on) à Leyde.

 

C’est ainsi, en Espagne je m’invite un jour chez les Churriguera et, le jour suivant, fatigué par ce baroque extrême, je m’invite chez Juan de Herrera. De même, je me repose des frères Zimmermann, Johann Baptist et Dominikus, chez les Cisterciens, au Thoronet.

 

L’«Ex voto» de Philippe de Champaigne met en scène sœur Catherine de Sainte-Suzanne, moniale à l’abbaye de Port-Royal. Elle est allongée car hémiplégique. A son côté, agenouillée, et priant pour sa guérison, la supérieure, mère Agnès Arnauld. La malade est la fille du peintre. Philippe de Champaigne et l’abbaye de Port-Royal, centre spirituel du jansénisme. Ses portraits d’Arnauld et de Saint-Cyran. J’aime la lumière qui baigne ses œuvres, une lumière austère et pure qui me repose de bien des exubérances. J’ai plaisir à m’inviter chez lui comme j’ai plaisir à m’inviter chez le non moins sévère Juan de Herrera.

 

Pour cause de maladie Manet abandonna la peinture à l’huile afin de travailler le pastel, techniquement moins contraignant. Parmi ses pastels, un profil dont l’élégance n’a cessé de me ravir, le profil d’Irma Brunner surnommée «la Viennoise» et reproduit ci-dessous.

Rubens, peintre immense mais dont je n’aime pas les femmes, le type de femme, à commencer par ses Trois Grâces (visibles au musée du Prado). On dit que deux de ces Grâces ont été peintes sous les traits de ses épouses, Hélène Fourment (à gauche) et Isabel Brandt, sa première épouse (à droite). On dit également que cette première eut dans l’idée de brûler le tableau à la mort de son mari, en 1640.

 

L’extraordinaire cathédrale de Wells, notamment avec ses arcs en X curvilignes (1338) destinés à soutenir la tour placée à la croisée des transepts, une trouvaille unique au monde me semble-t-il. L’Angleterre c’est aussi la splendeur du gothique perpendiculaire avec la voûte en éventail — voir la chapelle de King’s College (Cambridge) de John Wastell.

 

André Derain et Maurice de Vlaminck ont peint de magnifiques tableaux au cours de leur période dite fauve ; et un grand nombre de croûtes par la suite.

 

Moïse Kisling n’est probablement pas un grand peintre mais j’ai beaucoup de tendresse pour son œuvre — en partie probablement parce qu’il n’est pas un grand peintre.

 

A ces nature-mortes où s’étalent et s’empilent des nourritures aussi diverses que variées, je préfère la sévérité d’un bodegón de Sànchez Cotàn ou, mieux encore, de Zurbaràn.

 

A ma connaissance, aucun mouvement artistique n’a produit plus de textes (notamment des manifestes) — n’a été plus bavard — que le futurisme italien, à l’exception peut-être de l’avant-garde russe de Larionov et Malevitch. Relire le premier manifeste du futurisme publié dans «Le Figaro» du 20 février 1909.

 

La rigoureuse élégance de Kandinsky, une élégance de même race que celle d’El Lissitsky, de Moholy-Nagy mais aussi de Calder et ses mobiles.

 

Apocalypses urbaines prémonitoires — elles ont été peintes bien avant les bombardements massifs de la Deuxième Guerre mondiale —, Ludwig Meidner.

 

Kurt Schwitters le dadaïste, l’extrême raffinement (notamment dans une palette qui tend volontiers vers le camaïeu) d’un hétéroclite extrême, raffinement qui confère finalement aux compositions une parfaite homogénéité.

 

L’onirisme de René Magritte, onirisme savoureux bien que traité de manière fort conventionnelle.

 

Les basiliques de poche aux proportions simples et robustes du wisigothique espagnol. Arrêtez-vous à San Juan de Baños de Cerrato (province de Palencia), à San Pedro de la Nava (province de Zamora), à Santa Comba de Bande (province d’Orense). Sur l’un des chapiteaux du transept de San Pedro de la Nave, la Main de Dieu suspend le sacrifice d’Abraham. Arrêtez-vous aussi en l’église San Miguel de Escalada (province de León) dont le portique latéral et la nef centrale proposent des colonnades mozarabes parfaitement conservées.

 

Lorsque je me promène en art, bien des œuvres m’évoquent ma mère et ses goûts. Parmi elles, en désordre (cette liste n’est qu’une ébauche à compléter) : les impressionnistes, Soutine, Rouault, Morandi, Modigliani, les statuettes de Tanagra, les primitifs français, Vermeer, les peintres du Quattrocento (à commencer par Fra Angelico), l’architecture et la sculpture romanes. A ce propos, je me souviens de visites en l’église Saint-Philibert de Tournus (XIe siècle), de son émotion. Je la revois dans la haute nef centrale en berceau, séparée des bas-côtés par de monumentaux piliers cylindriques. Je la revois m’accompagnant chez Durand-Ruel, la galerie de l’avenue de Friedland — il neigeait —, pour me commenter des tableaux de Monet. Je la revois détailler dans un recueil les «Très Riches Heures du duc de Berry». Je la revois en Grèce s’arrêter plus volontiers devant les archaïques Kouros que devant les pièces maîtresses de la période classique. Je la revois…

 

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Après l’énumération de tant de merveilles (je pourrais poursuivre sur des pages et des pages mais je dois prendre garde à ne pas lasser le lecteur) la tête me tourne ; et je me repose dans la simplicité de quelques peintures chinoises ; avec elles, je suis enfin chez moi, une impression qui m’a prise dès l’enfance. Je me souviens dans la grande maison de l’été, au grenier, d’un placard rempli de revues d’art. C’est là que j’ai découvert la peinture chinoise, peinture à laquelle je n’ai cessé de revenir comme le voilier revient au port. Avec cette peinture qui n’engage qu’un peu d’encre noir plus ou moins délayé, avec cette peinture qui célèbre trois fois rien, et moins encore, je me répète : «Je suis enfin chez moi». Il y a peu, une petite étude m’a aidé à mieux en comprendre certaines caractéristiques : «Éloge de la fadeur» de François Jullien.

Enfin je vous invite chez moi, avec ces trois œuvres de la dynastie Yuan (1271-1368), la première est de Wu Zhen (1280-1354), la suivante de Ni Zan (1301-1374), la dernière enfin de Huang Gong Wang (1269-1354) :

 



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