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En lisant l’essai d’Amin Maalouf, « Le naufrage des civilisations » -1/2

 

Notes de lecture rédigées le 10 et 11 août 2019, alors que j’étais voisin d’Amin Maalouf qu’il m’arriva de saluer sur les chemins de l’île d’Yeu. Ces notes ont suscité à l’occasion des réflexions – ou, plutôt, des coups d’humeur – qui n’engagent bien sûr que moi. 

 

« Ai-je raison de donner tant d’importance à ma région natale, à ses particularités sociologiques et aux tragédies qui l’ont endeuillée ?

Ce qui m’y incite, c’est que les turbulences du monde arabo-musulman sont devenues, ces dernières années, la source d’une angoisse majeure pour l’humanité tout entière. A l’évidence, quelque chose de grave et même d’inouï s’est passé dans cette région, qui a contribué à dérégler notre monde, et à le détourner du chemin qui aurait dû être le sien.

C’est un peu comme si nous avions tous subi une secousse mentale de grande magnitude, dont l’épicentre se situait du côté de ma terre natale. Et c’est justement pour cela, parce que je suis né et que j’ai grandi au bord de la “faille”, que je m’efforce de comprendre comment la secousse s’est produite, et pourquoi elle s’est propagée dans le reste du monde, avec les conséquences monstrueuses que l’on sait », Amin Maalouf dans « Le naufrage des civilisations ».

 

« Le naufrage des civilisations » est le dernier essai d’Amin Maalouf (paru en 2019, aux Éditions Grasset).

 

Amin Maalouf (né en 1949), à l’île d’Yeu

 

Ceux qui dénoncent l’affirmation identitaire et les révolutions conservatrices ne sont pas moins virulents avec leur humanisme et leur universalisme que les partisans de l’affirmation identitaire et des révolutions conservatrices. Humanisme et universalisme sont des mots de combat, des mots militants parmi d’autres choisis dans tout un arsenal et destinés à frapper d’estoc et de taille tous ceux qui n’applaudissent pas aux grands desseins qu’ils désignent. Je note simplement que le conservatisme est généralement plus honnête que le progressisme. Je suis loin de partager toutes les positions du conservatisme, je note simplement que le conservatisme est plus honnête que le progressisme comme l’homme de droite est plus honnête que l’homme de gauche ; et, à ce propos, il faut lire et relire cet article de Gabriel Marcel, un véritable manifeste, publié en 1962 et intitulé : « Qu’est-ce qu’un homme de droite ? » et qui s’ouvre sur ces mots : « Il existe une droite “close” et une droite “ouverte”. Personnellement, je me sens très peu de points d’accord avec ce que j’appelle droite close, car c’est une droite crispée sur l’idée de conservation. Je ne dirai jamais que je suis conservateur. Dans l’espèce d’énorme chantier de démolition où nous sommes, il peut y avoir des choses à exhumer, il peut y avoir des choses à réveiller, mais conserver me paraît être un mot dont on ne peut pas se servir ».

Mais, surtout, je ne méprise pas l’honnêteté intellectuelle et note avec tristesse et découragement que les progressistes racolent et sont prêts à tous les artifices pour attirer le chaland. Ces remarques sont générales et ne s’en prennent en aucun cas à Amin Maalouf, homme au regard panoramique et d’une belle intégrité avec lequel je n’ai guère de désaccord même si certaines de ses remarques appellent, de mon point de vue tout au moins, des précisions.

L’affirmation identitaire n’est pas nécessairement répréhensible voire responsable de toutes les horreurs ; et l’attitude œcuménique ne doit pas être systématiquement – a priori – placée au-dessus de cette première mais simplement mise en situation à partir de la question : Qu’est-ce qui la suscite ? Par ailleurs, on pourrait objecter que l’attitude œcuménique n’est supérieure à l’affirmation identitaire que de son propre point de vue et inversement. Il me paraît aussi vain voire dangereux de chanter systématiquement les louanges des doctrines qui prônent l’universalité que celles qui la dénigrent. Même remarque pour les affirmations identitaires. Il faut aller pas à pas et au cas par cas dans les broussailles de l’histoire des hommes. Israël est probablement le meilleur exemple, aujourd’hui, d’un équilibre entre universalisme et affirmation identitaire, un équilibre toujours fragile, menacé de l’intérieur comme de l’extérieur, un équilibre inquiet donc mais toujours actif. Je sais que cette remarque fera sourire ou hurler mais qu’importe.

Cette voix remarquable que fut George F. Kennan, celui qui avait prévenu les États-Unis du danger soviétique et qui eût un rôle décisif dans la victoire de l’Occident, victoire consacrée par la chute du Mur de Berlin en 1989. George F. Kennan, un homme aussi lucide que tenace. Mais lorsque le système soviétique honni et redouté se trouva fracassé, à terre, il refusa d’humilier les Russes car il aimait profondément ce peuple. Il répéta que l’humilier reviendrait à favoriser les courants nationalistes et militaristes, contrariant ainsi l’établissement de la démocratie. Sa magnanimité apparut comme de la faiblesse et de la naïveté. Le président Bill Clinton demanda en 1997 s’il ne fallait pas écouter ce vieux diplomate. On lui répondit qu’il fallait profiter de ce que l’Union soviétique était à genoux pour la plaquer au sol. Appréciation peu clairvoyante. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire : l’Europe ne doit pas se mêler des affaires russes en commençant par lui donner des leçons de démocratie mais tendre la main à ce grand pays, car l’Europe n’est qu’un corps mutilé sans lui. L’union avec ce pays est une priorité européenne. Il faut travailler à l’Eurussie (Europe + Russie) ainsi que je l’ai écrit dans un précédant article.

Les pères fondateurs du Pakistan n’étaient pas dénués de valeur. Ils avaient la conviction que l’islam servirait de ciment dans un pays constitué de plusieurs peuples aux langues et aux traditions sociales différentes. Les Bengalis étaient le peuple le plus important du Pakistan oriental, les Pendjabis étaient le peuple le plus important du Pakistan occidental où était installé le pouvoir central. En novembre 1970, l’un des plus meurtriers cyclones tropicaux de mémoire d’homme dévasta le Pakistan oriental qui, persuadé que le pouvoir central n’avait pas fait ce qu’il fallait pour lui porter secours, se rebella et proclama son indépendance sous le nom de Bangladesh, ce à quoi le Pakistan occidental s’opposa par la force avant d’être mis en échec par l’Inde (voir la Troisième guerre indo-pakistanaise). Les Biharis, des musulmans indiens qui avaient émigré au Pakistan oriental, s’élevèrent contre les tenants de la partition et défendirent l’unité de leur nouvelle patrie. En conséquence, ils furent dans leur ensemble traités comme des ennemis du Bengladesh. Leurs biens furent confisqués, ils devinrent pauvres entre tous et furent parqués dans des bâtiments vides et insalubres. Résultat, comme l’écrit Amin Maalouf : « Lorsqu’on entre dans une logique de “partition”, le morcellement a tendance à se poursuivre sans limites. On commence par séparer les musulmans des hindouistes. Puis on sépare les Bengalis des Pendjabis. Mais au sein de l’État où ces peuples prédominent, il y a d’autres peuples encore, qui craignent d’être bafoués, persécutés, voire anéantis ; ne devraient-ils pas avoir, eux aussi, leur propre pays ? » A cette première observation s’en ajoutent deux autres. En devenant majoritaire dans un pays, une population ne devient pas plus tolérante ; elle devient même moins tolérante. Ce processus peut être observé dans tous les pays qui instaurent un système communautariste, en particulier au Pakistan où l’intolérance est extrême, où toutes les minorités sont humiliées et persécutées. Moralité : « L’homogénéité est une coûteuse et cruelle chimère. On paie cher pour l’atteindre, et si jamais l’on y parvient, on le paie plus cher encore ». Troisième et dernière observation. L’égarement que nous connaissons aujourd’hui ne serait-il pas en partie dû à cette habitude prise à partir du XIXe siècle de morceler les ensembles (les empires par exemple) à l’intérieur desquels vivaient plusieurs nations pour les faire vivre séparément ? Il ne s’agit pas de vivre dans la nostalgie des empires et pourtant…

Question lancinante : Quel doit être le rôle de l’État ? Plus précisément, quels doivent être ses pouvoirs et leur degré ? Entre Adam Smith et le dirigisme socialiste… Adam Smith et la « main invisible » qui intervient providentiellement pour harmoniser l’ensemble de l’activité humaine, une opération particulièrement complexe – on ne peut la suivre dans tous ses méandres, on ne peut que constater son efficacité ou sa non-efficacité ; et encore faut-il s’entendre sur le sens accordé en la circonstance à « efficacité » et « non-efficacité ». Dans les pays occidentaux, le rôle de l’État est une question particulièrement épineuse. Pensons à la France, pays de tradition centraliste, où les citoyens entretiennent une relation papa-maman avec l’État. Ils ronchonnent contre son omniprésence mais réclament son attention sitôt qu’ils se sentent abandonnés – et ils ont tôt fait de se sentir abandonnés…

La dérive du monde arabe perturbe le monde entier. L’islam est en phase d’implosion, d’effondrement gravitationnel, notamment avec cette surenchère entre chiites et sunnites, mais aussi entre les diverses factions militantes sunnites. Voir ces mises en scène atroces organisées par l’État islamique (Daesh) qui, ainsi, s’emploie (très efficacement) à recruter par la fascination qu’exerce l’horreur – « faire mieux » qu’Al-Qaïda, des images en grande partie relayées par Internet. Un exemple de cette émulation : en novembre 1979, un puissant commando armé pénètre dans La Mecque accusant implicitement l’Arabie saoudite de mollesse, de ne pas appliquer la charia avec assez de rigueur. Les autorités saoudiennes sont désemparées et mettent un certain temps à réagir. On connaît la suite. Amin Maalouf écrit : « L’incroyable assaut contre ce lieu saint fut l’acte de naissance d’un militantisme sunnite radical dont on allait entendre parler pendant des décennies » ; et je me permets d’ajouter que nous ne sommes pas sortis de l’auberge et ne sommes pas prêts d’en sortir. L’exemple de ce commando a fait bien des émules partout dans le monde. Oussama Ben Laden les a organisés avec Al-Qaïda dont l’action culmina le 11 septembre 2001. Mais il y a plus. Piquée au vif et inquiète, l’Arabie saoudite va se mettre à répandre à coups de pétrodollars le wahhabisme et le salafisme dans le monde, en finançant notamment la construction de mosquées et des associations religieuses. L’Arabie saoudite, alliée de l’Occident, et prête à partir en guerre contre l’Iran à nos côtés, est l’un des principaux dangers qui nous guettent, c’est pourquoi il est impératif que nous nous dégagions au plus tôt de ce fournisseur en pétrole et gaz. La transition énergétique ne doit pas être seulement écologique (lutte contre le réchauffement climatique, etc.), elle doit aussi et d’abord être politique et stratégique – géopolitique. Il s’agit dans un premier temps d’assécher financièrement un monstre qui prend ses aises un peu partout et d’abord chez nous. Par ailleurs, la surenchère n’en est probablement qu’à ses débuts entre radicaux musulmans.

On ne peut comprendre l’attitude de l’Iran aujourd’hui si l’on n’étudie pas de près l’affaire Muhammad Mossadegh et de coup d’État fomenté par la CIA. Les actualités et les breaking news (cette instructive expression du marketing médiatique) sont de plus en plus enfermées en elles-mêmes avec la fébrilité toujours augmentée de la machine médiatique – où je pourrais en revenir à Karl Kraus. L’Iran est depuis quelque temps l’un des pays auxquels cette machine s’intéresse le plus. L’Iran est aussi un pays dont l’histoire est particulièrement riche et particulièrement méconnue. Or, considérant cette fébrilité, il y a urgence à l’étudier, ce qui serait la manière la plus sûre de prendre de la distance – de la hauteur – et, ainsi, de bénéficier d’une vue plus ample qui donnerait plus d’assurance à nos décisions. Il y a urgence, je le redis.

L’ayatollah Khomeiny attendait son heure. Il ne tarda pas à éloigner de son entourage immédiat des hommes de valeur qu’il avait choisis et qui ne partageaient pas nécessairement ses idées. Parmi eux, le plus important, Ebrahim Yazdi, docteur en biochimie devenu ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement de la République islamique, avant de devenir une figure emblématique de l’opposition au régime des mollahs. Autre homme de valeur, Mehdi Bazargan, lui aussi nommé par l’ayatollah Khomeiny, premier chef du gouvernement de la République islamique. Amin Maalouf écrit : « L’homme avait la réputation d’être intègre et compétant, et sa désignation à la tête du gouvernement était fort rassurante pour ceux qui espéraient de la révolution khomeyniste qu’elle conduisît l’Iran vers la modernisation dans la démocratie. »

Souvenons-nous que lorsque Muhammad Mossadegh avait voulu en 1951 reprendre le contrôle du pétrole iranien, c’est Mehdi Bazargan qu’il avait choisi pour diriger la compagnie nationale de pétrole. Ces signes encourageants termineront dans la tristesse, entre le coup d’État fomenté par la CIA et l’ayatollah Khomeiny qui allait tromper tous les espoirs d’une agréable transition. A propos de ce coup d’État, on sait à présent, documents à l’appui, que Winston Churchill, alors Premier ministre, est allé faire pression à Washington pour convaincre les Américains de l’organiser. Outre l’instauration d’un régime particulièrement oppressif, la politique étrangère du régime changea dramatiquement, notamment au Proche-Orient et plus particulièrement avec Israël. L’ayatollah Khomeiny commença par mettre fin aux livraisons iraniennes en pétrole à Israël, il rompit toute relation diplomatique avec ce pays et invita prioritairement Yasser Arafat et l’OLP à occuper des bâtiments diplomatiques qui avaient abrité des services israéliens. Si l’engagement iranien dans les affaires israélo-arabes fut durable (il est malheureusement toujours actif), les relations avec l’OLP furent de courte durée et d’abord parce que les Iraniens n’ont jamais tenu les Arabes en haute estime. Par ailleurs, Yasser Arafat se mit à craindre que son flirt avec l’Iran ne lui aliène le monde arabe, à commencer par l’Irak de Saddam Hussein et la Syrie de Hafez al-Assad avec laquelle il avait engagé un bras de fer.

L’Iran a subi dans les années 1950 une calamité, « lorsque le régime patriotique du docteur Mossadegh, qui était partisan d’idéaux modernistes et démocratiques, et dont les revendications concernant les revenus pétroliers relevaient de la justice la plus élémentaire, fut renversé par un coup de force orchestré par les services secrets américains et britanniques (…). On prit prétexte du fait qu’il y avait quelques marxistes dans l’entourage de Mossadegh pour présenter cette opération comme un épisode de la lutte contre le communisme, alors que l’unique motivation du coup d’État était de perpétuer le pillage éhonté de la fortune pétrolière, en ne laissant que des miettes à la population locale. Le résultat fut, comme chacun le sait aujourd’hui, de préparer l’émergence d’une révolution islamique radicalement hostile à l’Occident. »

Olivier Ypsilantis

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