Le monde vieillit et rajeunit dans un même temps ; et dans un même temps, il s’unit et se disperse, se contracte et se dilate.
Le refuge (une île par exemple) ne peut être bâti que par des forces nouvelles et non par ceux qui ne font que se lamenter, car il faut préparer le futur et non défendre un passé qui n’est plus qu’illusion.
L’enseignement doit-il faire tout oublier ou bien préserver la mémoire de tout autant que possible ? Les deux cas sont une erreur mais, de toute manière, le temps nous dispense d’avoir à décider ; ces questions se résolvent à notre insu. Une mémoire allégée facilite la vie des jeunes générations qui démolissent plus encore les ruines et en évacuent les décombres. Mais les souvenirs enfermés ou enterrés ou plus simplement jetés aux ordures reviennent volontiers, le plus souvent indirectement et sans se présenter explicitement comme tels, parfois sans fard et frontalement ; et ils posent des questions oubliées dans les caves et les greniers. Or, qui n’a pas une cave sous les pieds et un grenier au-dessus de la tête ?
A présent qui sont les assiégés et qui sont les assiégeants ? Qui sont les agressés et qui sont les agresseurs ? Le siège d’Aquilée se poursuit et se poursuivra. Mais y a-t-il vraiment siège avec cet éparpillement planétaire et cette interpénétration mondiale ? On joue au billard en Mongolie, un billard comme on en voyait dans la France de Charles Trenet et de Jacques Prévert.
Les sédentaires se souviennent qu’ils ont été des nomades et c’est probablement par cette voie que le souvenir et ses rêveries sont les plus féconds, les plus exaltants. Les peuples nomades détruisirent bien des villes, ils n’étaient ni des architectes ni des urbanistes mais ils n’étaient en rien des primitifs. Il suffit pour s’en convaincre de détailler leur production métallurgique, les pièces de harnachement de leurs montures par exemple, un art qui atteste d’influences diverses, d’une mythologie complexe et d’une technique raffinée. Les tribus germaniques, les Huns puis les Mongols (le plus titanesque des peuples continentaux), pour ne citer qu’eux, voulaient probablement pousser jusqu’aux côtes de l’Atlantique, ils le voulaient confusément car ils ne disposaient pas de cartes. Mais ils savaient que seul l’océan saurait les arrêter, les Mongols surtout.
Le monde à conquérir, le monde des sédentaires, seigneurs, serfs et bourgeois. Ce monde suscite l’envie des peuples nomades mais aussi leur crainte car il a un degré d’organisation supérieur. Cette crainte, les Mongols la connaissent avant de partir à la conquête de la dynastie Jin. Leur victoire plutôt rapide les enhardit. On connaît la suite. Mais il y a plus, et oublions pour un temps les Mongols, les plus purs des conquérants, ouverts comme leurs espaces, filles et fils du vent. Le Barbare veut s’approprier un savoir mais dans un même temps ce savoir inconnu est volontiers considéré comme dangereux car inconnu. Pourtant il en a besoin pour dominer et durablement. Mais ce faisant ne risque-t-il pas d’être insidieusement dominé par ce savoir qu’il s’est approprié ? Et ceux qui se joignent spontanément aux envahisseurs barbares ne risquent-ils pas de les corrompre ? A en croire certains témoignages, Attila aurait exprimé cette crainte. Car prendre c’est dans une certaine mesure adopter ; c’est aussi pourquoi la nouvelle culture veille ostensiblement à encadrer et modifier l’ancienne. Les temples dédiés à tels dieux ou à telles déesses deviennent des basiliques, les basiliques deviennent des mosquées et inversement comme si souvent en Espagne, suite à la Reconquista, avec ce cas emblématique : la mosquée-cathédrale de Cordoue.
Mais les influences ressemblent aussi à une source vauclusienne et ce n’est souvent que bien après que le monde ancien réapparaît d’une manière ou d’une autre et apporte des réponses à des questions posées par le monde nouveau. « Nous le savons ; il faudra attendre mille ans pour que le païen Virgile puisse être le guide fraternel du chrétien Dante » ; et Bence Szabolcsi conclut : « Pourtant, nous devons savoir – et c’est le plus merveilleux – qu’en même temps, il y aura des réponses aux questions posées mille ans auparavant. »
Je poursuis la lecture de ce petit essai et à chaque page je crois entrevoir la silhouette d’Ernst Jünger, avec cette vision si ample qui décrit ou, plutôt, suggère des mécanismes titanesques où les énergies des sociétés évoquent celles des phénomènes géologiques, entre les secousses telluriques et la tectonique des plaques mais aussi la chute des feuilles qui permet la constitution de l’humus et les germinations à venir. Bence Szabolcsi évoque l’effondrement de la culture médiévale et sa construction fermée (mais était-elle si fermée ?) qui subit une double attaque : l’une venue « d’en bas », l’autre venue « d’en haut », l’une venue des hérétiques et des masses paysannes qui s’en prennent à une société qui les oppresse, l’autre venue des secteurs cultivés de la société désireux de sécularisation. Ces deux attaques sont interdépendantes. L’une s’appelle hussisme, Réforme et révolte paysanne ; l’autre s’appelle humanisme et Renaissance. L’une et l’autre vont ébranler et renverser le monde médiéval vu comme une prison, un obstacle à l’expansion de leurs énergies. Mais s’il y eut volonté de tabula rasa, la nouvelle construction ne pouvait vivre sans l’ancien monde. « Elle ne pouvait pas vivre sans lui et elle finit par tempérer sa haine pour les choses qu’elle trouvait auparavant les plus détestables : elle s’y habitua et fit la paix en l’espace réduit de cent ans. »
Bence Szabolcsi, historien de la musique, consacre la deuxième partie de cet essai à la musique en regard de l’histoire des sociétés et des civilisations. Il note par exemple que les musiques de fin de cycles (et je pourrais en revenir aux trois crises majeures de l’histoire européenne : fin de l’Antiquité, fin du Moyen Âge et XXe siècle) sont considérées comme peu accessibles. En temps de crise, l’homme perd ses points d’appui, ses rapports au monde et à lui-même deviennent moins assurés, moins clairs ; il multiplie les questions, d’où aussi cette musique comme refermée sur elle-même. Mais parallèlement à cette musique, et comme en réaction, se développe une musique plus accessible en guise de distraction. « Il est curieux de constater que le naufrage des sociétés s’accompagne de la musique la plus séduisante, la plus colorée et la plus sensuelle qui soit » écrit Bence Szabolcsi. A propos de naufrage, on peut s’autoriser à penser que l’orchestre du Titanic dans les derniers moments du navire jouait des valses voire des airs de guinguette de préférence à « La marche funèbre » de Berlioz ou à la « Messe de Requiem en ré mineur » de Mozart.
Mais pourquoi les rapports de l’homme à la vie (et à lui-même) se compliquent-ils à certaines périodes – sans que ces rapports ne soient que compliqués –, une situation qui le fatigue et lui fait éprouver un désir de simplicité, sans que lui-même puisse devenir tout à fait simple ? C’est que la vie attire et repousse, alternativement voire simultanément. Quand elle attire, elle simplifie et incite au rapprochement ; quand elle repousse, elle complique et incite à la solitude. Notons que le rapprochement et la solitude peuvent être pareillement décevants. Aux époques de grands bouleversements, l’individualité tend à s’effacer, y compris chez les artistes. Alors que je lis ces lignes de Bence Szabolcsi passe la silhouette d’Ernst Jünger : « Que se passe-t-il donc aux époques de grands bouleversements ? (…) Les lois du développement individuel s’obscurcissent, l’individu, et même l’artiste, ne peut plus parler qu’en tant qu’élément de la masse, comme si les grandes possibilités d’épanouissement et de réalisation individuelle avaient disparu. »
Mais lisez cet essai d’une cinquantaine de petites pages, d’une superbe densité et palpitant. Et si vous le lisez pourquoi ne pas poursuivre avec cet autre petit essai, « Les abus de la mémoire » de Tzvetan Todorov qui y écrit : « Il faut d’abord rappeler une évidence : c’est que la mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours et nécessairement, une interaction des deux. La restitution intégrale du passé est une chose bien sûr impossible (mais qu’un Borges a imaginée dans son histoire de Funes el memorioso), et, par ailleurs, effrayante ; la mémoire, elle, est forcément une sélection : certains traits de l’événement seront conservés, d’autres sont immédiatement ou progressivement écartés, et donc oubliés. C’est bien pourquoi il est profondément déroutant de voir appeler « mémoire » la capacité qu’ont les ordinateurs de conserver l’information : il manque à cette dernière opération un trait constitutif de la mémoire, à savoir la sélection. »
Olivier Ypsilantis