Évora, Badajoz. 10 février 2018.
Évora. Tout en marchant dans cette petite ville de l’Alentejo me viennent des souvenirs de Cordoue : le pavage, les façades passées à la chaux, les ouvertures soulignées à l’ocre jaune. Mais c’est d’abord cette lumière froide et pure qui me replace dans mon dernier séjour à Cordoue, un début janvier. Jamais une ville ne m’était apparue aussi pure. Je ne pouvais concevoir une telle pureté dans une ville, toute ville aussi belle soit-elle constituant une salissure dans les espaces de la nature. Ce blanc de chaux et ce ciel d’émail sans reprise…
Évora, petite ville calme, endormie peut-être. Des détails architecturaux me donnent un même plaisir que des accords de piano. L’Aqueduto da Água de Prata de Francisco de Arruda, inauguré en 1537, est toujours en fonction. Le temple romain (périptère hexastyle), seul vestige du forum, fut incorporé à une tour du château, ce qui lui épargna probablement la destruction totale. Ce petit temple ne peut qu’évoquer la Maison Carrée de Nîmes. Chapiteaux (corinthiens) et bases des colonnes en marbre d’Estremoz (petite ville de l’Alentejo), colonnes (fortement cannelées) et architraves en granite sombre.
J’ai évité la Capela dos Ossos en l’église São Francisco, quelques images mises en ligne m’ont suffi. Ces mises en scène très chrétiennes me lassent et me semblent de mauvais goût. Il est vrai que cette notion de mauvais goût est bien difficile à définir ; elle exige de tortueuses et surtout hasardeuses explications. Et comment puis-je juger une époque sans me prendre les pieds dans le tapis ? Tant de miroirs déformants me séparent d’elle.
Évora, la Capela dos Ossos en l’église São Francisco
Il existe d’autres Capelas dos Ossos au Portugal, dont une à Campo Maior, petite ville de l’Alentejo, et une autre à Faro, petite ville de l’Algarve. La Capela dos Ossos d’Evora a été imaginée par des frères franciscains au XVIe siècle. A l’entrée de cet espace d’environ dix-huit mètres sur onze, aux murs couverts de crânes et d’os jointés par du ciment, sans oublier les huit colonnes elles aussi couvertes de crânes et d’os, on peut lire l’inscription suivante : Nós ossos que aqui estamos, pelos vossos esperamos, autrement dit, traduction légère : Nos os attendent les vôtres. Les crânes au nombre d’environ cinq mille proviennent de plus d’une quarantaine de cimetières monastiques d’Évora. Mais les Chrétiens ont fait mieux, beaucoup mieux, avec la Catacombe dei Cappuccini, à Palermo, soit quelque huit mille momies exposées aux regards. Imagine-t-on un tel cirque chez les Juifs ? La représentation peinte de restes humains est plus acceptable, et je pense en particulier aux Vanitas de Juan de Valdés Leal ; mais exposer ainsi de vrais restes humains ! J’allais oublier. Dans la Capela dos Ossos d’Évora, deux cadavres en dessiccation (dont un cadavre d’enfant) suspendus à des chaînes pour plus d’agrément…
Le soir, à Badajoz. Carnaval. Tous sont dans la rue, diversement déguisés. Sourires et rires. Des grands-parents, des parents, des enfants et des petits-enfants. De la musique partout. On devise, on danse. Dans cette foule considérable personne n’est pris de boisson. Je ne pourrais dresser une liste exhaustive des déguisements ; quelques-uns, simplement : Super Mario, Indiens style Inca et style Far West, Mary Poppins (nombreuses), papes, évêques, curés, cowboys, un sosie de Carlos Puigdemont le Catalan, un autre de Donald Trump et de Mariano Rajoy. Je suis heureux de retrouver l’Espagne et cette belle énergie populaire.
Marche le long du Guadiana, un grand fleuve espagnol curieusement bien moins connu que l’Ebro ou le Guadalquivir. Un petit canal longe le Guadiana aux berges bien aménagées, le Canal de Montijo. Badajoz a été fondée en 875 par les Musulmans et deviendra au cours de la période musulmane l’une des villes les plus importantes de la péninsule. Traversé par le Puente de Palmas, construit en 1460 mais remodelé au fil des crues qui l’endommagèrent, dont celle de 1876 qui le détruisit en grande partie. Entré dans la vielle ville par la Puerta de Palmas. Je ne suis jamais venu dans cette capitale de province, et je ne la connaissais que par la tuerie du 14 août 1936, la matanza de Badajoz, dans la Plaza de Toros. Combien de fusillés, deux mille, quatre mille ? Aujourd’hui encore, on ne le sait avec exactitude. Je la connais d’abord par les écrits qu’en fit Mario Neves, le plus grand journaliste portugais de sa génération, et quelques autres journalistes dépêchés sur place. Il est vrai que d’assez nombreux historiens placent la matanza de Badajoz parmi los mitos de la Guerra Civil. A dire vrai, plus j’étudie ce moment de la Guerre Civile d’Espagne, moins je sais quoi en dire. Je sais que nombre d’écrits républicains qui prétendent en rendre compte puent la propagande, comme cet article publié dans La Voz et décrivant une (supposée) fiesta organisée dans les arènes de la ville par Juan Yaguë, fiesta à laquelle étaient invités « de respectables caballeros, de pieuses dames, de belles demoiselles, de vénérables ecclésiastiques, de vertueux religieux et des nonnes aux blanches robes et à l’humble regard ». Au son des clarines, « le troupeau humain des libéraux, républicains, socialistes, communistes et syndicalistes de Badajoz sortit des torils ». Juan Yaguë leva le bras, agita un mouchoir et les mitrailleuses entrèrent en action. On ignore l’auteur de ce récit fallacieux – José Bergamin ? Quoi qu’il en soit, il fallait répandre la peur pour stimuler le camp républicain et la défense de Madrid. Hugh Thomas suggère que cet article publié dans La Voz pourrait être en partie à l’origine des massacres de Paracuellos de Jarama, en novembre-décembre 1936. Mais je cède la parole à Mario Neves :
https://www.youtube.com/swatch?v=qdqcqPmKheM
Badajoz, 11 février.
La Alcazaba aux murailles bien visibles. Les murailles qui entourent la vieille ville font depuis quelque temps l’objet des plus grands soins. En effet, elles contribuent pour l’essentiel au caractère de cette capitale de province qui fut capitale d’une importante taïfa qui s’étendait sur une bonne partie de l’actuel Portugal. Ces fortifications (murallas abaluartadas) furent d’abord destinées à contenir de possibles attaques venues du Portugal voisin, au XVIIe siècle. C’est au cours de la Guerra de Restauração (1640-1668) qu’ont été aménagés le Fuerte de San Cristóbal et l’accès au Puente de Palmas avec son hornabeque (hornwerk). La cathédrale est fermée ; j’espérais pouvoir y détailler le Retablo del Altar Mayor.
Du 9 au 13 février se déroule le célère carnaval de Badajoz. L’énergie espagnole se donne à fond, ce qui change du Portugal où tout le monde est diversement pris par la saudade et, il faut le dire, diversement endormi. C’est un carnaval populaire auquel participent des dizaines de milliers de personnes originaires de Badajoz et sa province, l’une des deux provinces d’Extremadura. Le Gran Desfile de Comparsas (au nombre de 51), de Grupos Menores (au nombre de 19) et d’Artefactos (au nombre de 27), un défilé qui dure six bonnes heures et qui engage au moins huit mille personnes. Les Comparsas portent chacune un nom (Achiweyba, Meraki, La Bullanguera, Atahualpa, Saqqora, etc.) et comptent de quarante à plus de deux cents membres. Certaines ont été fondées dans les années 2000/2010, d’autres, les plus anciennes, dans les années 1980, soit juste après la mort de Franco qui avait interdit ce genre de manifestation.
Les tenues sont éblouissantes, avec des formes et des couleurs dignes des plus beaux oiseaux de la forêt d’Amazonie, des plus beaux poissons de la Grande Barrière de corail. Les Comparsas avancent suivant des chorégraphies énergétiques et primitives soutenues par des percussions placées sur une structure métallique montée sur roues, tirée et poussée par des membres des Comparsas respectives. L’asphalte vibre et j’en viens à craindre que des jardinières ne tombent des balcons. La Asociación Batala Badajoz (fondée en 1996, cent cinquante membres) ferme le Gran Desfile de Comparsas. Les percussions de ce groupe particulier dégagent une énergie véritablement enivrante, avec une sonorité générale beaucoup plus sourde que celle de tous les autres groupes, une sonorité qui suggère un espace bien plus ample mais aussi une force autrement plus inquiétante, formidable, comme la charge d’une armée de cavaliers venue de tous les points de l’horizon.
Elvas, 12 février
Cidade-Quartel Fronteiriça de Elvas e suas Fortificações, un ensemble classé Patrimoine mondial par UNESCO. Appuyant la défense de la ville, les forts de Graça et de Santa Luzia.
Construit entre 1761 et 1767, le fort de Graça a la forme la plus pure de ces trois points fortifiés qui s’appuient mutuellement. Sa symétrie est stricte. Au centre de cette puissante construction étoilée, la maison du gouverneur, anachronique, coquette comme une villa de bord de mer et bien visible, si visible que tout le fort de Graça ne semble avoir été conçu que pour la mettre en valeur. Ce fort représente la synthèse de ce qui se faisait de mieux alors.
Construit entre 1641 et 1648, le fort de Santa Luzia, avec ses asymétries et ses irrégularités, n’a pas cette pureté. Elvas, une situation stratégique, ville-frontière et chemin le plus court pour atteindre la capitale portugaise. L’évolution de ce vaste ensemble s’est faite sur des siècles, à partir d’une forteresse musulmane. Mais c’est avec la Guerra da Restauração (1640-1668) qu’Elvas va commencer à ressembler à ce que nous connaissons, un formidable ensemble, fortifié de manière extensive entre le XVIIe et le XIXe siècle et qui représente le plus grand système défensif de remparts à douves sèches du monde. Tout ce système est bien sûr défini par l’artillerie, un système élaboré à Elvas par le jésuite hollandais João Pascácio Cosmander (1602-1648), Joannes Cieremans de son vrai nom. Il faut étudier le système de fortification mis au point par Samuel Marolois et dont s’est inspiré João Pascácio Cosmander pour édifier une partie de l’enceinte. Ci-joint, un lien succinct sur ce dernier :
http://fortalezas.org/index.php?ct=personagem&id_pessoa=917
Un élément des fortifications d’Elvas
Autre merveille d’Elvas, l’aqueduc d’Amoreira (aqueduto da Amoreira) de l’architecte Francisco de Arruda, inauguré en 1622. Huit cent quarante-trois arcs sur sa longueur et jusqu’à quatre arcs superposés. Longueur, plus de sept kilomètres, avec une hauteur maximale de plus de trente mètres.
Le soir, feuilleté divers documents sur Narcís Monturiol i Estarriol, inventeur du sous-marin avec l’Ictíneo II (un sous-marin en bois d’olivier lancé dans les années 1860, premier sous-marin à propulsion mécanique utilisant un combustible), ainsi que sur Robert Bartini, ce formidable créateur de formes volantes. La beauté des ekranoplans (néologisme dérivé du russe et qui désigne les avions à effet de sol), en particulier du KM ou « Monstre de la Caspienne ».
Olivier Ypsilantis