La participation du Portugal à la Grande Guerre a été discrète et elle reste peu connue, hormis au Portugal. A mon arrivée, en 2014, une exposition à la Assembleia da República rendait compte de cet engagement : « Portugal e a Grande Guerra ». En 2018, le 4 novembre, Centenaire de l’Armistice, un défilé militaire d’une exceptionnelle ampleur eut lieu sur les Champs-Élysées de Lisbonne, la Avenida da Liberdade. Cette cérémonie s’est déroulée le 4 et non le 11 novembre car le président de la République portugaise, Marcelo Rebelo de Sousa, devait se rendre en France le 11 novembre afin de représenter son pays aux cérémonies.
La participation du Portugal à la Grande Guerre a été discrète et reste peu connue, hormis au Portugal même, c’est pourquoi j’ai voulu la présenter d’une manière synthétique en m’appuyant sur une étude d’Aniceto Afonso, officier supérieur et historien, non traduite en français, une étude ample et précise publiée dans l’excellente et élégante collection Guerras e Campanhas Militares da Historia de Portugal chez QuidNovi, Lisbonne.
A la veille de la Grande Guerre, la politique étrangère portugaise est déterminée par trois données essentielles : les relations avec l’Espagne, l’alliance avec l’Angleterre, la question coloniale, ces deux dernières étant intimement liées, inséparables même. Rappelons par ailleurs que lorsque la Grande Guerre éclate, la République portugaise est très jeune, née en 1910, occupée à se consolider et asseoir sa légitimité tant au niveau national qu’international. Le renforcement du potentiel militaire du pays n’est pas une priorité pour le Portugal contrairement aux principales puissances européennes. Tout en s’efforçant de fortifier ses assises, notamment par le biais d’une nouvelle administration, la République portugaise doit contrôler les réactions monarchistes, très virulentes.
Possessions et Empire colonial portugais. 1415, avec la conquête de Ceuta (aujourd’hui espagnol) ; 1999, avec la rétrocession de Macao à la Chine.
L’Allemagne quant à elle est devenue une puissance majeure qui aimerait se constituer un empire colonial. Mais l’espace est déjà bien occupé, notamment par ses voisins, la France et l’Angleterre, des puissances majeures. Dans un premier temps l’Allemagne commence par reluquer les possessions de puissances mineures, comme le Portugal qui par ailleurs doit faire face à de graves problèmes économiques et financiers. Consciente de ces problèmes, l’Allemagne espère pouvoir se substituer au Portugal par le biais de tractations diplomatiques. Mais derrière le Portugal se tient un puissant ami de longue date, l’Angleterre. A ce propos, rappelons que le plus ancien traité actif au monde, le traité anglo-portugais ou traité de Londres, remonte au XIVe siècle, à 1373 plus exactement. Ces deux pays sont donc liés par de nombreux traités dont celui de Windsor (1899). Les tractations entre Anglais et Allemands quant aux questions coloniales sont suivies de très près par la diplomatie portugaise, à commencer par Manuel Teixera Gomes, ambassadeur du Portugal à Londres depuis avril 1911 et futur président de la République portugaise. Manuel Texeira Gomes redoute à juste titre que le conflit latent entre l’Angleterre et l’Allemagne ne se résolve au détriment du Portugal.
A la veille de la Grande Guerre, l’Empire portugais se répartit ainsi : en Afrique : îles de Cabo Verde et îles de São Tomé et Príncipe, Guiné, Angola, Moçambique ; en Asie : ĺndia portuguesa (Goa, Damão et Diu), Macau, Timor ; et appartenant pleinement au Portugal, l’archipel des Açores et l’archipel de Madeira. Ce vaste empire très disséminé a des frontières internationalement reconnues et la souveraineté portugaise n’y est pas remise en question. Elle s’exerce toutefois non sans problème, et pour diverses raisons, à commencer par une centralisation excessive, fort coûteuse pour la métropole.
L’avènement de la République, le 5 octobre 1910, a des origines diffuses, en partie populaires mais aussi liées à la Charbonnerie (Carbonária). Quoi qu’il en soit, le gouvernement issu du 5 octobre 1910 va tenter de s’assurer une légitimité et d’obtenir des assurances en honorant les forces armées comme si ce régime leur devait d’être né.
La jeune République s’empresse de républicaniser l’armée dès 1911, de transformer une masse d’hommes armés appelée « exército permanente », héritée de la Monarchie, en « nação em armas ». Le projet est particulièrement ambitieux, avec un échafaudage juridique et législatif particulièrement imposant qui vise à faire de l’armée un instrument de la République capable de répondre à tout type d’agression. Mais cette construction nourrie de propagande enthousiaste s’enivre d’elle-même et ne parvient pas à prendre prise sur la réalité. Cette République qui invoque l’exemple suisse et ses miliciens manque d’une tradition et d’une assise populaire pour forger un outil de ce type. Et la Grande Guerre va bientôt éclater.
Je ne rappellerai pas le cadre général de la Grande Guerre et me limiterai à l’implication portugaise.
Suite à la déclaration de guerre de l’Angleterre à l’Allemagne (4 août 1914), Manuel Teixera Gomes est contacté par le gouvernement anglais qui demande à ce que le gouvernement portugais s’abstienne de toute déclaration de neutralité, une demande à laquelle le Portugal se conforme. L’Allemagne lui déclarera la guerre le 9 mars 1916, le Portugal ayant bloqué plusieurs de ses navires dans ses ports.
Les Républicains sortiront très affaiblis des années 1914-1918, années au cours desquelles ils ne cesseront de polémiquer sur la conduite à tenir : intervenir ou ne pas intervenir en Europe et, en cas, d’intervention, quelle forme lui donner ? La polémique touchera tous les partis. Faut-il faire bloc derrière l’Angleterre ou bien mener une politique qui découple les intérêts portugais de ceux de l’Angleterre ? Parmi les opposants à toute participation du Portugal au conflit, outre des minorités radicales, les monarchistes (tant anglophiles que germanophiles) et les socialistes. Au sein de l’armée, la majorité des officiers est opposée à l’engagement portugais. Les démocrates (des Républicains) unis autour d’Afonso Costa (représentant de la bourgeoisie commerçante et financière, libérale, urbaine, anticléricale, partisane d’un marché national-colonial) jugent que la participation de leur pays à la guerre lui donnerait du prestige et la reconnaissance internationale, ce qui aurait pour effets d’amplifier les relations économiques et politiques en commençant par ouvrir les marchés européens et en favorisant la décentralisation et l’autonomie des administrations coloniales. Les opposants républicains à l’entrée en guerre du Portugal sont regroupés autour de Brito Camacho, responsable de l’União Republicana représentant les industriels et les propriétaires fonciers, protectionniste, avec tendances monopolistiques. Ils jugent que la solution à la crise économique portugaise tient à la bonne organisation d’un marché colonial protectionniste ; aussi, selon eux, les forces armées et le Portugal doivent d’abord œuvrer à la défense des colonies. Les partisans d’António José de Almeida finiront par s’allier aux Démocrates, constituant ainsi un Governo da União Sagrada. Parmi les Républicains, les Démocrates dominent largement et ne cesseront de conforter leur assise. Les autres Républicains, à commencer par ceux de l’União Republicana, se retrouveront ainsi fréquemment en leader d’une vaste opposition.
Lorsque la guerre éclate, le Portugal est dirigé par un gouvernement démocrate à la tête duquel se trouve Bernardino Machado. Ce gouvernement est dans l’embarras, ne pouvant se déclarer belligérant ou neutre. Pourtant, dès le 24 août 1914, une petite garnison portugaise au Nord du Mozambique est attaquée par des forces allemandes venues de la voisine Afrique orientale allemande, un incident qui pourrait être un casus belli. Mais pour l’heure, l’Angleterre est peu encline à entraîner le Portugal dans la guerre car les frontières coloniales du conflit se trouveraient d’un coup très augmentées alors que la contribution portugaise au conflit serait bien modeste.
Avant la Grande Guerre, les forces armées portugaises en Angola sont insignifiantes et n’ont effectué depuis l’avènement de la République que de rares opérations fort limitées. En septembre 1914, elles sont renforcées et positionnées le long de la frontière Sud, face à la menace venue du Sud-Ouest africain allemand. La neutralité portugaise contraint toutefois les troupes à rester sur la défensive, l’initiative de l’attaque étant ainsi laissée aux Allemands. Ils attaquent le 18 décembre 1914, forçant les troupes portugaises à se retirer avec de lourdes pertes – voir le « desastre de Naulila ». Le gouvernement portugais poursuit le renforcement de son dispositif au Sud de l’Angola afin de faire face aux Allemands mais aussi aux révoltes des peuples indigènes de la région.
Le Mozambique se trouve lui aussi fort mal préparé. Il est menacé sur sa frontière Nord par l’Afrique orientale allemande. Deux expéditions quittent le Portugal pour le Mozambique mais les hommes sont mal entraînés et mal équipés, ils souffrent de maladies tropicales qui diminuent rapidement leurs effectifs, l’appui sanitaire étant plus que déficient. Le commandant lui-même, José Luís de Moura Mendes, n’a aucune expérience coloniale. La déclaration de guerre permettra au gouverneur général Alvaro de Castro de mieux définir les objectifs et, ainsi, de tirer les militaires stationnés au Mozambique de leur léthargie. Première de leurs actions : la récupération de Quionga.
Suite à la déclaration de guerre de l’Allemagne au Portugal, l’idée prend forme d’un Governo nacional regroupant tous les partis sans exception. Mais elle est vite oubliée au profit d’un Governo da União Sagrada, avec les Démocrates d’Afonso Costa et les partisans d’António José de Almeida. Brito Camacho est invité à participer à ce gouvernement mais il rétorque qu’il ne peut accepter qu’à la condition que monarchistes et socialistes le soient aussi. António José de Almeida est nommé président du Gouvernement mais les rênes sont tenues par les Démocrates. La question de la participation du pays au conflit reste au centre des débats politiques tandis que les tensions se multiplient avec les difficultés d’approvisionnement liées au conflit. Principale tâche du Gouvernement pour l’heure : préciser la forme que doit prendre la participation portugaise au conflit, préparer les forces à envoyer au front, préparer l’opinion publique et réprimer si nécessaire les voix qui s’y opposent.
José Norton de Matos est nommé ministre de la Guerre. La division mobilisée se constitue à Tancos sous le commandement du général Fernando Tamagnini de Abreu e Silva. De jeunes officiers proches du Partido Demócratico et de José Norton de Matos l’encadrent et poussent son instruction. Par ailleurs, deux expéditions s’organisent pour le Mozambique, l’Angola étant calme depuis 1915. Le 15 juillet 1916, le gouvernement britannique engage officiellement le Portugal à prendre part aux opérations militaires alliées. Fin janvier 1917, le Corpo Expeditionário Português (C.E.P.) commence à embarquer.
Au Portugal, la situation politique, économique et sociale se dégrade. António José de Almeida est remplacé par Afonso Costa à la tête d’un gouvernement entièrement aux mains des Démocrates. Les opposants à la guerre ne se calment pas. Les difficultés d’approvisionnement s’aggravent. Le climat social se dégrade. Le 5 décembre 1917, coup militaire conduit par Sidónio Pais, officier d’artillerie, ambassadeur du Portugal à Berlin jusqu’à la déclaration de guerre. En moins de trois jours, il prend le pouvoir.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis