« La figure de Gengis-khan, immense conquérant, est associée à celle d’un législateur. Il aurait promulgué, en 1206, un « grand code de loi », ou yāsā, d’une extrême sévérité. Les conquêtes mongoles ont quant à elles laissé une image plus que terrifiante, tant en Occident que dans les pays musulmans. Assimilés aux peuples de Gog et Magog de la Bible et du Coran, ces nomades de la steppe ont établi pendant un siècle et demi environ une domination sur des pays de vieilles traditions sédentaires qui a marqué une rupture dans l’histoire de l’Eurasie. Il n’est donc pas étonnant qu’un mythe se soit rapidement développé autour du « grand yāsā » qui aurait été imposé aux populations placées sous l’autorité des Mongols.
La loi mongole ou, plus exactement, l’ordre politique mongol, a bien existé. Mais il n’est pas sûr qu’il ait constitué un code écrit et structuré. En effet, les mentions qui sont faites du yāsā dans les sources islamiques témoignent de l’ambiguïté du terme dans l’esprit des auteurs qui désignent sous ce terme des décrets impériaux (en mongol classique, jasaq) et des règles coutumières (en mongol classique, yosun). Les savants et les chercheurs qui dès la fin du XVIIe siècle se sont intéressés « au grand code de Gengis-khan » ont adopté la vision des sources islamiques, ce qui a contribué à prolonger, jusqu’à aujourd’hui, la confusion des sources médiévales », extrait d’un article de Denise Aigle dans Annales.
J’ai toujours éprouvé une secrète admiration et sympathie pour Gengis-khan, l’unificateur des tribus mongoles. Sa vie politique commence par une terrible déconvenue face à son ami Jamukha, ce qui oblige Temüdjin (le futur Gengis-khan) à trouver refuge sur le cours supérieur de l’Onon. Son prestige va se trouver conforté suite à la déroute des Tartares, ce qui lui vaut la bienveillance de la dynastie des Kin qui règne sur la Chine septentrionale mais inquiète les tribus de la steppe qui se mettent à la disposition de Jamukha. Gengis-khan ne se décourage pas et parvient à attirer à lui les tribus les unes après les autres jusqu’à devenir la personnalité dominante de la steppe. Ses ennemis forment une conjuration mais Gengis-khan, dans une suite quasi ininterrompue de victoires, écrase les tribus rebelles et incorpore ce qu’il en reste à son armée.
L’espace mongol…
Pour la première fois dans leur histoire, toutes les tribus mongoles se trouvent placées sous une même autorité. A partir de ce moment, le premier objectif de Gengis-khan est de donner des bases légales à son pouvoir. En 1206, il convoque une grande assemblée au cours de laquelle il est proclamé souverain suprême de la Mongolie. Et Temüdjin devient Gengis-khan, une décision qui parachève l’union des tribus mongoles. Gengis-khan est auréolé d’une aura quasi surnaturelle qui font apparaître ses décisions comme autant de manifestations de la Providence. L’avenir de cette fédération de tribus va alors exclusivement dépendre de sa volonté et de la fortune de ses armes.
Les membres de l’aristocratie mongole soutiennent sa volonté unificatrice. Une fois réalisée l’union des tribus, s’affirme leur volonté de conquérir les territoires des sédentaires et s’emparer de leurs richesses, une volonté commune aux peuples nomades, et tout au long de l’histoire. Mais à l’avidité et au désir de pillage ancestraux s’ajoute à présent la volonté de fonder un vaste État à la mesure du monde connu, une volonté qui n’est en rien nouvelle, mais l’occasion de lui donner corps ne s’est jamais présentée si favorablement. Les Chinois n’ont jamais prétendu conquérir le monde ; pourtant, l’idée de fonder un Empire centralisé sur le modèle chinois va servir de fil conducteur à la formation de l’Empire mongol. Par ailleurs, l’idée chrétienne d’une oikumene (οἰκουμένη) homogène a probablement contribué à activer cette idée.
Des tribus mongoles professaient depuis plusieurs siècles le christianisme dans sa version nestorienne. La transformation de dogmes chrétiens en théories étatiques semble avoir eu un rôle décisif dans la formation de l’Empire mongol, c’est tout au moins ce que l’on peut déduire des rares documents relatifs à cette période de l’histoire mongole. Les peuples animés par des idées missionnaires (de nature exclusivement religieuse ou semi-politique) détiennent a priori une considérable énergie expansive – et pensons en particulier à l’islam des débuts. Gengis-khan se considérait comme l’instrument d’une volonté supérieure et l’unification des tribus mongoles ne constituait que la première étape du projet porté par cette volonté, un point de vue partagé par l’ensemble du peuple mongol, des plus puissants aux plus humbles, ce qui explique qu’une fois cette unification réalisée, Gengis-khan ne rencontrera aucune contestation au sein de son peuple qui fondera en peu de temps le plus vaste empire de l’histoire.
Cette volonté sans faille portée par tout un peuple avait besoin d’un instrument pour se réaliser, soit une armée efficace. Aussi Gengis-khan va-t-il s’employer dès l’unification des tribus à former une armée nationale. L’armée est organisée selon un système décimal. Le noyau de base est constitué de groupes de dix soldats qui forment des groupes de cent soldats qui forment des groupes de mille soldats qui forment des groupes de dix mille soldats parfois regroupés en corps d’armée (de deux à quatre fois dix escadrons). Chaque unité de dix mille soldats constitue une formation tactique indépendante (tümen) placée sous les ordres d’un général. Le soldat appartient à la vie à la mort au tümen auquel il a été intégré. Gengis-khan choisit ses généraux parmi ses amis de jeunesse, ceux en lesquels il a une confiance totale. La structure de cette armée suit le modèle chinois mais Gengis-khan apporte bien des innovations qui vont en faire un outil d’une redoutable efficacité.
L’espace mongol…
Gengis-khan n’est pas seulement un grand chef de guerre mais aussi un grand législateur ; de ce point de vue on peut le comparer à Napoléon 1er. Il commence par réunir toutes les lois de son peuple puis à les ordonner et les compléter. Ce vaste travail va contribuer à structurer et unir le peuple mongol, et durablement, bien après la mort de Gengis-khan. Le Yāssā (ou Grande Loi) touche à tous les aspects de la vie civile et militaire, personnelle (familiale) et collective de chaque membre du peuple mongol. La femme jouit d’une large autonomie et d’une autorité inimaginable dans le monde musulman. Elle accompagne les expéditions militaires et, à l’occasion, participe aux combats. L’autorité de la femme mongole se manifeste largement hors du cercle familial et peut se vérifier par sa représentation fréquente dans le monde musulman à partir de la période mongole. Les impôts s’appuient sur un système territorial indexé sur la productivité des sols ainsi que sur les transactions commerciales. Un remarquable système postal est organisé dans tout l’Empire mongol, probablement inspiré d’un modèle plus ancien.
Les ordres de Gengis-khan sont strictement suivis tant les Mongols sont convaincus que leur chef et eux-mêmes sont guidés par la Providence, une conviction qui cimente l’unité du peuple et renforce sa puissance, une puissance qui emporte tout. Fort de cette unité sans faille, Gengis-khan peut en quelques années préparer son armée et commencer à se lancer dans des expéditions hors du territoire mongol, des expéditions qui vont confirmer cette unité. Il attaque vers l’est, vers la Chine, le pays le plus proche, le plus attrayant pour ces nomades des steppes. Après deux expéditions, Gengis-khan se trouve en 1215 aux portes de la capitale de l’Empire de Kin qui est vite soumis. La Chine méridionale, soit l’Empire des Song, est épargnée pour un temps. Cette rapide victoire donne confiance aux Mongols, l’Empire de Kin étant alors considéré par ces hommes des steppes comme particulièrement redoutable. La cohabitation entre Chinois et Mongols, principalement dans la capitale de cet Empire, Karakorum, va s’avérer extraordinairement bénéfique pour les Mongols qui assimilent nombre de connaissances issues d’un peuple dans un état de civilisation beaucoup plus avancée. Les Chinois leur rendent d’incomparables services, notamment dans tout ce qui touche à l’administration et au commerce. L’influence chinoise est perceptible jusque dans le Yāssā. Elle est également marquée dans les méthodes militaires et plus encore l’armement, à commencer par la poudre. La conquête de la Chine septentrionale va permettre aux Mongols de préparer d’autres conquêtes.
En 1217, Gengis-khan soumet la province du Khwarizm qui sous Muhammad II a atteint son apogée et est devenue un adversaire non moins dangereux que l’Empire de Kin. Les sources varient sur les événements qui précèdent la chute de cette province. Ce qui est certain : les marchands envoyés par Gengis-khan sont aussi des espions ; Muhammad II les traite comme tels et les fait décapiter. La réponse des Mongols face aux actes de résistance est invariable ; ils passent à l’offensive et massacrent. Après avoir repoussé une expédition du Khwarizm de l’autre côté de l’Oxus, Gengis-khan pénètre dans le Khorasan et bouscule les armées de Muhammad II réputées quasi invincibles qui finissent par s’effondrer. Ce n’est pas seulement la tactique de la cavalerie mongole qui est cause cette défaite (l’armée de Muhammad II compte de nombreux cavaliers turcs non moins aguerris que les cavaliers mongols) mais aussi, et surtout, les machines de siège d’origine chinoise. Le Khwarizm manque par ailleurs de sentiment national tandis qu’il est sans faille chez les Mongols.
L’espace mongol…
A mesure que les armées mongoles avancent vers l’ouest, de plus en plus de Turcs s’y incorporent, de gré ou de force. Ainsi, lorsqu’elles attaquent le Khorasan, ces armées sont majoritairement turques. Gengis-khan s’arrange toujours pour faire passer les Turcs de son côté.
L’effondrement du Khwarizm et la fuite de Muhammad II laissent les grandes métropoles de la Transoxiane (Boukhara, Samarcande et Merv) livrées à elles-mêmes. Elles commencent par refuser la capitulation proposée par les Mongols puis elles sont encerclées et prises d’assaut à l’aide de diverses méthodes (enfumage, béliers, catapultes, armes incendiaires, etc.). La prospérité économique et culturelle de l’Asie centrale va être anéantie et pour longtemps. Les Mongols se dirigent vers le nord de l’Iran. En quelques années, ils atteignent les montagnes de l’Azerbaïdjan où la défense iranienne s’effondre. Puis ils traversent le Caucase oriental et envahissent la Russie méridionale où ils défont au bord de la Volga une armée russe mal préparée. Ils mettent à sac des villes commerçantes de Crimée avant de s’en revenir précipitamment vers l’est, appelés par Gengis-khan. Ainsi, seules quelques régions de l’Asie occidentale et de l’Europe orientale sont touchées par l’invasion mongole sans être pour autant intégrées à leur Empire. Dans l’Iran septentrional, principalement au Khorasan, l’influence mongole va être plus marquée. Dans le Caucase et en Russie, l’expédition mongole de 1223 n’est qu’un épisode qui s’inscrit dans la longue série des incursions des nomades turcs au cours des siècles précédents, autant d’incursions qui n’avaient pu ébranler les États d’Europe orientale.
Gengis-khan nourrit le projet de lancer une autre expédition en Asie orientale lorsqu’il meurt le 18 août 1227 suite à une chute de cheval. Son Empire va lui survivre. Selon son testament, les quatre fils (Djötchi, Djaghataï, Ogödei, Tolui) de sa principale épouse, Börte, doivent se partager son Empire, un Empire qu’il projetait de pousser jusqu’aux rivages de l’Atlantique – selon ses visions géographiques, assez floues. L’Empire fondé par Gengis-khan va poursuivre son expansion.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis