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Quelques notes sur l’art – 2/3

 

Carlo Mense et ses portraits, un peintre en apparence sage, peu susceptible d’attirer l’attention des nazis ; et pourtant… Ces derniers ne s’y trompèrent pas et firent saisir et détruire plusieurs dizaines de ses œuvres en 1937. Ses portraits montrent des bourgeois en bonne et due forme, avec des arrière-plans tranquilles, comme s’il ne s’était jamais rien passé, comme si la guerre avait eu lieu sur un autre continent, une autre planète même. On est à l’opposé des portraits de George Grosz ou Otto Dix pour ne citer qu’eux, des artistes pouvant être étiquetés au premier coup d’œil comme appartenant à l’Entartete Kunst. Mais cette neutralité des portraits de Carlo Mense n’est qu’apparente. Sous l’épiderme plutôt sage se cachent un vide et une absence, dans les regards et les arrière-plans. Carlo Mense ne cherche pas à créer des images irréconciliables avec l’ordre social, comme celles d’Otto Dix ou George Grosz, pour ne citer qu’eux, une fois encore. Je suppose que les regards nazis s’y sont repris au moins à deux fois avant de classer Carlo Mense dans l’Entartete Kunst.

Emil Nolde s’est installé sur les rivages de la mer du Nord. Ce fils de paysans du Schleswig-Holstein (de son vrai nom, Hans Emil Hansen) a pris le nom de son village natal, Nolde. Il va se laisser séduire par les valeurs du Blut und Boden, valeurs qui flattent ses origines. L’affaire s’engage pourtant assez mal. Lorsqu’il célèbre les primitivismes qu’il a rencontrés dans de lointains voyages, jusqu’en Océanie, les nazis lui font savoir que sa compagnie leur est désagréable et le congédient sans ménagement. Les nazis retirent plus d’un millier de ses œuvres des musées pour les vendre à l’étranger ou les détruire. En juillet 1938, dans une lettre à Joseph Goebbels, Emil Nolde insiste sur son appartenance au parti nazi en y plaçant ce qui est alors un passe-droit, l’allusion antisémite, avec « les menées malpropres du commerce des arts par les Liebermann et les Cassirer… » Il doit s’agir du peintre Max Libermann et du marchand d’art Paul Cassirer, tous deux juifs. Il ne parvient pourtant pas à les amadouer et ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive. Il est vrai que ce refus de tout compromis (les sociétés civiles se sont toutes fondées sur des compromis) est une première. Même Mussolini ne s’était pas laissé aller à une telle intransigeance.

 

Emil Nolde (1867-1956)

 

Dès 1933, année de son arrivée au pouvoir, Hitler épure en moins de cent jours toute la vie artistique et intellectuelle. Pourtant, la radicalité de cette épuration ne va pas opérer d’un coup. Ainsi les nazis proposent-ils des postes d’enseignement supérieur à deux représentants de la Neue Sachlichkeit (Georg Schrimpf et Alexander Kanoldt) qui acceptent. Mais Georg Schrimpf est chassé de son poste début 1938 et décède en avril de la même année ; il figurera à l’exposition Entartete Kunst. Idem avec Alexander Kanoldt qui décède en 1939. Franz Radziwill est approché par les nazis ; lui finira à l’exposition Entartete Kunst. En fait, ainsi que le note Pierre Daix dans sa vaste et pertinente étude « L’ordre et l’aventure » sous-titrée « Peinture, modernité et répression totalitaire », deux processus d’épuration s’entrecroisent au début de la période nazie, soit entre 1933 et 1937, période au cours de laquelle le régime définit ses critères artistiques. Le premier de ces processus est aussi simple que brutal, il est exclusivement policier, il s’abat sur les artistes aux fréquentations politiques et sociales jugées douteuses, sans oublier les Juifs, objet de toutes les « attentions » du régime. L’autre processus, plus lent, avec des hésitations, s’étend sur ladite période au cours de laquelle le régime affine ses critères. Concernant cette période, quelques faits. Emil Nolde se croit protégé par ses origines ; et Joseph Goebbels a accroché plusieurs de ses tableaux dans son bureau. Un assez grand nombre d’intellectuels sont diversement attirés par le nazisme, par son caractère national, socialiste et moderne, opposé à cette république de Weimar jugée chancelante et souffreteuse. Par sa radicalité, le nazisme échauffe bien des esprits, et d’abord parce qu’il est jugé (et à juste titre) non comme une force conservatrice mais révolutionnaire. Les Expressionnistes avaient dénoncé les tares du vieil Empire allemand (1871-1918) et ce n’est pas un hasard si Joseph Goebbels considérait les artistes expressionnistes comme d’authentiques représentants du génie allemand, à promouvoir donc. Mais il se heurtera à Adolf Hitler et Alfred Rosenberg, beaucoup plus conservateurs dans leurs goûts.

Le grand Ernst Ludwig Kirchner pense s’en sortir après 1936 par une déclaration d’allégeance. Il n’en sera pas moins chassé de l’académie de Prusse. Et ils sont plus d’un parmi les grands à espérer pouvoir composer avec les nazis. Pierre Daix nous adresse à ce sujet une mise en garde : gardons-nous d’accabler Ernst Ludwig Kirchner, Hans Barlach, Christian Rohlfs ou Emil Nolde « au nom de notre déniaisement de la fin du XIX siècle face aux méthodes totalitaires » ;  et je me permets d’ajouter : gardons-nous d’accabler du fond de notre relative tranquillité ceux qui étaient dans l’absolue intranquillité, une intranquillité qui touchait aux fondements même de la société qui était la leur ; faisons œuvre de modestie, ce que la presse française (pour ne citer qu’elle), très bavarde, très donneuse de leçons, est bien incapable de faire. Un récent article du Monde titrait : « Arts : Emil Nolde, peintre majeur et abject sympathisant nazi ». Le Monde aurait pu éliminer « abject » du titre de son article, « sympathisant nazi » suffisait. Et puis, un peu de modestie, Le Monde a fait preuve de sympathie pour les Khmers rouges ; autrement dit, il ne faut jamais oublier ses immenses erreurs lorsqu’on rapporte les immenses erreurs de l’autre.

 

Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938)

 

En 1936, sous le nazisme donc, on en était à cette idée nouvelle : « la refonte de la nation ». Il est vrai que personne n’imaginait comment on « refondrait » l’Autriche après l’Anschluss, la Tchécoslovaquie, l’Europe de proche en proche, avant que Staline qui avait commencé la « refonte » de l’Empire russe ne prenne le relais. Mais en 1936 qui osait croire à la façon dont Staline traitait ses intellectuels et artistes ? « Les artistes allemands se trouvent aux premières lignes d’un front qu’ils ne voient pas », une considération de Pierre Daix qui doit d’être méditée.

Et les Juifs ? On doit reconnaître aux nazis une certaine « honnêteté » : ils n’ont jamais masqué leurs visées meurtrières à leur égard, jamais ! Mais dans les années 1930, on en était à l’asphyxie juridique, l’asphyxie dans les chambres à gaz restait inimaginable. Et je pourrais en revenir à Gottfried Benn, immense poète auquel j’ai consacré une série d’articles sur ce blog même. Gottfried Benn s’est rallié à ce régime après avoir condamné la civilisation bourgeoise et occidentale. Il n’était alors pas le seul à manquer de lucidité sur la nature profonde du nazisme ; et, ce disant, je me garde de lui asséner un coup ; il est si facile de juger du fond de son confort. Lui aussi, comme Emil Nolde, s’est efforcé auprès du régime. Pourtant, dès mai 1936, le Schwarzes Korps, organe officiel de la SS, le couvrait d’injures véritablement ordurières, un style qui devenait la marque d’un État. La réponse du général dont dépendait Gottfried Benn, médecin militaire, est éloquente : « Ce Schwarzes Korps est une telle immondice qu’il ne saurait offenser un officier ; s’il le louait, ce serait différent… » Et ce n’était qu’un début ; les injures ordurières allaient être déversées par tombereaux ; et elles augmentèrent lorsqu’on apporta la preuve qu’Else Lasker-Schüler lui avait dédié des poèmes, nécessairement « obscènes » puisqu’écrits par une Juive…

Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, a consacré une étude au cas Gottfried Benn, étude dans laquelle il s’efforce de distinguer le poète de l’homme public et ses déclarations conciliantes envers le régime nazi. Alfred Kurella, l’un des chiens de garde de l’orthodoxie communiste d’alors rejeta cette distinction établie par Klaus Mann. Pour lui, Gottfried Benn était un représentant de « l’esprit de l’expressionnisme qui a mené au fascisme ». Mais dans l’Allemagne du IIIe Reich, l’inclinaison pour le nazisme n’absolvait pas de l’expressionnisme, soit la modernité allemande. Or, cette modernité était pareillement dénoncée par deux totalitarismes antagonistes, l’hitlérisme et le stalinisme. Tandis que le fascisme de Mussolini avait diversement réussi à accepter voire à s’allier la modernité italienne. A ce sujet, il faut étudier la vie de Margherita Sarfatti qui fut un temps l’égérie de Mussolini. La dénonciation de l’expressionnisme par ces deux totalitarismes déroutait alors, y compris les plus lucides. Ce que nous percevons grâce à notre confortable recul n’était alors pas si clair.

 

Ernst Bloch (1885-1977)

 

Parmi les (très) rares intellectuels ayant non seulement reproché aux « esthéticiens marxistes de Moscou » de s’en prendre à un mouvement persécuté dans l’Allemagne nazie, mais aussi de percevoir cette connivence entre marxistes et nazis dénonçant l’expressionnisme « au nom du classicisme » : Ernst Bloch, une connivence nullement accidentelle, loin s’en faut… On ne surprend aucune odeur de naphtaline ou de chambre mal aérée chez ce philosophe marxiste, ce qui est rare chez ce genre de philosophe. Je n’ai lu qu’un livre de lui, mais je l’ai lu stylographe en main, « La philosophie de la Renaissance » (Vorlesungen zur Philosophie der Renaissance) dont je conseille la lecture. Ernst Bloch est un franc-tireur du marxisme, il prend ses distances envers le gros de la troupe, ce qui suffit déjà à le rendre intéressant. Ernst Bloch, ce contempteur du totalitarisme communiste, finira par quitter la R.D.A. pour la R.F.A. après avoir été traité de tous les noms dont celui de « corrupteur de la jeunesse », des noms certes moins orduriers que ceux maniés par le Schwarzes Korps, mais non moins efficaces…

Face à face, en 1937, Entartete Kunst (entrée gratuite) et Grosse Deutsche Kunstausstellung. Mais, remarque Pierre Daix, mis à part quelques fanatiques comme Wolfgang Willfrich, membre de la SS, les autres n’eurent pas à se forcer pour plaire au régime : « Ils exposaient de l’honnête peinture de genre comme on en débitait par décamètres carrés pour la décoration des édifices publics dans toute l’Europe du XIXe siècle ». Allez faire un tour du côté des artistes promus par le régime et vous constaterez combien la part de propagande pure et dure y est limitée, d’où la question de Pierre Daix : « Fut-ce prudence des peintres qui n’avaient pas besoin de s’engager au-delà des bons sentiments de patronage pour être déjà dans la ligne ? » Le nazisme (voir le manifeste officiel qui dénonce l’Entartete Kunst) « se légitime non par les valeurs qu’il exalte, mais par sa capacité à faire échouer les plans d’anarchie culturelle et la dépravation de l’art », une dépravation attribuée au bolchevique et au Juif, au judéo-bolchevisme. Il s’agit pour les nazis de se dresser en preux chevaliers et de dénoncer les manigances de la Zersetzung (soit la démoralisation) visant le peuple allemand. Zersetzung est l’un des mots les plus repris par la propagande nazie.

Olivier Ypsilantis

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