Le piège libanais
Suite aux élections du 30 juin 1981, le Likoud arrive au pouvoir. En s’alliant à divers partis religieux, il est en mesure de former une coalition disposant d’une majorité à la Knesset. Le Likoud s’ancre dans la société du pays, il est même majoritaire dans les secteurs défavorisés de la population, les Sépharades notamment.
La victoire du Likoud doit beaucoup à son plaidoyer en faveur d’Osirak et ses succès en Judée-Samarie lorsqu’il était ministre de l’Agriculture et président de la commission ministérielle des Implantations. Nombreux sont ceux qui en se rendant sur place comprennent le bénéfice sécuritaire que donne cette deuxième ligne à l’est de la « ligne verte ». Il est alors le seul officier de haut rang au sein du Likoud.
Lorsqu’il prend ses fonctions, la situation sécuritaire est plutôt satisfaisante. Le retrait israélien du Sinaï se poursuit dans le calme. Le roi Hussein a expulsé les milices palestiniennes de son pays. Reste la frontière nord avec la Syrie, la Syrie qui contrairement à l’Égypte refuse de reconnaître l’État d’Israël. Le Liban n’a pas pris part à la guerre du Kippour mais a servi de base à des raids meurtriers de fédayins qui ont provoqué des représailles au Sud-Liban. Une milice d’autodéfense soutenue par Israël (constituée de chrétiens et de chiites) et dirigée par Saad Haddad sert de tampon entre Israël et les fédayins. La Cisjordanie et Gaza connaissent une croissance économique inédite. Par ailleurs, le contrôle exercé par l’armée et les services de renseignements se montre efficace. Ariel Sharon en profite pour se rendre en tournée dans des pays d’Afrique ou d’Asie, frontaliers des pays hostiles à Israël. Ainsi visite-t-il la République centrafricaine, le Zaïre, le Kenya, l’Éthiopie, et l’Afrique du Sud. En Éthiopie, il retrouve les Falashas. Alors que le pays est dirigé d’une main de fer par le colonel Mengistu Haïlé Mariam, en Israël un mouvement milite en faveur de leur venue dans le pays et se souvient du pont aérien qui en 1949 transporta la quasi-totalité des Juifs du Yémen. Le projet concernant les Falashas rencontre l’hostilité d’une partie du rabbinat que relaie les ministres du Parti national religieux. Ariel Sharon n’en a que faire et milite pour leur venue en Israël. Au début des années 1990, il adoptera la même attitude et se montrera particulièrement souple quant à l’application de la loi du retour concernant les Juifs d’URSS. Pragmatique, il se préoccupe plus du renforcement du potentiel humain que d’orthodoxie halachique. Par l’entremise d’Ariel Sharon, Israël va fournir une aide en armement et conseillers militaires au régime éthiopien (qui affronte une rébellion de séparatistes musulmans en Érythrée) en échange du départ de plus de huit mille Juifs éthiopiens vers Israël. Marché conclu ; ce sera l’opération Moïse, de décembre 1984 à janvier 1985. A Pretoria, et bien que le contenu des discussions reste classé secret défense, on suppose qu’elles ont porté sur la coopération nucléaire entre les deux pays, une coopération qui avait commencé en 1978, sous l’impulsion de Moshé Dayan.
Moshé Dayan (1915-1981)
Gage d’une paix durable avec l’Égypte, toutes les implantations juives du Sinaï sont priées de plier bagage. Celle de Yamit où se retranchent les adeptes du rabbin Meir Kahana est évacuée par la force. Ariel Sharon et Rafael Eytan qui ont plaidé pour l’établissement d’une ligne d’implantations juives afin d’isoler la bande de Gaza du Sinaï procèdent à leur évacuation.
Décembre 1981, Menahem Begin annexe le Golan. Au Liban la guerre civile (qui a commencé en 1975) favorise les actions des fédayins contre Israël. L’état-major de l’OLP s’est installé à Beyrouth. Tout laisse présager que si ces actions ne cessent pas, Israël interviendra d’une manière ou d’une autre. Les attaques des Palestiniens contre les Israéliens ne se limitent pas à la frontière nord, elles se multiplient en Israël même ainsi qu’en Allemagne et en Autriche. Ariel Sharon et nombre de membres du gouvernement ne croient plus (ou n’ont jamais cru) aux bons offices de l’envoyé de Ronald Reagan, Philip Habib d’une famille libanaise maronite. Il fait de son mieux mais…
Pour Ariel Sharon, la crise libanaise (qui met en danger la sécurité de son pays) ne peut être résolue que par l’instauration d’une démocratie stable débarrassée de la tutelle syrienne et de « l’État dans l’État » qu’est devenue l’OLP.
Le prétexte syrien de protéger les chrétiens libanais des milices palestiniennes alliées à des éléments armés sunnites libanais masque un autre objectif, soit le contrôle syrien sur tout le Liban. Pour ce faire, les Syriens soutiennent alternativement telle ou telle faction afin que toutes se neutralisent mutuellement et, ainsi, qu’aucune d’entre elles ne puisse être assez forte pour réclamer un Liban libre de toute tutelle étrangère.
12 janvier 1982, Ariel Sharon accompagné de responsables israéliens et d’agents du Mossad est conduit de nuit par hélicoptère, très au large des côtes du Sud-Liban. Puis l’équipe est conduite à bord de canots pneumatiques vers le port de Jounieh où les attend Bachir Gemayel. Ils sont reçus dans la somptueuse demeure de ce chef chrétien et de sa femme, Solange. Ariel Sharon est émerveillé par la munificence de la réception. Avec son hôte, il visite des positions de milices phalangistes. Ariel Sharon n’ignore pas que dans le très complexe Liban (et, plus généralement, Orient) l’adage « les ennemis de nos ennemis sont nos amis » a ses limites. Il inclut toutefois Bachir Gemayel dans son plan de remodelage régional sans jamais oublier « l’option jordanienne » afin de régler la question palestinienne ; dans ce cas : chasser les Palestiniens du Liban vers la Jordanie où l’OLP soutenue par la population palestinienne du royaume hachémite (environ la moitié de la population totale) vengerait « Septembre noir » en attaquant le roi Hussein. Précisons que la plupart des responsables israéliens soutiennent ce plan. Problème, l’allié américain même si Ronald Reagan est plus favorable à Israël que Jimmy Carter, Ronald Reagan qui cherche à ménager Hafez el-Assad alors que l’Irak est en guerre contre l’Iran.
Printemps 1982. Les Palestiniens respectent le cessez-le-feu sur la frontière entre le Liban et Israël mais ils multiplient les actions terroristes en Israël et contre ses représentants à l’étranger. Ariel Sharon se rend aux États-Unis. On l’appelle à la retenue. Il s’emporte. Israël finit toutefois par être discrètement autorisé à pénétrer de quarante kilomètres à l’intérieur du Liban. La décision d’une intervention massive est adoptée le 16 mai 1982 par le gouvernement. L’opération est dénommée « Paix en Galilée » afin de signifier qu’il s’agit d’une attaque défensive. Il ne manque que le prétexte pour la déclencher. Le 3 juin 1982, l’ambassadeur d’Israël à Londres est gravement blessé dans un attentat. L’OLP prend ses distances : cet attentat a été perpétré par le groupe rival Abou Nidal. Des objectifs palestiniens sont visés sur ordre de Rafael Eytan (Ariel Sharon est alors en Roumanie), à Beyrouth et au Sud-Liban. Riposte de l’OLP sur le Nord d’Israël. L’opération peut être déclenchée et massivement mais ne doit pas durer plus de quarante-huit heures.
6 juin 1982, peu avant midi, quatre divisions de Tsahal pénètrent au Liban suivant trois axes : ouest (route côtière), centre (vers le fleuve Litani et le château de Beaufort), est (vers la Bekaa). Dans la nuit du 6 au 7 juin, une brigade est déposée par mer, plus au nord, à l’embouchure du fleuve Awali. L’armée libanaise n’existe plus en tant que force unifiée depuis le début de la guerre civile. Les Palestiniens se fondent dès qu’ils le peuvent dans la population et ordre est donné de ne pas faire de victimes civiles, ce qui rend difficile la réduction de la résistance palestinienne dans les villes et les villages. 7 juin, la forteresse de Beaufort est prise. Les troupes syriennes finissent par être attaquées sur l’axe est, au sud de la plaine de la Bekaa. Autorisation est donnée de détruire les batteries syriennes, ce qui est fait. Sont également détruits une centaine d’avions syriens tandis qu’Israël n’en perd aucun. Le 10 juin, les États-Unis imposent un cessez-le-feu mais il ne prend pas vraiment effet sur le terrain. Les forces israéliennes poussent jusqu’aux faubourgs de Beyrouth et aux alentours de Zahlé. 14 juin, la jonction s’effectue entre les forces israéliennes et les phalanges chrétiennes. Les milices de l’OLP et le QG de Yasser Arafat sont encerclés.
Les succès militaires sont indéniables, mais cette opération qui ne devait durer que quarante-huit heures a commencé il y a plus d’une semaine. Les pertes augmentent, l’opposition dénonce, le soutien populaire passe de 93 % à 66 %. Ariel Sharon veut anéantir l’OLP, forcer les troupes syriennes à rentrer en Syrie et mettre en place un gouvernement favorable à Israël, soit faire élire Bachir Gemayel à la présidence de la République. La prise d’un point stratégique sur la route Beyrouth-Damas contraint les Syriens à accepter un cessez-le-feu. L’OLP est prise au piège dans Beyrouth-Ouest. Pour Rafael Eytan et Ariel Sharon, le moment est venu d’anéantir l’OLP, ses milices et sa direction politique. Mais Menahem Begin soutenu par son cabinet doit temporiser et retenir ses deux généraux car Washington et le Conseil de sécurité de l’ONU pourraient perdre patience. Tsahal reste donc positionné aux portes de Beyrouth-Ouest. Le 3 juillet, Ariel Sharon décrète le siège de Beyrouth. Il durera plus d’un mois, avec des incursions toujours plus profondes dans cette partie de la ville. Cette tactique est coûteuse en hommes et porte préjudice à l’image d’Israël avec cette capitale qui se trouve peu à peu réduite à des tas de gravats. Par ailleurs, en Israël, l’opposition à cette guerre s’organise et des réservistes préfèrent la prison à leur incorporation dans des unités engagées au Liban. Ariel Sharon ne s’en émeut guère et poursuit l’étranglement de l’OLP.
La diplomatie américaine avec Philip Habib a concocté un nouveau plan : faire appel à une force internationale, Français en tête, afin de séparer les combattants avant de procéder à l’évacuation des milices palestiniennes par mer vers des pays arabes. Ariel Sharon rejette ce qui permettrait à Yasser Arafat de quitter Beyrouth la tête haute. Il demande alors à Bachir Gemayel et ses Phalanges chrétiennes de nettoyer les réduits palestiniens dans Beyrouth-Ouest. Il accentue la pression, pilonne cette partie de la ville et insiste pour y pénétrer. Mis sous pression par Washington, Menahem Begin s’y oppose.
12 août, cessez-le-feu, effectif cette fois. Yasser Arafat et le gros des unités armées de l’OLP quitteront Beyrouth entre le 21 août et le 10 septembre. Tunis accueillera la direction de l’OLP. 23 août, élections présidentielles au Liban, sous la protection de Tsahal. Bachir Gemayel est élu et rencontre secrètement Menahem Begin en présence d’Ariel Sharon. On s’accorde pour éliminer toute présence armée palestinienne à Beyrouth mais on diverge sur le sort du chef de l’Armée du Liban-Sud (ALS), Saad Haddad, considéré comme un déserteur. Par ailleurs, considérant la fracturation de la société libanaise, un traité de paix avec Israël semble prématuré pour ce tout jeune président de la République.
12 septembre, autre rencontre entre Bachir Gemayel et Ariel Sharon. On s’accorde pour réunifier Beyrouth et nettoyer les camps de réfugiés palestiniens des quelque deux mille fédayins qui s’y cachent avec leur armement, à Sabra, Chatila et Borj el-Barajneh. Le 15 septembre, on se retrouvera pour traiter des sujets de désaccord. Mais le 14 septembre, une violente explosion au siège des Phalanges chrétiennes tue Bachir Gemayel. Des officiers libanais pressent Ariel Sharon de prendre le contrôle de toute la capitale libanaise. 16 septembre, Ariel Saron est à Tel-Aviv pour la traditionnelle cérémonie anniversaire en hommage à son fils Gur. Le soir, il reçoit un appel téléphonique de Rafael Eytan qui lui dit : « Ils sont allés trop loin… » à propos des Phalangistes chargés de nettoyer les camps palestiniens. « Ils sont allés trop loin… », une déclaration qui venue de Rafael Eytan, connu pour sa dureté envers les ennemis armés d’Israël. Mais Ariel Sharon ne s’inquiète pas outre mesure, il sait que le combat urbain, en dépit des précautions, fait de nombreuses victimes parmi les civils d’autant plus que l’OLP utilise volontiers des non-combattants comme bouclier humain et installe des postes de combat dans les écoles et hôpitaux.
La malédiction de Sabra et Chatila
Sabra et Chatila, un massacre qui allait être aussitôt associé à Ariel Sharon et qui le reste, même pour ceux qui ne lui sont pas radicalement hostiles. Pour les autres qui démonisent Israël, et ils sont nombreux, Ariel Sharon n’est qu’un criminel de guerre bien que cette stigmatisation ne repose sur aucune décision de justice, nationale ou internationale. Le Liban et le Moyen-Orient ont connu de très nombreux massacres de civils par des milices armées, mais ces noms, Sabra et Chatila, restent emblématiques de ce genre d’horreur. La propagande palestinienne a su utiliser Jean Genet (sollicité par Leïla Shahid), auteur de « Quatre heures à Chatila », un texte adapté au théâtre et élaboré à partir du seul témoignage des survivants sous le strict contrôle de cadres de l’OLP. La prose de Jean Genet a rencontré un grand succès ; elle réactive de vieilles passions antisémites et participe à l’élaboration d’un « nouvel antijudaïsme » intégré à l’idéologie de l’extrême-gauche occidentale.
Ces massacres ont été perpétrés par des commandos phalangistes conduits par Elie Hobeika. Ils ont pénétré dans lesdits camps avec l’accord de Tsahal qui occupait Beyrouth-Ouest. Le 25 septembre 1982, la plus grande manifestation en Israël depuis la guerre d’Indépendance rassemble quatre cents mille personnes. On exige le retrait de Tsahal du Liban, la démission du gouvernement, la constitution d’une commission d’enquête sur ces massacres. Menahem Begin créé cette commission, avec à sa tête Ytzhak Kahane, président de la Cour suprême d’Israël, assisté d’Aharon Barak et du général de réserve Yona Efrat. Deux mois d’audition au cours desquels les pro-Sharon et les anti-Sharon vont s’invectiver.
Ariel Sharon est assommé et – peut-on lui en vouloir ? – son obsession du complot confine à la paranoïa. Il parvient à conserver son équilibre psychologique grâce à son épouse, Lily, et ses deux fils, Omri et Gilad. Arik bénéficie par ailleurs du soutien du journaliste Uri Dan qui se démène dans la presse, à la télévision, et qui le met en contact avec Dov Weisglass, un as du barreau qui fait valoir que selon la notion juridique de responsabilité (dans le droit israélien), on ne peut être considéré comme responsable d’un acte commis par un tiers si l’on n’était pas en mesure de prévoir la manière dont il allait se comporter.
Le 7 février, Ariel Sharon prend connaissance du rapport Kahane qui exonère Tsahal de toute participation directe à ces massacres mais fait porter une part de « responsabilité indirecte » à des personnalités politiques et militaires israéliennes parmi lesquelles Ariel Sharon pour n’avoir pas anticipé le comportement des Phalangistes et avoir tardé à mettre fin aux massacres. Certains de ces hauts responsables sont invités à démissionner. Il est demandé à Ariel Sharon de tirer des « conclusions personnelles » de son « implication indirecte » dans ces massacres et, à défaut, ce rapport suggère au Premier ministre de « faire usage de son autorité pour obtenir la démission du ministre de la Défense ». 10 février, réunion du cabinet afin de discuter des suites à donner au rapport Kahane. Ariel Sharon est le seul à le rejeter. Les seize autres membres du cabinet l’approuvent. Le lendemain, Ariel Sharon donne sa démission de ministre de la Défense.
Le discours palestinien sait jouer avec la mauvaise conscience occidentale ; aussi retravaille-t-il inlassablement la mémoire de ces massacres. Ariel Sharon restera sans état d’âme, il regrettera simplement de n’avoir pu terminer le travail, soit flanquer les Syriens à la porte, liquider Yasser Arafat et ses milices armées pour favoriser un Liban libre et démocratique, un travail inachevé pour cause d’opposition américaine. Ariel Sharon tirera toutefois deux leçons de cette affaire : ne rien entreprendre d’important en politique internationale contre l’avis des États-Unis ; ne rien entreprendre d’important en politique intérieure qui heurte frontalement l’opposition de gauche – et c’est pourquoi il va privilégier l’alliance avec des Travaillistes pour gouverner.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis